Sauvage ou civilisé.
C’est à peu près le choix offert par le mondovino ces temps-ci. Devinez où va la préférence du bobo. Spontanément, il vote
« sauvage », l’imbécile, sans rien savoir des miracles que cette notion encourage, s’agissant de vin. Quand l’idée d’un vin civilisé, cette chance, le révulse absolument, lui fait penser à son ascendance honnie, des bourgeois, pfuit.
Pour comprendre ce qui coince dans cette intransigeance de chaisière, mettons des photos.
Photo 1
Haut-brion est un vin civilisé.
Et pas seulement parce que c’est un premier cru de Bordeaux, pas seulement parce que ce vin est un tel monument que tous les dégustateurs à l’aveugle le reconnaissent instantanément. À cause du raffinement, à cause de l’élégance, à cause de la pérennité prodigieuse, des siècles, des émotions aussi fortes qu'elles sont culturelles. Un vin dont on peut se vanter d’en avoir bu.
Photo 2
Un hermitage de Chave est un vin sauvage.
Bien sûr, on n’est pas dans la marmite bouillonnante qu’affectionne tant ledit bobo. Pourtant, c’est ça. Une expression de terroir ébouriffée, des épices puissants, un milieu de bouche ample et enthousiasmant, une longueur interminable, un sourcil circonflexe, un paysan courbé sur ses coteaux abrupts, une histoire pas courante, une larme à écraser.
Baissons d’un cran le niveau de saccage de vos finances, ce blog n’est pas l’hôtel des impôts. Pour moins de 30 euros, un château-fieuzal est un vin civilisé et un clos-des-fées est un sauvage.
L’un, au fur et à mesure du temps, se discipline, se coule dans un modèle admirable, rejoint la troupe de ses aïeux couverts de gloire, d’honneurs et prépare des joies infinies à quiconque aura eu la sagesse d’en préserver une paire de caisses.
L’autre, qui n’a pas de parents, sorte de génération spontanée régie par son inventeur, évolue dans le verre à toute vitesse au point qu’on croirait regarder un film moderne, arrive nu sur la scène devant tout le monde et, comme le fieuzal ci-dessus et pour des raisons différentes, emporte l’adhésion des amateurs subjugués, mais moins facilement qu’un grand bordeaux historique. Ce que les talibans du vin appellent une déformation du goût, ah, ah, ah. Rions (la vraie raison tient au nombre de cols en circulation).
De quoi a-t-on envie ?
Des deux, évidemment. De l’un et de l’autre. Pas le même jour et sans doute pas avec les mêmes convives. On peut penser qu’on servira un grand bordeaux à un public sensible au prestige du vin et à sa « facilité » (très relative) quand le clos-des-fées sera servi d’abord aux curieux, aux amateurs (ceux qui ont tout bu, tout lu) et à ceux qui sont flattés par l’idée qu’on se fait de l’éclectisme de leurs goûts. Il faut tout et le contraire de tout. Le bordeaux-bashing dénonce un mental de plouc et ne pas connaître les vins du Roussillon est une faute, pas juste un manquement.
Faut-il prendre parti ?
Bien sûr que non. Tous les vins, sous réserve qu’ils soient loyaux et marchands, bons et bien faits, valent qu’on s’y intéresse. J’ai découvert des tas de choses au fil du temps et je ne brûle jamais ce que j’ai adoré, même si je m’en suis écarté quelque temps. C’est parce qu’on a bu des rosés pâles qu’on aime les rosés denses en couleur. C’est parce qu’on a aimé les bordeaux qu’on y revient sans cesse, ravi de découvrir de nouvelles interprétations ou de confirmer des sensations anciennes, capable enfin de comprendre quelque chose aux milliards de vins aimables qui passent sous nos yeux écarquillés en une danse hypnotique mille fois recommencée. C’est parce qu’on est tombé un jour sur un vin du Clos des fées qu’on se dit que le monde est vaste et qu’on s’en réjouit. Chacun s’adosse à sa culture avec une fière et farouche détermination, mais bon. Les bordeaux et les roussillons sont les deux nouvelles frontières du vin.
Ne sortez pas vos passeports, c'est moins loin que San Francisco.