Au début de l’année 2020, Vitalie Taittinger a reçu des mains de son père, l’emblématique Pierre-Emmanuel, la gouvernance de la maison éponyme. Aujourd’hui, c’est elle la présidente. Au bout de presqu’une année – terrible , il était temps de faire un premier point. Et c’est bien
C'était le jeudi 2 janvier 2020 au matin. Vous arriviez au siège de la maison Taittinger. Vous changiez de bureau. Et de vie. Présidente, ça fait comment ?
Rien de radical. J’étais déjà lancée dans l’aventure depuis quelques années. C’est un changement de posture dans l’entreprise. Je quitte une fonction opérationnelle, celle du marketing et de la communication. Ce nouveau poste m’oblige à plus de retrait, plus de réflexion. Savoir observer. Il y a une responsabilité que je n’avais pas. Elle a été d’autant plus forte avec la crise liée au Covid-19. Mon premier geste fort dans l’entreprise, c’est d’avoir fermé la cuverie. Bien sûr, c’était une mesure forte, normale et évidente toutefois en raison des circonstances. Nous avons travaillé deux jours pour arrêter et sécuriser le site et nous avons anticipé cette fermeture parce que nous ne voulions mettre personne en danger.
Vous voilà loin de votre carrière initiale ? Comment vous en sortez-vous ?
D’abord, je ne suis pas seule. Je suis entourée de gens talentueux que je connais bien et en qui j’ai confiance. Ça fait treize ans que je travaille avec eux, que je les connais. Je ne les découvre pas. Le comité exécutif s’occupe de veiller aux grands équilibres de l’entreprise. Il étudie la totalité des sujets. En ce qui concerne mes propres compétences, c’est certain que les études que j’ai suivies ne me destinaient en rien à ma fonction aujourd’hui chez Taittinger. En treize ans, j’ai compris que rien n’était impossible, qu’on apprenait un peu plus en situation dans les entreprises qu’à l’école.
De l’extérieur, Taittinger est entre les mains d’une bande de jeunes. Un renouvellement total des générations ?
C’est vrai. Pour tout dire, nous pensons déjà à celle qui nous succèdera. Tout va très vite. Nous avons besoin de nous appuyer sur une génération à suivre qui soit très bien construite et formée. Il y a un objectif de croissance interne et externe à atteindre et des enjeux de taille. Presque toute l’équipe est en place depuis l’arrivée de mon père Pierre-Emmanuel, en 2007. Dès le début, mon père avait mis le cap sur ce rajeunissement.
Quelles sont les activités de Pierre-Emmanuel Taittinger dans ce nouvel organigramme ?
Aujourd’hui, il est chargé de mission pour la maison. Il n’a pas de regard sur le business, il s’y intéresse, nous le sollicitons en cas de problème. Il apporte son expérience. C’est aussi un ambassadeur formidable qui incarne au mieux toutes les valeurs de la maison. C’est lui qui l’a reprise, c’était un rêve fou. Parce qu’il est curieux et actif, il regarde aussi ce qui se passe dans le monde des affaires. Il nous donne toutes sortes d’informations. Je l’appelle souvent et on se voit beaucoup. Il a repris une des plus vielles entreprises françaises de vitraux, Simon Marc, installée à Reims, qu’il tente de sauver.
C’est une constante de la maison. Taittinger est un grand mécène
La maison a participé à la reconstruction de la cathédrale de Reims. Nous en étions mécène avec d’autres entreprises rémoises. Nous continuons à être investi dans le soutien du patrimoine rémois et champenois. En ce moment, nous participons aux travaux de rénovation de la façade et de la statuaire de la demeure des Comtes de Champagne. Cette maison fait partie du patrimoine de l’entreprise et accueille beaucoup de manifestations culturelles.
Quand la maison a redémarré en 2007, Pierre-Emmanuel avait insisté sur le caractère familial de l’entreprise et redéfinit des objectifs pour cette nouvelle époque. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Le premier objectif de la famille a toujours été de garder le contrôle de l’entreprise. C’est le cas aujourd’hui. Bien sûr, la maison doit continuer à s’ancrer et à se développer. Aujourd’hui, nous disposons presque de 300 hectares de vignes. C’est énorme. L’achat de nouvelles parcelles n’est donc pas à l’ordre du jour. Notre voulons faire en sorte que cette entreprise acquiert petit à petit son patrimoine. L’axe prioritaire de la maison, c’est le développement de l’outil de production.
Pourquoi ?
La raison principale est simple. Le prix de du foncier en Champagne est extrêmement élevé. Cela prend beaucoup de temps avant de pouvoir en tirer des bénéfices. Aujourd’hui, on a déjà un capital de vignes important et des partenaires avec lesquels nous travaillons bien et depuis longtemps. C’est un équilibre et à ce niveau-là, nous ne voulons pas aller plus loin.
Taittinger est en Californie depuis longtemps. Il y a quelques temps, Pierre-Emmanuel a pris position en Angleterre dans le Kent pour produire un sparkling haut-de-gamme. Pourquoi ?
Pour les mêmes raisons qui nous ont amené à nous installer en Californie dans les années 80. La maison cherche à se solidifier en Champage et à se solidifier en général. Cette croissance externe assoit aussi la marque et le savoir-faire de la maison dans les marchés qui sont pour nous le plus important, aux États-Unis et en Angleterre. C’était pertinent d’acheter un peu plus de trente hectares de vignes dans le Kent.
Pour la toute nouvelle présidente que vous êtes, la liberté d’innover, c’est possible ?
Je me sens libre. La meilleure façon pour moi d’être libre dans cette entreprise, c’est de vivre l’aventure et d’être aux aguets sur la qualité de nos vins. Je veux questionner la gamme jusqu’au bout et jusqu’au jour où la maison aura envie de changer. On change et on évolue depuis des années, ce n’est pas toujours visible. Dans l’invisible, beaucoup de choses changent. Mais je ne crois pas à une bonne communication qui ne relayerait pas l’envie ou le besoin de changer de message ou à une communication sans nouvelle histoire à raconter. La feuille de route que nous nous sommes donnés avec ma bande, comme vous dites, c’est la liberté. C’est vrai, je suis un peu moins conservateur que ne l’a été mon père. Pour lui, c’était important de maintenir chacune des cuvées. Nous voulons les maintenir et nous battre pour que toutes les références de la gamme soient importantes. Dans les prochaines années, il y a aura des changements dans ce sens. J’insiste, ma liberté n’est pas une posture. Ce n‘est pas parce que je suis là que j’ai envie de tout changer. On changera ce qu’il faut changer pour que la maison soit dans son époque et qu’elle continue à raconter une histoire vraie et qui lui soit propre.
Aujourd’hui, l’idée reçue c’est que Taittinger est le grand ambassadeur du classicisme champenois. Nous l’avons vérifié chez Bettane+Desseauve, il y a plus de modernité dans les vins que l’idée qu’on se fait de la maison.
C’est vrai. Notre objectif, c’est de le traduire et c’est la mission que j’ai confiée à celle qui a pris ma place, Hannelore Rima. Mon père a repris l’entreprise avec une folle audace, mais il n’aurait jamais remis en cause le travail qui avait été fait avant. Le classicisme est une vision très conservatrice de ce que nous sommes. Nous arrivons à un moment où nous ne sommes pas à l’aise avec cette idée dépassée. Elle ne ressemble pas à l’énergie qu’il y a dans cette maison, ni dans ses vins ni dans son équipe, pas plus son positionnement. Le positionnement, c’est l’idée que le consommateur se fait d’un produit, d’une marque. Ce qu’il voit n’est pas forcément ce que nous sommes. La première chose à faire, c’est de rétablir cet alignement. C’est ma première mission. Nous sommes en train de déterminer l’endroit où nous allons placer le curseur entre le classicisme et la modernité. Il doit témoigner à la fois d’une continuité – on ne renie pas le passé – et d’une grande transparence pour qu’on sache qui nous sommes, ce que nous sommes en train de construire.
Cet entretien a été publié dans le numéro 21 de EnMagnum sous une forme différente