Chaque petit bout de génération y va de son détournement sémantique. On avait commencé avec « nature » (importants, les guillemets) pour désigner des vins sans soufre ajouté. Ajouté parce que le vin contient naturellement des sulfites. Une volonté de la jouer non-interventionniste pour dire, au moins, la pureté de l’âme du vigneron que l’on ne confondra pas avec la pureté de son pinard, souvent déviant. Son absence de pureté veux-je dire. Et puis, le mot « nature » a commencé à lasser le consommateur (on ne peut pas parler d’amateur). De bouteilles daubées en bouteilles pourries, le marché s’épuisait.
Pour remédier au désastre, on a inventé le mot « vivant ». Comme si c’était plus avenant ou plus tentateur. Là, quelques grandes voix se sont élevées pour dire que les vins sulfités, même légèrement, n’étaient pas des vins morts pour autant. À peine sorti, le mot « vivant » avait du plomb dans l’aile. On appela alors à la rescousse le mot « libre » en se disant qu’on allait voir ce qu’on allait voir. J’ai découvert ça sur une carte des vins d’un restaurant en pleine éclosion. J’ai ri, évidemment. L’inflation des superlatifs me fait toujours marrer. Me fait toujours penser à ces « vignerons authentiques qui font des vins sincères » (à moins que ce soit le contraire), cette supercherie. Ces détournements sont sans objet et très exagérés. Nature, comme si les autres étaient chimiques. Vivants, comme si les autres étaient morts. Libres maintenant, comme si les autres étaient prisonniers ou, au moins, contraints.
Quel est le prochain hold-up sémantique auquel nous allons assister ? L’égalité ou la fraternité ? Foutaises.
Tout cela
dit, j’ai pleine conscience qu’il existe de grands faiseurs de très bons vins nature,
euh… non, vivants. Non, libres. Bref, sans soufre ajouté. On les
connaît, il paraît même qu’ils gagnent une cote d’enfer sur le marché
secondaire des ventes aux enchères. Très bien, que les bons continuent et que
la toute petite foule des malhabiles change de métier. On peut aussi en vouloir
un peu à cette jeune troupe de sommeliers qui entretiennent cette fausse mode, cette tendance irrépressible à projeter dans le vin
leur idéologie, mais
baste.
Voilà le vin qualifié de "libre"
sur la carte dudit restaurantEt sur la contre-étiquette, l'aveu qui tue :
"Canon avec une pointe de gaz" 😂
Soyons honnête. Je me moque de l'habillage de ce beaujolais, du discours de rebelle en carton, mais ce n'était pas un mauvais vin. C'était même très buvable. Je l'ai bu sans déplaisir, donc.