Cette fois, c’était
Olivier Bernard, propriétaire de vignobles dont le Domaine de Chevalier à
Pessac-Léognan et président de l’Union des Grands crus de Bordeaux et, face à
lui, Philippe Meyer, journaliste, écrivain et observateur attentif des travers
de ce monde. L’auteur du célèbre Le
communisme est-il soluble dans l’alcool ? ne peut pas être un méchant
homme.
Voilà la
version intégrale de leur conversation.
Philippe Meyer et Olivier Bernard |
Êtes-vous
venu au vin par hasard ?
Philippe Meyer : C’est plutôt
par erreur. Un cousin de mes aînés qui se piquait de tout connaître et
prétendait faire mon éducation m’avait invité dans un restaurant parisien. Nous
allions partager une côte de bœuf. À la présentation de la carte, il choisit
une bouteille de monbazillac, au grand étonnement de la maison. Pour un premier
contact, l’association fut marquante. Étudiants, on se retrouvait à cinq ou six
copains dans l’Aveyron, chez ma grand-mère, pour préparer les épreuves que nous
avions loupées en juin. Une année, plutôt satisfaits des examens blancs que
nous nous infligions, nous sommes allés dîner à Rodez à l’hôtel Broussy. C’était en 1964 et le tenancier nous proposa un mâcon 1947.
Nous n’avions pas la moindre idée de ce que cela pouvait représenter dans la
hiérarchie des millésimes, mais le souvenir demeure d’un véritable
éblouissement. Mon attachement à la Bourgogne remonte à ce 47.
Olivier
Bernard, pour vous la pente fut naturelle.
Olivier Bernard : Je suis tombé
dedans quand j’étais petit. La famille Bernard est dans la distribution du vin
à Bordeaux avec Millésima et dans la production avec le domaine de Chevalier, à
Pessac-Léognan. Nous avons fait des alcools pendant près de quatre siècles,
nous sommes le plus gros négociant d’eau-de-vie du monde. Lorsque mon père
achète Chevalier, j’ai 23 ans et j’en deviens le directeur. On a pu penser que
le fiston bénéficiait classiquement de l’ascenseur familial, mais le fiston
était passionné. De dix-huit hectares et cinq emplois, nous sommes passés à soixante-dix collaborateurs pour cent-soixante-dix hectares avec les différentes propriétés qui s'y sont ajoutées. Dans la période de crise que nous traversons en France, nous
sommes au service de nos clients et nos grands crus sont faits pour être bus,
vendus à des prix corrects, accompagnés d’un sourire. Nous mettons une dizaine
d’années pour planter un vignoble, il faut une vingtaine d’années pour qu’il
produise des vins de qualité, qui seront plus grands encore vingt ans plus
tard. Il faut que cinquante ans se passent pour que s’avère ce que j’affirme
aujourd’hui. J’aime cette inscription dans la durée, loin du discours de
rentabilité tenus par les banquiers.
Quel
est le rôle de l’Union des grands crus que vous présidez ?
O.B. : C’est une machine incroyable qui
a cinquante ans et porte la bonne parole de Bordeaux partout dans le monde, au
travers des cent trente-cinq châteaux qui en font partie et des quatre-vingts
manifestations que nous organisons chaque année. Il y a une majorité de crus
classés, mais certains ne le sont pas, je pense à Pétrus et à d’autres dont la
qualité de production justifie pleinement leur présence parmi nous. Je suis
heureux de pouvoir dire qu’il y a, au sein de cette Union, des vins qui coûtent
deux cents euros et d’autres, dix.
Philippe
Meyer, vous êtes président de l’association « Rencontres des cépages
modestes », il y aurait donc des cépages orgueilleux ?
P.M. : Il y a des cépages réputés et il
y a des cépages inconnus, oubliés ou qui ont parfois mal tourné comme l’aramon
à l’époque de la surproduction. Il intéresse aujourd’hui des vignerons et donne
un vin agréable, qui ne prétend pas rivaliser avec cheval-blanc, mais qui est
tout à fait respectable. Cette association est née au Clos de Vougeot. Il y avait là des amis, Nicole Lattès, Jean Rosen, Bernard Pivot, Jean-Robert Pitte. Nous
célébrions l’excellence des lieux qui nous accueillaient, mais nous évoquions
aussi les progrès spectaculaires des vins produits dans des régions telles que
le Languedoc-Roussillon. Il nous est apparu que ces expériences reposaient sur
des hommes qu’il serait intéressant de faire se rencontrer. Nous avons voulu
également mêler à l’aventure des œnologues, des ampélographes, des gens de
l’INAO. Deux ans plus tard, ce projet a suscité l’intérêt de deux étudiants de
l’Ecole normale supérieure de Lyon, Antoine Pavageau et Alexis Dupont, qui ont
transformé l’idée en réalité. Nous en sommes à la cinquième édition de ces
rencontres qui ont lieu en novembre au couvent de Malet à Saint-Côme-d’Olt, en
Aveyron.
Ces deux associations illustrent-elles deux
manières d’être à la vigne et au vin ?
P.M. : Je ne suis pas soudain devenu
œnologue en m’intéressant aux cépages modestes. Je suis un amateur, avide de
rencontres et de sociabilité. Le vin en est l’un des lieux. Il n’y a rien que
je trouve plus beau que quelqu’un qui maîtrise son métier. C’est cet aspect qui
m’a fait m’engager auprès de ces vignerons. Prenons l’exemple de Robert
Plageoles, l’homme est formidable et sa femme Josie, tout autant - vigneron
c’est comme bistrotier, si sa femme n’est pas dans le coup, c’est pas la peine
d’y penser. Plageoles, par sa réflexion, une certaine fierté et le sens de
l’honneur a refusé de passer à côté d’un possible. Sa curiosité lui fait
redécouvrir les cépages autochtones du Gaillacois, il se lance dans des
innovations qui lui coûtent “mort et passion”, il est persécuté par
l’administration, par ses collègues même, qui mettent du gas-oil dans ses
barriques. Il est aujourd’hui l’homme auquel Le Monde a consacré un portrait et il n’a pas changé, poursuivant ses
recherches, s’intéressant à la démarche des autres. J’aime que la parole
circule.
O.B. : Il n’y pas de vignes de grand
crus et de vignes de petits crus, il y a la vigne. En matière de cépages, on a
mis des générations à séparer le bon grain de l’ivraie, ne mettons pas des
générations à les mélanger à nouveau. En revanche, la terre et la vigne doivent
être les premiers objets de respect d’un vigneron. Respecter sa vigne, c’est
respecter les hommes qui y travaillent. Comparé au châtelain, le vigneron
modeste du Bordelais, de la Bourgogne, a le sentiment d’être plus au cœur de sa
production. Mais Bordeaux ne fait de grands vins que dans le respect de son
vignoble. Et depuis trente ans, un travail formidable a été accompli, là comme
dans toute la France, en Alsace, en Champagne…
P.M. : Dans le Jura.
O.B. : Partout les vigneron sont à
nouveau soucieux du cépage et du terroir. Dans les années 60, l’idée s’est un
peu perdue avec la mécanisation, les désherbants.
P.M. : Le productivisme généralisé.
Comme pour le lait, on était dans une logique de réponse à la demande.
O.B. : Au sortir de la guerre, des
viticulteurs ont disparu parce que la rentabilité de leurs exploitations était
catastrophique. On a donc cherché par tous les moyens à relancer la production,
à mécaniser, car nos campagnes se vidaient. C’était un processus d’adaptation.
Le millésime 82 est à la charnière. A compter de ce moment, la viticulture va
économiquement mieux. On a les moyens de renvoyer des hommes à la vigne et de
retrouver des façons, des gestes vignerons délaissés.
Est-on revenu aux « grands textes »
du terroir ?
O.B. : Les grands terroirs ont toujours
existé même s’ils n’ont pas toujours été reconnus. Il faut que les hommes se
les approprient, les comprennent et sachent les révéler. L’homme est un
révélateur de terroir. Est-on plus sensible au terroir qu’il y vingt ans ?
La réponse est oui. Et c’est sans doute grâce à des gens comme Plageoles et
d’autres.
Est-il plus facile aujourd’hui pour
un néophyte d’aborder le vin ?
P.M. : Deux cavistes sont les invités
réguliers de notre association, Bruno Quenioux et Yves Legrand. J’ai connu
Bruno Quenioux il y a trente ans, vendeur chez Legrand Filles & Fils aux
côtés de Lucien Legrand. J’ai toujours admiré la manière dont il parvient à
décomplexer les gens qui s’approchent du vin avec crainte et tremblements de
peur d’énoncer des sottises. La famille d’Yves Legrand n’a pas joué un petit
rôle dans mon apprentissage. Je me souviens d’un samedi rue de la Banque, de
ces samedis où le cachemire défile, où les BMW sont garées place des Victoires,
où l’on achète Yquem par caisses de douze. Entre un couple, 40 ans à eux deux,
habillés à la six-quatre-deux. « On
voudrait un très bon vin pas cher », annoncent-ils à Francine
Legrand qui les accueille. Moment d’effroi dans la clientèle. « Avec quoi voulez-vous le boire ? », leur
demande Francine. « On va
se faire un rosbeef avec des pommes sautées. » Francine acquiesce et
s’enquiert alors de leur budget. « Ben,
dans les 10 francs. »
Nouvel
étonnement de la population. Devant le vin de Cocumont à 7 francs qui lui est
proposé, le garçon voulant briller demande quel est son millésime. Et Francine,
imperturbable, passe vingt minutes à leur expliquer pourquoi certains vins sont
millésimés et d’autres pas. En voilà deux qui n’ont sans doute jamais plus eu
peur de poser des questions sur le vin.
O.B. : Dans le vin, comme dans les arts,
il y a place pour la curiosité du débutant. On n’a pas besoin d’être grand
connaisseur pour être amateur. J’aime les gens qui viennent au vin débarrassés
du paraître. Il faut parler avec ses sens, laisser venir son émotion, avec des
mots simples, ceux de la sincérité.
P.M. : Beaucoup de sommeliers se sont
convertis à cette simplicité, en tout cas à l’écoute des clients peu informés.
J’ai vu Sergio Calderon, chez Michel Bras, passer du temps auprès de convives
qui craignaient que le vin conseillé ne soit pas assez cher.
Au siècle des Lumières, l’Europe parlait
français, rappelle l’académicien Marc Fumaroli. Le support de la conversation
des “grands” était le sauternes. Deux objets de civilisation qui déclinent, ne
sommes-nous pas les acteurs consentants d’un renoncement ?
P.M. : Le vin fait partie de ces objets
sur lesquels se sont jetés la finance et la spéculation. Il y a des modèles
mathématiques établis par des gens qui ont fait Polytechnique qui vous
expliquent qu’il faut absolument acheter du lafite 82 parce que dans cinq ans
son prix aura triplé. Comme toutes les activités humaines, le vin est attaqué
par ce phénomène. On peut même dire que l’argent est attaqué par la finance. On
va, si j’ose dire, de bulle en bulle. Et le vin est le support de l’une de ces
bulles. La langue, elle, ne se vend pas. Que nous ayons perdu cette suprématie
linguistique est exact, c’est en partie normal et en partie dû à la
complaisance des responsables de la politique internationale qui ont laissé les
institutions abandonner l’emploi du français. Tout ça est fort dommage. Mais
que l’on parle anglais en France au cours d’une réunion où il y a des
Américains ne fait que souligner la façon dont ils se refusent à apprendre
n’importe quelle langue. J’ai été président de la commission de terminologie du
ministère de la Culture pendant dix ans, je me suis toujours employé dans mes
chroniques à défendre le français, à ridiculiser les usages inutiles de
l’anglais. L’ouverture au monde, les pratiques du voyage véhiculent une espèce
de langue commune. Cela n’a rien d’étonnant. Personnellement, je suis plus
inquiet pour l’anglais que pour le français, car à force d’aller vers ce
“globish” dont le vocabulaire compte 1 500 mots, il risque fort de lui
arriver ce qui est arrivé au latin.
O.B. : Lorsque nous organisons un repas
autour des vins du domaine californien Harlan
Estate,
l’emploi de l’anglais au cours de la conversation relève de la simple
courtoisie. Les Américains sont en effet très mal à l’aise avec la langue
française. Tant mieux si nous maîtrisons leur langue, nous pouvons ainsi parler
de vin avec eux. J’ai envie de défendre bien plus que notre langue, qui fait
partie de la culture française au même titre que la gastronomie et les vins qui
nous réunissent aujourd’hui. Je connais des Sauternais qui préconisent les
sauternes tout au long du repas. C’est trop. Je connais aussi des gens
jusqu’au-boutistes dans leur défense de la langue française. Ne soyons pas trop
restrictifs. Quant au vin, il fait l’objet d’une attention particulière de la
part de M. Fabius, qui réalise un travail remarquable. La réunion du corps
diplomatique français et étranger lors du déjeuner des Ambassadeurs autour de
la gastronomie du vin à la Celle-Saint-Cloud en est l’un des premiers actes.
Plutôt que de nous complaire dans l’exercice de l’auto-flagellation et de la
plainte, ces sports nationaux, racontons la belle histoire d’un très joli pays,
très ancien, paré d’une culture extraordinaire.
Les choix en matière de
réglementation de la communication sur le vin vous paraissent-ils
adéquats ?
O.B. : Gastronomie et vin sont notre
culture. S’il y a un pays champion du monde en la matière, c’est la France.
S’il y a un pays où les règles sur la communication et l’éducation sur le vin
sont les plus draconiennes, c’est aussi la France. On n’a pas le droit de montrer
un verre de vin à la télévision française, voilà un renoncement. Dans le même
temps l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne peuvent le faire. Il y a un
danger à pratiquer l’amalgame vin et alcool. S’il y a tout lieu de s’exprimer
avec une grande retenue dans ces matières, les comptes rendus d’accidents de la
route au cours desquels nos jeunes perdent la vie attestent que le vin n’y est
jamais pour rien. Eduquons-les et nos jeunes boiront moins et mieux.
P.M. : Le personnel politique, quelque
soit sa couleur, étant incapable d’agir sur les problèmes brûlants de notre
société, l’économie et le chômage, se venge de son impuissance en multipliant
les précautions, les interdictions. L’une des catastrophes majeures a été
l’inscription du principe de précaution dans la Constitution. A partir de là
nous entrons dans un concours d’interdictions, de punitions, teinté d’une sorte
de cléricalisme déplorable, d’autant plus triste qu’il est sans Dieu. Si on
veut lutter contre l’alcoolisme, on a intérêt à promouvoir le vin.
Un avis sur l’émergence dans le
vignoble bordelais d’œuvres architecturales signées Nouvel, Portzamparc, Botta,
Wilmotte, Starck ?
O.B. : Depuis le XVIIIe
siècle, il y a dans notre vignoble des réalisations d’une incontestable
réussite et l’inverse. Aujourd’hui, ces nouveaux bâtiments sont au service du
vin et de l’œnotourisme, mouvement récent destiné à satisfaire la curiosité de
ceux qui veulent visiter nos domaines, dont nous ouvrons volontiers nos portes.
P.M. : D’un côté, il y a cette jolie phrase
de Jean Mistler, « le
tourisme est une industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient
mieux chez eux dans des endroits qui seraient mieux sans eux », et de l’autre
des voyageurs qui souhaitent découvrir des cultures et qu’il faut encourager.
Ce n’est pas dans le pouvoir du ministre des Affaires étrangères (ndlr :
l’œnotourisme relève de la compétence du Quai d’Orsay). Même s’il s’en soucie,
cela ne suffit pas. On sait bien qu’il y a dans le tourisme un versant
dévastateur, un effet de laminage qui conduit à la recherche de la même chose
partout. A contrario on peut imaginer, peut-être avec l’œnotourisme, quelque
chose qui permette d’amorcer des rencontres et non seulement de faire
consommer. C’est le défi posé par notre mode de vie dominé par la consommation.
Ce n’est pas une fatalité, mais on a du mal à savoir à quel moment ça pourrait
le devenir. Ce n’est plus « quand
la Chine s’éveillera », mais quand la Chine voyagera. Lorsqu’un milliard et demi de
Chinois vont se déplacer, vont-ils imposer le contenu des propositions
touristiques ?
De ces deux citations, laquelle
préférez-vous : « consommée
avec modération, l’eau ne peut pas faire grand mal » (Marc Twain) ou « la tranquillité de l’âme
provient de la modération dans le plaisir »
(Démocrite) ?
O.B. : La modération m’ennuie.
P.M. : Pierre Arditi affirme qu’il ne
faut pas boire avec modération, mais avec raison.
O.B. : Je préfère ça.
Propos
recueillis par Jean-Luc Barde.
La photo : est signée Mathieu Garçon.
Cet entretien a été réalisé avec l’aimable
complicité du restaurant Taillevent à Paris.
Mini bio :
- Olivier Bernard est né le 8
mars1960 à Talence. Il dirige Domaine de Chevalier, grand cru classé de Graves,
propriété du groupe Bernard. Il est aussi président de l’Union des grands crus
de Bordeaux depuis 2013, membre de l’Académie des vins de France et
vice-chancelier de l’Académie des vins de Bordeaux.
- Philippe Meyer est né le 25 décembre 1947 à
Germersheim (Allemagne). Journaliste, écrivain, homme de radio, il anime L’Esprit public sur France
Culture et La prochaine fois, je vous le chanterai sur France
Inter. Président de l’association Rencontres
des cépages modestes, il est
l’auteur de nombreux livres dont
Le ciel vous tienne en joie, chroniques du toutologue (Editions de
Fallois) et, dernier paru, Les
gens de mon pays (Robert Laffont).