Maggie Henriquez a quitté la maison Krug il y a quelques jours. Nous l’avions interviewée en novembre 2019. Sa dernière interview ?
Maggie Henriquez, présidente de la maison Krug (photo D.R.) |
Vous avez repris la maison dans une période très difficile. En 2008, La crise des subprimes éclate pendant l’été aux États-Unis et arrive en France en septembre. On a raconté que la Champagne avait eu beaucoup de difficultés dès le premier trimestre 2009. Comment avez-vous eu le courage, ou l’inconscience, de reprendre une maison dans cet état ?
Je suis arrivée en 2009 sans connaître la situation de la maison, avec une expérience très marquée par les “turn around”. J’ai travaillé dans beaucoup de situations de crise, celle de 89 au Venezuela, celle du Mexique, celle de 2001 en Argentine. Je suis habituée à ces circonstances et à travailler dans des organisations très larges. J’arrive chez Krug qui est une petite maison avec cette perception de moi-même comme très experte dans la crise. 2009 était déjà une année très difficile pour la maison. Je me suis dit : « C’est petit, c’est facile ». C’est la formule des échecs. Ma première année fut l’année la plus difficile de ma carrière. À la fin de l’année 2009, on avait perdu déjà un volume important additionné à celui qu’on avait perdu en 2008. J’ai terminé l’année avec la sensation d’avoir échoué et de ne pas avoir pris les bonnes décisions.
Fin 2009, catastrophe totale. Quels étaient les chiffres de cet échec ?
En 2008, la maison avait perdu 45 % et s’attendait à ce qu’on puisse rapidement arrêter la chute en 2009. On avait accumulé 67 % de pertes en volume et 98 % de pertes en résultat. Ma situation était vraiment catastrophique. Je pense que le groupe s’est rendu compte que j’étais un peu loin de ce concept de luxe, etc. La direction m’a invitée à expliquer cette situation désastreuse. Je me souviens de ce qu’on m’a dit : « Maggie, oublie tout ce que tu as fait dans le passé, oublie l’idée que tu puisses arriver en six mois à avoir une stratégie et une vision. Tu es en face de quelque chose où le temps est nécessaire. Tu auras besoin de trois ou quatre ans pour y arriver. Le luxe c’est le temps. » Après cet entretien, de retour chez moi, je commence à lire un livre que j’avais acheté, mais que je n’avais jamais ouvert, Luxe oblige de Kapferer et Bastien. J’y découvre que le luxe, c’est quelqu’un qui est vivant à travers les organisations, que c’est une vision, celle d’un fondateur et qu’il faut connaître ses consommateurs, les comprendre au mieux. Et là, je me rends compte de deux choses. On ne connaît rien du fondateur de Krug et la maison ne cherche pas du tout à comprendre ses consommateurs. Tout ce que la maison peut offrir au marché, c’est la création et l’invention de son fondateur. C’est ce fondateur qui a voulu offrir quelque chose qui n’existait pas. J’adore dire que le luxe, c’est une lumière qui allume les chemins pour les autres. C’est toujours quelqu’un qui propose quelque chose qui n’existe pas sur le marché. J’ai donc cherché dans l’histoire de la maison pourquoi on faisait ce qu’on faisait. Voilà le début d’une belle histoire qui m’a pris beaucoup de temps et dont je suis aujourd’hui très fière. Dix ans plus tard, on en voit le résultat. Et l’évidence de ce résultat, c’est la possibilité qu’on a eu de restaurer le patrimoine de la maison. C’était beaucoup de travail, beaucoup de compréhension et de connaissance. Au final, j’ai l’évidence que le luxe, c’est le temps.
Chaque année où presque Krug lance une nouvelle idée. La maison invente des concepts d’une modernité extrême, comme Krug ID et sa musique. Vous avez imaginé tout ça. Pour aller où ?
En réalité, on ne peut pas dire que chaque année on a créé une nouvelle idée. Je suis convaincue que l’important était de retrouver notre raison d’être. On ne la connaissait pas. Elle commence par la vision d’un homme qui a dit : « Pourquoi faut-il attendre une bonne année pour produire un grand champagne ? Je veux créer le plus beau champagne que l’on peut offrir chaque année. » Cette idée a conduit à la réalisation géniale de Krug Grande Cuvée, autrefois Private Cuvée. Certes, on ne peut pas faire un grand champagne toutes les années parce que la météo change et que le climat évolue. Mais si on considère que chaque petite parcelle est respectée comme un terroir à part et qu’elles donneront un vin différent selon les années et les climats, alors le vin sera différent. Si chaque parcelle est respectée comme telle, de manière individuelle, je vais avoir un vin individuellement sélectionné, créé et gardé. Pour chaque parcelle, je vais avoir une palette de couleurs. La maison utilise les trois cépages champenois – le pinot noir, le chardonnay, le pinot meunier – et elle a accès à tous les terroirs de la Champagne. L’idée du fondateur était de faire une bibliothèque avec toutes ces couleurs. Dans cette bibliothèque, je vais recevoir toutes les années les vins issus de toutes les différentes parcelles. Ils vont me donner une palette spéciale pour l’année avec laquelle on cherche à créer cet hommage à la Champagne, ce champagne de plusieurs cépages qui est à la fois une vision personnelle et l’expression la plus généreuse. Ce projet, c’est le rêve du fondateur et la raison d’être de cette maison. C’est ce qu’il a appelé la Cuvée numéro 1. Selon lui, une bonne maison ne devrait former qu’une ou deux cuvées de la même composition et de la même qualité. Il a tout écrit dans un petit carnet, dès qu’il engage ce projet à l’âge de 41 ans. À 42 ans, il décide de quitter la maison où il travaillait. À 43 ans, il complète la négociation avec Hippolyte de Vivès afin de prendre cette maison. De Vivès était un homme connu pour avoir accès à de très bons vignerons et à de très bons terroirs. Il découvre Joseph et son idée de faire quelque chose qui n’existe pas et, complètement séduit, il l’invite à devenir le propriétaire majoritaire de la maison. Voilà comment Joseph a fondé la maison Krug, qui prend son nom à partir de 1843. Comme il sait qu’il fait quelque chose qui n’existe pas ailleurs en Champagne, il décide donc de tout écrire dans ce petit carnet, redécouvert en avril 2010. J’ai lu ce carnet avec beaucoup d’émotions.
Que raconte-t-il ?
Il y explique l’importance de ne pas faire de compromis. Même si, en apparence, on peut faire des bonnes cuvées issues de parcelles moyennes et même médiocres, ce sont des exceptions sur lesquelles on ne peut jamais compter. On risque d’abîmer sa réputation. Il voulait faire un champagne d’une qualité supérieure. Il était obsédé par la qualité et avait compris qu’un bon champagne commence avec la création de bons vins issus de bons terroirs et des bonnes parcelles, sans compromis dans la sélection. C’est extraordinaire parce que j’ai découvert l’histoire de ce carnet en avril 2010. Un peu plus tôt, en février, suite à la situation difficile de 2009, j’avais dit à Éric Lebel, notre chef de cave : « Invite-moi à tout ce que tu fais, peut-être que je vais découvrir quelque chose qui va me clarifier la situation. » Il m’avait répondu que je devais évidemment venir aux dégustations avec les vignerons. J’assiste donc à une dégustation avec une vigneronne de Bouzy. Il y avait trois verres qui correspondaient à trois parcelles. Le premier était un vin au fruit extraordinaire. Le second était un peu plus discret, mais fantastique, avec de la structure et une longueur formidable. Le troisième verre était issu de raisins en surmaturité. Éric dit alors à la vigneronne : « J’ai l’impression que vous avez vendangé ces trois parcelles le même jour. Pourtant, je vous avais prévenu que cette troisième parcelle est trop exposée au soleil. Elle a besoin d’être récoltée quatre ou cinq jours avant les autres. Madame, je suis désolé, mais cette parcelle chère à la maison ne fera pas partie cette année de nos champagnes. Elle ne participera pas à nos créations, parce qu’elle n’est pas au niveau. » Chaque bouteille de Krug correspond à un assemblage de vins qui sont le résultat d’une seule parcelle et des dégustations qui suivent. Si les résultats de cette parcelle n’arrivent pas au niveau, elle n’entre pas dans l’assemblage. Deux mois plus tard, je retrouve ce petit carnet où Joseph explique qu’on ne peut pas assembler des vins qui ne sont pas au niveau. Il le dit en 1848, en insistant sur le plus grand soin à apporter à toutes les étapes de la création du champagne et sur le fait qu’une bonne maison ne devrait former que deux cuvées de la même qualité. D’un côté, Krug Grande Cuvée, son rêve et la raison d’être de la maison. De l’autre, une cuvée de circonstance qui exprime l’histoire d’un millésime.
Avec Krug ID et les cuvées « éditions », vous avez synthétisé cette histoire incroyable léguée par Joseph Krug. C’est quoi ?
Après m’être rendu compte de l’histoire de notre maison, je me suis dit que la vision originale de notre fondateur existait toujours et que les gens souhaitaient la connaître. Chaque grande-cuvée a son histoire. C’est une création hors du commun issue d’une palette de 400 vins, 250 vins de l’année et 150 vins de réserve de 13 ou 14 années différentes. À partir de ça, le chef de cave sélectionne entre 120 et 190 vins pour créer, chaque année, cet hommage à la Champagne. Il y a des choses à raconter à ce sujet, comme il y en a aussi pour la cuvée numéro 2, fruit du millésime. C’est pour cela qu’on a décidé de créer Krug ID. Toutes les bouteilles portent un numéro qui permet – initialement via une application que nous avons développée en 2014, mais désormais par d’autres moyens comme Twitter ou Google – d’avoir accès à l’histoire de la cuvée et à une multitude d’informations comme des accords mets-vins, des recommandations sur le service et, depuis peu, une connexion avec la musique.
Et les numéros d’édition ?
On a commencé avec Krug ID en 2011. Quand le digital n’était pas encore utilisé pour les produits de luxe et qu’il était d’ailleurs assez éloigné de ce monde. Je crois vraiment que la technologie est au service des gens. Le digital doit être là pour nous donner l’opportunité de partager avec les consommateurs l’histoire et les détails qui existent derrière chaque bouteille. D’une édition à l’autre, il y a des différences majeures et il faut pouvoir l’illustrer avec une étiquette frontale, visible. C’était une rupture dans l’histoire de la maison. Mais nous sommes fiers de nos champagnes. Il fallait aller plus loin dans la manière d’identifier chaque bouteille, de la rendre unique. On a commencé à imprimer le numéro d’édition sur l’étiquette frontale à partir de l’année 2016. On cherche à montrer que chaque année est une nouvelle édition du rêve de Joseph.
Parmi toutes les choses qui portent la marque vers le public, il y a cette expérience menée avec l’Ircam (institut de recherche et coordination acoustique-musique) sur la manière de représenter musicalement les qualités organoleptiques des champagnes Krug. D’où vient cette idée ?
Au début, c’était une intuition. Il y a quelque chose de sensoriel et de physique dans la dégustation. On a cherché à le montrer en s’appuyant sur la science. Les laboratoires des universités d’Oxford, d’Édimbourg et Yale travaillaient déjà sur ce sujet. On a cherché à montrer qu’il y a une résonance capable de créer cet accord entre la dégustation et le son. C’est un peu le même chose pour les accords mets-vins. Ce sont les connexions entre la gastronomie et le vin qui vont créer une expérience particulière. Les équipes de la maison, le chef de cave et l’une de nos œnologues ont travaillé avec le personnel de l’Ircam pour faire une traduction des sensations dans un langage compréhensible par la musique.On a sélectionné dix parcelles en Champagne pour pouvoir illustrer les chardonnays, les pinots noirs, les meuniers. L’idée est de montrer que le pinot noir du sud de la montagne de Reims n’est pas le même que celui du nord de la montagne de Reims. La traduction de ces sensations a été donnée à un musicien afin qu’il donne une composition de ces dix terroirs différents. C’était extraordinaire de pouvoir montrer à nos consommateurs cette partie-là de la création des champagnes Krug. La musique est universelle, c’est un langage auquel tout le monde a accès. Grâce aux versions musicales de ces dix parcelles, le consommateur peut comprendre le clos du Mesnil, dans la clarté, sa finesse, sa hauteur. Il peut comprendre la différence avec le clos d’Ambonnay, très différent par sa structure. Entre ces dix pièces musicales, les tons changent parce que tout est différent.
Le marché du champagne en France fléchit. À quoi attribuez-vous ce ralentissement ?
Pour moi, il y a deux raisons. D’une part, l’agitation sociale qu’on a vécu à la fin de l’année 2018 a fait chuter la fréquentation dans les hôtels, les bars et les restaurants. On sait très bien que la fin de l’année représente presque 50 % de la consommation de champagne en France. D’autre part, et c’est une tendance mondiale, les gens cherchent à consommer des produits de grande qualité en plus petite quantité.
L’identité de Krug, c’est l’assemblage des cépages, des millésimes, des terroirs et cette alchimie incroyable trouvée par un chef de cave visionnaire semble durer toujours. Pourtant, des choses ont changé en dix ans. C’est quoi Krug aujourd’hui ?
Chez Krug, tout change et rien ne change. On a cherché à comprendre cette maison telle qu’elle a été imaginée par son fondateur. L’essence de la maison Krug est de pouvoir offrir des champagnes de très grands niveaux de qualité. En gardant à l’esprit que la Champagne n’est pas une région connue pour produire des « vins de terroirs ». Or, nous pensons le contraire, nous pensons que nos 275 parcelles donneront 275 vins différents et que deux vignerons, même voisins, produiront deux vins différents. Nous cherchons à comprendre l’individualité de chaque terroir. C’est ce que nous faisons de manière très claire au clos du Mesnil et au clos d’Ambonnay. Tout commence par cette palette de 400 vins à la disposition du chef de cave. Avec pour mission de recréer chaque année le rêve de notre fondateur, Krug Grande Cuvée, et de raconter l’histoire d’une année particulière, avec notre millésimé. Il y a aussi Krug Rosé, création inspirée de la vision de Joseph, né dans les années 1970 afin de pouvoir donner au marché un rosé très élégant, qui n’existait pas à cette période. Pour la maison, la qualité ne peut pas s’obtenir sans comprendre chaque terroir.
Vous présidez aux destinées d’une marque parmi les plus emblématiques de la Champagne. Mais vous avez ajouté assez récemment à vos activités la responsabilité de Estates & Wines, société du groupe Moët Hennessy qui rassemble les vignobles étrangers de la marque. Pourquoi avoir accepté cette mission ?
C’était une invitation de Philippe Schaus, notre président, dans le cadre d’un remplacement. Il voulait quelqu’un en qui il pouvait avoir confiance et qui comprenait le vin. Son idée était que je parte de chez Krug pour aller chez Estates & Wines. Mais Krug m’appartient dans mon émotion, c’est un travail de plusieurs années et je ne peux pas concevoir de quitter la maison à 63 ans. C’est impossible. Je lui ai donc dit que j’allais réfléchir et trouver une solution. Tout en continuant avec Krug, je lui ai proposé de l’aider à recruter quelqu’un qui pourrait gérer la division. Depuis janvier 2019, Boris Janicek est complètement en charge de la société. On cherche à construire un portefeuille plus complet, plus cohérent. Je suis ravie d’avoir contribué à cette direction.
Vous envisagez, sous votre gouvernance, l’acquisition de nouveaux domaines à travers le monde ?
Bien sûr. Nous avons un portefeuille intéressant parce que nous avons acquis des domaines pionniers dans le monde. L’idée est d’aller dans ce sens, avec des propriétés qui répondent à cette vision d’origine. Par exemple, Ao Yun correspondait à celle d’aller en Chine à la recherche d’espaces magiques dans lesquels on pourrait faire un grand vin. Ça, c’est pionnier. Ça répond absolument à la philosophie qu’on doit avoir dans tous les domaines chez Estates & Wines.
Cet article a été publié sous une forme différente
dans EnMagnum n°18