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Caroline Frey photographiée tout en haut de la colline de l'Hermitage
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Vous faites votre première vinification chez Denis Dubourdieu en 2002. Deux ans
plus tard, vous prenez les commandes d’un grand cru classé en haut-médoc, le
château La Lagune. Quel est votre état d’esprit à ce moment-là ?
Avec
le recul, je me dis que j’étais complètement inconsciente. J’étais jeune, je n’ai
pas réalisé les enjeux, c’est sûrement pour ça que tout s’est très bien passé. L’enthousiasme
avait pris le pas sur le reste. J’ai géré les vinifications de A à Z, ce ne
sont que d’excellents souvenirs. Denis Dubourdieu, qui savait ce qui
m’attendait, m’avait bien préparé à cette prise de fonctions. Il consultait
pour La Lagune à ce moment-là.
En
2006, votre père acquiert Paul Jaboulet Aîné. Avec seulement deux ans
d’expérience et en plus du château La Lagune, vous dirigez ce grand négociant du Rhône avec un
patrimoine de vignes important.
En
arrivant au pied de la colline de l’Hermitage, j’ai ressenti une certaine
intimidation, j’étais mieux consciente de l’enjeu qu’en 2004. Un univers de
vignes et de cépages dont j’ignorais tout. Comme toujours, j’étais motivée par
l’envie de bien faire, de me rapprocher des vignerons locaux, l’écoute et le respect.
Les changements n’ont jamais été rapides ou brutaux, je préfère laisser le temps.
Je n’étais pas seule, j’ai toujours gardé le lien avec Denis et il m’a rejoint dès
le début.
Pourtant
Denis Dubourdieu n’a pas été très bien accueilli sur les collines de
l’Hermitage.
Oui.
À l’époque, on nous reprochait de faire des syrahs trop bordelaises. Je me
rappelle même ce que Michel Bettane, sur une de ses vidéos de dégustation,
avait dit de notre hermitage : « C’est merveilleux, il y a presque
cette classe bordelaise ». Sans doute, mais un très grand vin n’a pas
vraiment de frontière. Denis le savait et m’a appris ce qu’est un très grand
vin. À partir du moment où j’ai eu cet objectif, je savais où j’allais et
c’était bien plus facile de chercher cette excellence.
En
2013, je me souviens que vous aviez reçu Jancis Robinson et qu’elle avait commis
dans le Financial Times un article désagréable sur la-chapelle. Vous m’aviez
accordé une interview pour lui répondre. Vous ne compreniez pas la manière dont
elle envisageait la-chapelle, vous aviez le sentiment qu’un changement de style
s’était doucement opéré d’un millésime à l’autre. Et pas elle.
C’est
vrai. Je suis habituée à ce genre de situation, maintenant. Ça arrive, rien de
grave. Cela fait un certain nombre d’années que je suis là, je m’approprie ce
terroir, je déguste régulièrement les vieux millésimes, je m’imprègne de ce
vin, de ce terroir, de cet univers et, tous les ans, je cherche le petit détail
pour faire toujours mieux. Discuter du rendu pour des questions de goût, je
peux le comprendre. Mais on ne peut pas me reprocher de ne pas tout faire pour la-chapelle.
J’ai un gros degré d’exigence et je pense être une des personnes qui connaît le
mieux ce vin et ce terroir. J’y consacre ma vie. Ce vin est le projet de ma
vie.
À
propos d’exigence, je me souviens que vous n’aviez pas millésimé 2008. Il
n’était pas à la hauteur d’excellence que vous voulez pour cette cuvée.
Oui.
Aujourd’hui, nous sommes très respectueux de ce terroir. Moi, je n’ai pas eu
besoin de faire une demande d’irrigation malgré l’intensité de la sécheresse en
2022. Nous travaillons en biodynamie depuis un moment, pas sur les raisins de
négoce, c’est impossible, mais sur l’ensemble de notre vignoble. Nous sommes sans
cesse en train d’apprendre. Cette philosophie de la biodynamie me plaît, elle
s’attache aux sols et aux plantes, c’est-à-dire sur le travail en amont avant
de devoir intervenir mécaniquement. Cette approche fonctionne ; vous
auriez dû voir Le Méal (une parcelle de l’Hermitage, NDLR) cette
année : la vigne y est belle et verdoyante alors que c’est une parcelle
plantée sur un coteau de cailloux plein sud et qu’elle a subi cette année une
chaleur infernale sans une goutte d’eau. Les raisins sont beaux et pas flétris
– une preuve que l’on commence à comprendre comment faire fonctionner le
terroir à son optimum.
Quelques
années plus tard, en 2015, vous arrivez en Bourgogne.
Et
comme à chaque fois que j’ai changé de région, je suis arrivée avec une
étiquette. Aucune importance, je sais où
je veux aller et je cherche une fois de plus à faire ce qu’il y a de mieux. Il
y avait beaucoup de travail, la vigne n’avait pas été très travaillée et il
fallait remettre une partie du vignoble en ordre. Sur les sept hectares dont
nous disposons, nous avons dû replanter l’équivalent d’un hectare. C’est
considérable et cela prend du temps ; il ne faut pas être pressé.
Parlez-moi
de votre jardin secret dans le Valais. D’où vous est venue cette idée
folle ?
J’y
ai fait mon premier millésime en 2016. J’avais besoin de retrouver cette
proximité avec la vigne. Les choses, mon travail, ont beaucoup évolué depuis
mes débuts à La Lagune. Je ne peux plus ouvrir et fermer la cave tous les jours
comme je le faisais à Bordeaux. Il y a aussi Jaboulet et Corton. Je ne peux
plus assurer toute la partie représentation et commerciale qui est gérée par
une équipe qui s’en occupe très bien. Je travaille quotidiennement avec mes
équipes techniques, mais le vignoble a pris une dimension qui a complètement
bousculé mon rapport à la vigne et au vin, et j’avais besoin de me dire que
j’allais retailler, et faire tous ces travaux inhérents à la vigne. Et puis il
y a la petite arvine. Denis aimait beaucoup ce cépage, on en buvait ensemble et
il en parlait comme un des plus grands cépages au monde. Dans un des derniers
échanges que nous avons eus, il m’a félicité pour ce courage que j’avais de
tout reprendre à zéro. Ce même courage m’a permis de me rapprocher énormément
de mes équipes. Seule sur ma montagne, je peux faire des tests et trouver ce
qu’il y a de mieux pour mes raisins. Ainsi, le fait d’essayer de nouvelles
techniques me permet d’avoir des réponses aux questions et des solutions pour
la mise en œuvre. Je suis venue au vin parce que j’aime être dehors, travailler
la terre, me promener en forêt, courir en montagne. Ces choses me constituent,
cette vigne me permet de m’y retrouver.
Cela
fait 18 ans que vous produisez les vins de grands vignobles, vous êtes encore
très jeune. Ça va durer longtemps ? Vous allez faire du vin toute votre
vie ?
J’ai
bien l’impression, oui. Je ne peux pas imaginer de mon vivant qu’il y ait un
millésime à La Lagune, à Corton ou à La Chapelle qui me soit étranger.
Un
projet de plus à venir ?
C’est
possible. Un projet affectif. La magie des réseaux sociaux permet aussi de
belles rencontres et c’est ainsi que j’ai discuté avec un historien du vin du
Val d’Aoste. J’ai encore de la famille là-bas, et je sais que mon arrière-arrière-grand-père
y avait un restaurant ainsi qu’une vigne. En tant qu’historien, il a accès aux
archives. Il me propose d’effectuer des recherches. C’était la famille Joris
qui était en fait assez connue et avait eu un tas de médailles, ce qui faisait
d’eux une famille de vignerons assez réputée à l’époque. Nous sommes en train
de creuser un peu plus cette histoire et nous cherchons à retrouver
l’emplacement des vignes. Je vais bientôt aller dans le Val d’Aoste et, bien
sûr, si nous trouvons la vigne de l’arrière-arrière-grand-père, je ne résisterai
pas. En plus, c’est un très beau terroir pour le nebbiolo. Encore un cépage à
découvrir.
Cet entretien a été publié dans le supplément vin du JDD, fin 2022, sous une forme différente. La photo est signée Mathieu Garçon.