Voici
l’histoire ébouriffante de Jean-Jacques Cattier, petit producteur de champagne
de la montagne de Reims, et de son association avec Jay-Z, multi-millionnaire
du rap. Comme Mr. and Mrs. Carter (le vrai nom de Jay-Z et Beyoncé), nous nous
sommes rendus à Chigny-les-Roses pour entendre l’épopée de cette golden bottle
à plus de 1 000 dollars dans les boîtes de nuit, propulsée en moins de dix
ans au sommet de la gloire (et des prix). Où l’on comprend que les plus beaux
coups de marketing, c’est simple à la fin.
Interview fascinante.
Jean-Jacques Cattier, à Chigny-les-Roses |
Armand de Brignac, marque que vous avez
créée, a remplacé Cristal de Roederer dans le cœur d’un groupe de consommateurs
très influent, les rappeurs américains. De quand date le coup de foudre ?
Jean-Jacques Cattier :
Très honnêtement, on ne peut pas relier notre histoire à celle de Cristal. En
2006, au moment du clash avec Roederer (contestant des propos tenus par le
président de Roederer, Jay-Z a décidé de boycotter cette maison, à titre
personnel et dans ses bars, au profit de Krug et de Dom Pérignon, ndlr), nous
travaillions sur cette cuvée depuis le début de la décennie. Le lancement
d’Armand de Brignac n’a pas été une réaction de notre part, comme certains ont
pu le dire. Nos bouteilles vieillissaient en cave depuis plusieurs années.
C’est pure coïncidence si, à ce moment là, une partie du marché s’est ouvert de
l’autre côté de l’Atlantique.
C’est ce qui est extraordinaire dans cette
histoire : la concomitance des faits et de l’intention.
J.-J. C. :
Oui, c’est un concours de circonstances. Et la conjugaison de différents
facteurs a permis à une marque inconnue du grand public de devenir célèbre en
l’espace de quelques mois. Nous avons lancé Armand de Brignac avec un
partenaire américain basé à New-York à qui nous avons expédié deux palettes au
mois d’août 2006. La cuvée a été repérée, appréciée et cela a été une sorte de
big-bang, la marque a inondé le monde en un temps record.
Pourtant, ce champagne est très cher.
J.-J. C. :
C’était l’objectif. Nous nous sommes tout de suite positionnés plus cher que
les plus chers, ce qui a été un facteur favorisant. Il y a une certaine
clientèle qui cherche l’exceptionnel, l’exclusivité. C’était un produit de
qualité et nous avions beaucoup travaillé la présentation.
Dès
le début des années 2000 ?
J.-J. C. :
Absolument. Pour accueillir le XXIe siècle, nous voulions
bouleverser les très traditionnels codes du champagne, avec une marque
distincte de Cattier. L’habillage de cette bouteille de champagne “super-prestige”
a été une sorte de fulgurance. Cela a beaucoup plu et pas uniquement aux
rappeurs. Même si son prix n’est pas accessible à tous les consommateurs, ce
champagne est “tout public”. Et il est apprécié des sommeliers. En Asie et aux
États-Unis, il a eu un impact incroyable auprès des professionnels de la
restauration, plus qu’en France. On est rarement prophète en son pays. Bien que
le marché français reconnaisse la qualité du vin, il a pu être bousculé par
notre positionnement.
Vous
avez travaillé avec une agence de pub ?
J.-J. C. :
Nous avons presque tout fait en interne. Le nom vient d’une marque que ma mère
avait créée dans les années 1950. Elle avait lu un roman dans lequel il y avait
ce personnage, de Brignac. Mes parents étaient alors en contact avec un
distributeur parisien qui cherchait un fournisseur de champagne lui proposant
une exclusivité. La marque Cattier étant déjà présente à Paris dans différents
réseaux, ma mère a décidé de lancer une marque spécifique. Finalement, le marché
ne s’est pas fait, mais les étiquettes “de Brignac” existaient, sans le prénom.
Ainsi que ces packagings originaux avec des étiquettes en étain, dans la gamme
Cattier. Cette création puise beaucoup dans l’historique de notre maison.
Même
la fameuse bouteille métallisée ?
Oui.
Nous l’avions déjà fait pour Courrèges, à la fin des années 80. Le couturier
avait créé un concept gourmet avec des produits de bouche, du vin, du
champagne. Nous avions trois bouteilles, deux traditionnelles et une métallisée
argent. Cette collaboration a bien marché, en particulier au Japon. En 1990,
tout s’est arrêté avec la crise asiatique. L’idée est revenue accompagner ce
projet, mais en version or, une couleur plus chaude. Si le design de la
bouteille a été créé à 90 % chez nous, l’as de pique est la création d’une
agence de publicité new-yorkaise consultée par notre partenaire. Le fameux ace of spades a du sens aux
États-Unis.
Ce
partenaire, vous l’avez rencontré comment ?
C’est
lui qui est venu à nous. Il voulait lancer un champagne très luxueux et il est
venu en Champagne pour rencontrer vingt grandes maisons, dont nous faisions
partie. Il est reparti et il est revenu un mois plus tard avec une shortlist.
Nous avions une cuvée prête à sortir, des concepts innovants, l’association
s’est faite naturellement. Ce qui l’intéressait, c’était l’exclusivité absolue
et mondiale. Tout cela a démarré gentiment et rapidement nous avons fait de
gros volumes.
(Ce que ne dit pas Jean-Jacques Cattier, qui
est un homme aimable, c'est que les plus célèbres maisons de Champagne ont
éconduit l'Américain du haut de leur gloire et que lui, il l’a reçu. Que certains s'en mordent les
doigts aujourd'hui n'est que justice)
Et
depuis, quel a été votre maximum ?
J.-J. C. :
Nous avons décidé de ne pas communiquer ce chiffre. Disons que c’est
significatif. C’est un volume que nous maîtrisons, nous pourrions vendre
beaucoup plus que ce que nous avons produit il y a cinq ans.
Vous
refusez des ventes ?
J.-J. C. :
Tous les jours.
Vous
travaillez toujours avec le même partenaire ?
J.-J. C. :
Plus que jamais.
Cette
entreprise dédiée à la distribution d’Armand de Brignac, vous l’avez créée avec
lui ?
J.-J. C. :
Non, elle lui appartient. Nous avons la charge de la production, eux s’occupent
de la distribution. Et entre les deux sociétés, il y a un contrat spécifique et
assez sophistiqué qui protège les deux parties.
Et
c’est cette société que Jay-Z a acheté ?
J.-J. C. :
Oui. Il est d’ailleurs déjà venu en Champagne visiter nos caves avec son épouse
Beyoncé. C’est un très grand amateur de vin et un grand connaisseur. Il a une
cave à New-York dans laquelle il stocke plusieurs milliers de bouteilles, des
grands crus venant principalement de France.
A-t-il
compris le processus d’élaboration du champagne, le temps nécessaire au
vieillissement en cave ?
J.-J. C. :
Il connait très bien les contraintes de production. Son objectif est que ce
champagne soit reconnu comme l’un des meilleurs du monde, voire le meilleur. Il
nous a demandé d’acheter les meilleurs raisins, même si ce sont les plus chers.
Il n’y a pas beaucoup de directeurs financiers en Champagne qui sont prêts à
financer les meilleurs raisins à tout prix. Du point de vue œnologique, c’est
merveilleux d’entendre un tel discours. C’est une bénédiction qui nous impose
une obligation de résultats.
Les
équipes de Jay-Z sont pressantes quant au développement de la marque ?
J.-J. C. :
Nous travaillons dans une osmose totale. Nous communiquons presque quotidiennement.
Nous allons à New-York, ils viennent nous voir ici. Nous échangeons beaucoup,
sur les contraintes techniques notamment. Nous avons déjà cinq vins différents.
La dernière cuvée, un blanc de noirs lancé en exclusivité chez Harrod’s à
l’automne 2015, a été mise en vente à 695 livres la bouteille. Tout est parti
très rapidement. Le reste du monde, États-Unis, Japon, Singapour, Hong Kong,
était sur liste d’attente. à
partir du 15 octobre, ces pré-commandes ont été expédiées et avant la fin de
l’année, le stock était écoulé.
Parlez-nous
de ces cinq vins.
J.-J. C. :
À l’origine, il n’y avait que le brut Gold, assemblage traditionnel des trois
cépages de la Champagne, chardonnay, pinot noir, meunier, comprenant des
premiers crus et des grands crus. Nous avons décidé d’assembler de très bons
millésimes, comme mon père le faisait autrefois avec son clos-du-moulin
(assemblage de trois millésimes, ndlr).
Ensuite sont venus un blanc de blancs et un rosé, en bouteille métallisée
argent pour le premeir et rose, bien sûr. Plus récemment, le blanc de noirs,
cuvée 100 % pinot noir habillée d’une métallisation carbone et, dans une
métallisation grenat, un demi-sec, dosé à 30 grammes par litre (les autres
cuvées sont à 8 g/l, ndlr). C’est
un champagne très intéressant.
Quel
est le prix moyen de ces bouteilles ?
J.-J. C. :
Chez un caviste, entre 250 et 300 euros. Dans un restaurant, autour de 500
euros. Dans les clubs, de 900 à 1 000 euros.
Armand
de Brignac n’existe pas en version millésimée ?
J.-J. C. :
Pas encore. Nous y réfléchissons, ce sera peut-être un clos. C’est devenu à la
mode, tout le monde fait des clos, il y en a une trentaine désormais. Mais dans
les années 1950, il n’y en avait que deux en Champagne, le Clos des Goisses de
Philipponnat et le Clos du Moulin que mon père avait lancé.
Armand
de Brignac n’est pas une marque très présente sur le marché français, vous en
vendez quand même ici ?
J.-J. C. :
Il est vrai que ce marché a été moins travaillé au départ et que nous n’avons pas
beaucoup de bouteilles à lui consacrer, mais la France a été notre troisième
marché en 2016.
Comment
envisagez-vous l’avenir d’Armand de Brignac ?
J.-J. C. :
Avec beaucoup d’attention et de ferveur, c’est une aventure tellement
formidable que nous y consacrons beaucoup d’énergie. Commercialement, nous
avons un partenariat qui nous lie pour de nombreuses années, c’est plus facile.
Avec cette marque, il y a un potentiel encore insoupçonné, nous n’en voyons pas
les limites. Il y a dix ans, je n’aurais jamais imaginé ce qui nous arrive
aujourd’hui.
Armand
de Brignac, c’est un comte ? Un duc ? Un prince ? Un roi ?
J.-J. C. :
C’est le personnage d’un roman.
Comme vous dites, le roman est bien là, mais dans votre esprit ?
J.-J. C. :
Un prince. C’est une marque jeune.
Et voilà la fameuse bouteille |
Pour
se faire une idée plus précise de cette affaire, il faut savoir :
Que Cattier est une maison qui diffuse 800 000 bouteilles de champagne hors Armand de Brignac.
Que cette maison est issue d'un domaine de 33 hectares dans la montagne de Reims.
Que Cattier a été le premier récoltant-manipulant de Champagne qui a dépassé les 100 000 bouteilles. Aujourd'hui, Jean-Jacques a pris un peu de recul, mais peu, et a confié les clés de la maison à son fils Alexandre qui la préside.
Que Cattier est une maison qui diffuse 800 000 bouteilles de champagne hors Armand de Brignac.
Que cette maison est issue d'un domaine de 33 hectares dans la montagne de Reims.
Que Cattier a été le premier récoltant-manipulant de Champagne qui a dépassé les 100 000 bouteilles. Aujourd'hui, Jean-Jacques a pris un peu de recul, mais peu, et a confié les clés de la maison à son fils Alexandre qui la préside.
Cet entretien a été publié dans le supplément Vin de Paris-Match en septembre 2017 et sous une forme différente.
La photo : est signée Mathieu Garçon