Le président de l’Académie du vin, Jean-Robert Pitte et celui d’une des plus grandes maisons de Champagne, Pierre-Emmanuel Taittinger parlent du vin, de la religion et de la France. Amour, humour, humeur et grincements de dents assurés.
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Pierre-Emmanuel Taittinger et Jean-Robert Pitte chez Taillevent, octobre 2014 |
Monsieur Taittinger, comme Lucien de Rubempré dans Les Illusions perdues, avez-vous été baptisé au champagne ?
Pierre-Emmanuel Taittinger : Non, à la politique. Mon père était député-maire de Reims, Secrétaire d’état aux finances, Garde des sceaux de Pompidou. Mon enfance a été bercée par la vie politique de mon père et le parcours artistique de ma mère, elle était peintre. Le champagne était un personnage cantonné au réfrigérateur et, comme tout adolescent, je piquais quelques demi-bouteilles pour les rapporter au pensionnat et les boire avec mes copains. Ma vie champenoise a commencé après mon service militaire, j’ai vendu du champagne Taittinger comme représentant de commerce sous la houlette de mon oncle, Claude Taittinger. J’avais 23 ans. Je ne suis donc pas né dans un verre de champagne, plutôt dans un bureau de vote.
Monsieur Pitte, qu’est-ce qu’un géographe vient faire dans le vin ?
Jean-Robert Pitte : Je suis né dans une famille modeste où l’on buvait peu de champagne, seulement les jours de fête. Dans les années 50, ce n’était pas la mode, c’était rare. En revanche, mes parents buvaient du vin à tous les repas qu’ils coupaient d’eau, comme souvent à cette époque. Ils achetaient du vin bouché, des petits bordeaux, des petits bourgognes, beaucoup de chinons qu’ils trouvaient chez Nicolas. Ma mère cultivait une tradition héritée de ses grands-parents, qui avaient quitté l’Alsace en 1870. Nous buvions des vins d’Alsace à la Toussaint où la choucroute était accompagnée de riesling et le muscat servi avec le kougelhopf. Enfant, je buvais à table du vin rosi d’eau. J’avais 8 ou 10 ans pour ma première expérience de vin pur, avec un boudoir trempé dans du bon vin. À 17 ans, en 1966, j’ai fait les vendanges en Bourgogne. J’étais tellement enchanté que j’ai prolongé mon séjour, ce fut une immersion extraordinaire, on pigeait nu dans la cuve. J’ai fait une maîtrise de géographie sur le vin de Bugey. Toujours, mes recherches et mon enseignement ont traité du vin. J’étais proche d’André Noblet, maître de chai à la Romanée-Conti. Sur ses conseils, ma femme et moi avons acheté une petite maison vigneronne, puis une plus grosse avec des amis japonais et nous avons été vignerons de 1996 à 2000 dans les Hautes-Côtes, sur un hectare. Enfin, j’ai une fille qui s’appelle Romanée.
Un géographe peut-il se passer d’histoire ?
J.-R. P. : De mon point de vue, non. J’ai été élevé dans une géographie classique avec un gros programme d’histoire jusqu’à l’agrégation. Un géographe cherche à comprendre pourquoi ici et pas ailleurs, pourquoi le restaurant Taillevent est situé rue Lamennais et pas dans le 18e, pourquoi il y a des tropiques et des pôles, pourquoi des montagnes et des plaines, pourquoi il y a des climats bourguignons et de la craie en Champagne et pourquoi le vin d’ici n’a pas le goût de celui de l’au-delà
(rires) ou de celui d’à côté. C’est une découverte française de montrer que les vins ressemblent à l’endroit d’où ils viennent. Tout commence au Moyen-âge avec les premiers grands crus qui sont les clos des abbayes bourguignonnes et des ducs de Bourgogne, puis vient le rôle des Anglais à Bordeaux, celui du marché parisien, de l’Algérie. Le résultat, c’est une palette de vins à l’immense variété.
Justement, y a-t-il des terroirs en champagne ?
P.-E. T. : Bien sûr. Il y a à peu près 320 villages qui peuvent produire des raisins sous l’appellation champagne, nous n’échappons pas à ce particularisme de la géologie, avec des typicités selon les lieux de la Côte des blancs, de la vallée de la Marne, de la Montagne de Reims, de l’Aube.
Mais alors pourquoi les assembler au lieu de les isoler, comme en Bourgogne ?
P.-E. T. : Au cours de l’histoire, les Champenois ont trouvé qu’associer des crus, c’était apporter plus de complexité à ce vin mousseux qui fermente deux fois. Comme des peintres marient des couleurs, les vignerons ajoutent des fragrances, agrandissent la palette aromatique. Plus de quarante crus entrent ainsi dans nos champagnes. Quelles que soient les démarches individuelles de certains, le champagne est un vin de grands assemblages.
J.-R. P. : C’est une invention du XVIIe siècle. À l’époque, le champagne n’était pas mousseux. On met en avant le nom de Dom Pérignon qui n’a jamais bu une goutte de mousseux de sa vie, mais qui a été un très grand assembleur. L’abbaye de Hautvillers avait un domaine exposé plein sud au-dessus d’Épernay et d’autres vignobles, ailleurs. Il assemblait donc des raisins et pas les vins faits. Le seul texte qui évoque la légende précise qu’il était aveugle à la fin de sa vie ; les frères convers lui apportaient des paniers, il en reconnaissait la provenance et décidait de l’assemblage. Au petit âge glaciaire, période très froide qui sévissait alors, les raisins ne mûrissaient pas toujours. Pour compenser l’acidité des fruits des versants nord de la Montagne de Reims, on les ajoutait à d’autres plus mûrs. En Bourgogne, où il faisait moins froid, on a développé l’idée de faire le vin de la parcelle sans le mélanger à d’autres provenances.
Qui a inventé le champagne ?
P.-E. T. : Le champagne est né d’une erreur. Les moines livraient en Angleterre des vins à des gens qui avaient coutume de faire travailler les autres, c’était avant Mme Thatcher
(rires), et qui laissaient par paresse les vins tranquilles dans le froid des quais de Londres. Au printemps, naturellement, ces vins entamaient une seconde fermentation. Les échanges épistolaires témoignent de la fureur des moines et de Dom Pérignon, qui s’insurge contre ce massacre du vin. Comme les Anglais sont excentriques et fiers, ils répondaient « C’est comme ça qu’on l’aime. » Intelligents, les moines se sont mis à travailler le process, qui a été renforcé au XIXe siècle par les brasseurs de bière allemands arrivés chez nous. Ils ont peaufiné la prise de mousse, la seconde fermentation, ce sont tout ces noms germaniques que l’on retrouve sur les étiquettes, Deutz, Krug, Bollinger, Roederer, Heidsieck et Taittinger. C’est donc parti de la glorieuse bévue d’un peuple qui a tout inventé en matière de plaisir et de jeux, le football, le rugby, le poker, le bridge, le yachting, l’alpinisme, le bordeaux, le cognac.
J.-R. P. : C’est important qu’un grand Champenois rende hommage aux Anglais. En Champagne, les gens n’aiment pas que l’on rappelle cette origine. Lorsque les vins descendaient la Seine jusqu’au port de Rouen, c’était le début de l’hiver, il restait un peu de sucre résiduel à cause du fameux petit âge glaciaire qui bloquait la fin des fermentations. Ce vin est un véritable jus de citron et les Anglais, qui achètent alors à Porto, à Madère, à Jerez, aiment le sucre. Ils imaginent l’accélération du processus du nouveau départ de fermentation par trois facteurs dont ils maîtrisent la technologie, le sucre venu des Antilles, les verreries au charbon et les bouteilles noires, très épaisses, qui résistent à la pression et, enfin, ils tirent les bouchons du liège du Portugal. Si l’on enferme un vin qui contient ses ferments dans du verre bouché, cela donne ce « saute-bouchon » qui fascine la société anglaise. Cela se passe à la fin du règne de Louis XIII et au début de celui de Louis XIV.
Que représente le champagne ?
P.-E. T. : C’est un vin et un symbole. Le champagne n’a pas été inventé par des œnologues, ni par des financiers ou des professeurs, un peu par des moines. Il a surtout été inventé par les maîtresses de Louis XIV et de Louis XV qui trouvaient que lorsqu’il en buvait le roi les baisait bien et réciproquement. C’est le lieu de la frivolité, de la légèreté. Dans le champagne, il y a de la chair, de la fesse ; le champagne, c’est Toulouse-Lautrec et les grands bordels de France. C’est la fête, le plaisir, la jouissance. Oublier ça, c’est se tromper complètement sur le champagne. Je suis contre sa banalisation, contre le service du champagne dans des verres à vin. On a créé des coupes et des flûtes pour célébrer la présence de très jolies femmes, je veux les regarder avec une coupe de champagne à la main. Le jour où le champagne deviendra totalement sérieux, il cessera d’exister. Trop de science tue les vins. Lorsque je suis « entré en champagne », il y avait une quinzaine d’œnologues dont la moitié était chez Moët. Aujourd’hui, ils sont plus de 350. C’est devenu très technique, cela a beaucoup évolué et c’est tant mieux, mais je reste attaché aux fondamentaux, ceux du plaisir, le champagne voyage dans des zones où le vin ne va pas.
J.-R. P. : C’est un propos typique de Champenois parce que la Champagne a imaginé, à partir de la fin du XVIIIe siècle, la promotion de son vin en l’associant à l’amour, à la fête, à la victoire. Quand, en 1815, les alliés déferlent sur la France, ils arrivent à Épernay, font la fête et vident les caves de Claude Moët. Il affirme alors, flegmatique :
« Que les Allemands fassent la fête puisqu’ils ont gagné la guerre, ce sont nos futurs clients. » C’est le génie des Champenois de récupérer le marché à partir de la Régence. Ils propagent cette idée que l’état amoureux doit-être associé au vin mousseux : « aimez et buvez du champagne. » La publicité tourne autour de ce thème, on voit de jolies silhouettes, des diamants, etc.
P.-E. T. : Aujourd’hui nous n’avons plus le droit de le faire. C’est interdit depuis 1991 avec la loi Evin.
J.-R. P. : Mais auparavant, toute la réputation du champagne s’est faite sur la cocotte dans sa baignoire avec un verre de champagne à la main. Si vous ne pouvez plus, vous allez souffrir.
P.-E. T. : Nous souffrons. En France, au moindre geste, nous nous faisons immédiatement retoquer, l’Anpaa (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie, NDLR) est sur nous en une seconde. Mais nous avons le droit de continuer à communiquer de la sorte à l’étranger, qui représente la moitié de nos ventes.
Le champagne, vin divin ou laïque ?
J.-R. P. : Le vin a toujours été associé à la divinité parce qu’il est vivant, tout ce qui est fermenté, bière, pain, vin, relève du divin à cause du mystère de la fermentation qui n’est élucidé qu’à partir de Pasteur. Avant, on pensait que le divin pénétrait le jus et le rendait vivant. Peu à peu, le champagne est devenu civil et dans cette période des Lumières, il se laïcise.
P.-E. T. : Je ne suis pas d’accord. Les moines faisaient du vin dans des crayères qui datent de l’époque gallo-romaine et ce, depuis mille ans. C’est eux qui ont reçu le tsar Pierre le Grand, ils étaient aux premières loges dans le business du vin et, donc, du champagne. Il tient son caractère divin parce qu’on le fait, ce vin du bonheur, sur cette terre qui a connu les plus grandes batailles de l’humanité. Il a été créé au pied d’une des plus grandes cathédrales du monde, celle de Reims, et mes caves sont sur l’abbaye de Saint-Nicaise. L’aspect divin et religieux du champagne est fondamental. Je suis pécheur et profondément croyant, catholique et baptisé et j’assume ma foi.
Sans le péché, qu’est le champagne ?
P.-E. T. : Mais il a aussi des vertus. C’est à Reims que Monseigneur Marty et mon père ont reçu le chancelier Adenauer et le général de Gaulle qui réclame ce jour-là une messe longue pour réconcilier les deux peuples. Le champagne est le vin de la réconciliation, de la paix, de la fraternité, toutes qualités divines. Lorsque Mme Azan, maire de Reims, me consulte pour la venue de Madame Merkel et de Monsieur Hollande, je préconise donc une messe. Ils ont fait un truc de vingt minutes dont personne n’a parlé. Et Monsieur Hollande n’a demandé qu’une seule chose pour cette célébration de la réconciliation franco-allemande : ne pas boire de champagne. Boire du champagne, ça fait riche, alors on n’en boit pas. Le champagne est un des premiers produits d’exportation, mais le Président a confirmé une semaine après, à la foire de Chalons, qu’il n’en buvait pas, voilà.
J.-R. P. : La lecture des textes égyptiens, grecs, juifs, romains, illustrent la relation étroite du vin et du divin. Le pape Benoît XVI avait fait un sermon magnifique où il réaffirmait lors de l’anniversaire de son ordination sacerdotale, « je ne suis qu’un pauvre vigneron dans la vigne du seigneur. » Mais il faut bien reconnaître que le lien entre le vin et les religions est devenu beaucoup plus ténu. Depuis le moment où le vin de Champagne devient mousseux, la relation avec la religion se distend, notamment après la Révolution, pour n’être plus que laïque. Les pays comme l’Inde ou la Chine se mettent à aimer le vin et, à l’évidence, la religion est absente de leurs préoccupations. Boire du vin, c’est être à la mode dans la mondialisation, c’est une forme de dialogue très aimable avec la planète. C’est un hommage rendu à l’Europe, encore premier producteur de vin du monde.
P.-E. T. : Il y a une dimension de temps et de silence, intimement liée au vin, qui pousse à la réflexion, au recueillement. J’entends parfois les ouvriers CGT chanter dans nos caves.
J.-R. P. : Pas l’Internationale ?
P.-E. T. : Non. Des chants profonds, quelquefois religieux. Je crois que la foi, si elle est moins apparente, nourrit toujours l’existence du champagne et s’exprime différemment. Lorsque j’engage quelqu’un, je n’omets jamais d’évoquer l’imprégnation religieuse des lieux où il entre et lui demande d’avoir l’esprit des moines dans son comportement humain. Le chef de cave est appelé frère Loïc, le directeur général, c’est frère Damien. Moi, simple pécheur élevé par les Jésuites, je tiens à ce que la foi profonde règle ma façon de faire les choses. Sans projet humain, Taittinger ne m’intéresse pas. C’est ce qui lui donne un sens, le divinise, c’est la force des bâtisseurs de cathédrales. Les maisons de Champagne attirent aujourd’hui 500 000 visiteurs par an. La cathédrale de Reims en reçoit 1,5 million.
Après que votre famille a vendu le groupe Taittinger aux Américains, vous n’avez eu de cesse de racheter la maison de Champagne, pourquoi ?
P.-E. T. : C’est un acte de foi qui se mêle au patriotisme économique et au goût de la résistance.
J.-R. P. : Il y a beaucoup d’exemples où des patrimoines familiaux voient l’arrivée de nouveaux propriétaires qui réalisent un rapprochement d’actifs pertinent. Le « nous sommes là depuis quatre siècles » ne suffit pas. Ce qui compte, c’est d’accepter cette mobilité. Dans le cas de Taittinger, c’est une histoire magnifique, mais il n’y a pas de fatalité. Lorsque le château Lagrange à Bordeaux a été racheté par les Japonais, on a annoncé une catastrophe. Les nouveaux venus ont compris le terroir, ont mis le paquet et produisent un très grand vin. Quand les Rothschild sont arrivés en Médoc, ils ont hissé leurs châteaux au plus haut niveau, pas uniquement par le faire-savoir, mais aussi par le savoir-faire, en embauchant les meilleurs. Cette association entre des professionnels détenteurs de la finance et ceux qui ont techniques et compétences est admirable quand elle réussit.
Pas de nécessité d’appartenance nationale dans ces acquisitions ?
P.-E. T. : Dans toute affaire, il faut un supplément d’âme. Il faut une incarnation. Quand Frédéric Rouzaud, propriétaire de Rœderer, rachète Pichon-Comtesse, cru classé de Pauillac, ça n’est pas la même chose que si c’était un fond chinois. Pierre Lazareff incarnait France Soir et Claude Perdriel, le Nouvel Observateur.
Champagne et politique font bon ménage ?
J.-R. P. : L’entente cordiale a été scellée au champagne et au mouton-rothschild.
P.-E. T. : Visiblement, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
J.-R. P. : Quand le président de la République rend visite à la reine d’Angleterre ou à l’empereur du Japon, on sert du champagne français pendant les banquets.
P.-E. T. : Je l’espère, je n’ai pas eu vent qu’il en fut fier, ni Sarkozy, ni Chirac. Ils ont été désastreux en matière de vin. Chirac a fait de la publicité pour une bière étrangère, Sarkozy ne buvait pas de vin et Hollande en boit et n’ose pas le dire.
Que pensez-vous de l’attitude de Monsieur Fabius qui promeut l’œnotourisme ?
J.-R. P. : Monsieur Fabius a compris. En exigeant le tourisme dans son portefeuille, il a bien fait. Il a nommé une commission chargée d’auditionner des spécialistes pour évoquer la diffusion de la gastronomie et du vin en lien avec le tourisme et Madame Fabius se passionne pour ces sujets là.
P.-E. T. : Tant mieux.
J.-R. P. : Pendant la conférence des ambassadeurs, il y a trois mois, s’est déroulé un cocktail au château de la Celle Saint-Cloud avec tous les grands chefs, au cours duquel on a servi les grands vins et d’excellents plats. J'ai pu à cette occasion m’exprimer pour la défense du repas gastronomique français classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. C’est Laurent Fabius qui a souhaité que l’on insiste sur ce thème - pour vendre la France à l’étranger, c’est pour le moins nécessaire et beaucoup d’ambassadeurs se sont déclarés très intéressés.
L’organisation économique et sociale champenoise est un modèle qui a réussi à pacifier la lutte des classes ou pas ?
P.-E. T. : Ce serait très prétentieux de l’affirmer ainsi, mais la Champagne est un exemple de partage des richesses entre les vignerons, les coopératives et les maisons avec une organisation de fer. Ces hommes ont décidé de se parler et de s’aimer et ça continue. C’est cette unité-là, ce goût du partage de la valeur, qui fait le succès des Champenois.
J.-R. P. : À la suite de cet accord, les vignerons qui ne sont que récoltants et pas manipulants vivent très bien grâce aux grandes maisons qui arrivent à vendre entre 20 et 50 euros la bouteille, ce qui permet d’acheter six euros le kilo de raisin. Pas un vigneron ailleurs en France ne voit son raisin payé ce prix-là par le négoce.
P.-E. T. : Chez Taittinger, nous distribuons la plus belle prime d’intéressement de France à notre personnel et il n’y a pas de bonus versé aux patrons. Il y a une cagnotte constituée à partir du résultat annuel, son montant est distribué à parts égales entre tous les membres du personnel, le directeur touche la même prime que l’ouvrier, c’est très champenois.
Que penser des prix que ce système généreux induit pour le consommateur ?
J.-R. P. : Pour le fonctionnaire que je suis, l’achat d’un champagne acceptable représente un investissement de 20 à 30 euros minimum parce que l’on paie le kilo de raisin, le travail en cave, l’habillage, la promotion. Pour ces prix, on accède à des vins tranquilles qui donnent largement autant de plaisir et ça n’est pas une critique du champagne, mais il y a des crémants magnifiques qui n’atteignent jamais ces prix. Avec le champagne, on investit dans le rêve, le supplément d’âme, l’idée supérieure qui suppose que c’est meilleur.
P.-E. T. : Si le champagne continue à avoir du succès, c’est parce que un franc n’est pas devenu un euro. Depuis la monnaie unique, nous avons augmenté de 2 % par an. Les journaux, les chambres d’hôtel, les restaurants sont allés bien plus loin. Lorsque plus jeune, j’étais invité à dîner, une bouteille de champagne coûtait beaucoup plus cher qu’une boîte de chocolats ou un bouquet de fleurs et aujourd’hui, c’est l’inverse. On trouve des champagnes de 15 à 30 euros. Pour payer les quarante gestes accomplis pour réaliser une bouteille et les quatre à cinq années de vieillissement, c’est très raisonnable. Le champagne s’est énormément démocratisé.
C’est un vin de luxe, chic et populaire ?
J.-R. P. : Le peuple a le droit d’être chic.
P.-E. T. : Bien sûr, on a le droit d’être populaire et chic. Savez-vous quel est le premier produit de luxe français ? Ce ne sont pas LVMH ou Taittinger, c’est la Sécurité sociale.
J.-R. P. : Et l’Éducation nationale qui m’a nourri, c’est vrai.
P.-E. T. : Le troisième, c’est le TGV. Quand on naît dans ce pays, on vous donne deux à trois millions d’euros de Sécurité sociale et d’université.
C’est mal ?
P.-E. T. : Je vous dis que c’est le premier produit de luxe français, pas que c’est mal.
J.-R. P. : Moi je le dis, c’est une manière de déresponsabiliser les Français. Le client qui achète une bouteille de champagne entre 20 et 1 000 euros, le fait volontairement parce que c’est son plaisir, tandis que celui qui utilise l’Éducation nationale, Air France, le TGV, considère que c’est un dû et comme c’est gratuit ou presque, c’est normal que ça n’ait pas de valeur. Le champagne reste un produit de luxe au sens « luxe, calme, volupté » que l’on acquiert ou pas, nous sommes dans la liberté du choix.
La Champagne est-elle universelle au point d’être classée au Patrimoine mondial de l’Unesco ?
P.-E. T. : Avec la campagne « Coteaux, Maisons et caves de Champagne », il s’agit de classer les très grands sous-sols, les crayères, quelques sites qui viennent en complément de ceux déjà classés comme la cathédrale de Reims, le palais du Tau, l’abbaye de Lépine. Il y a bien en Champagne des sites à caractère universel. Le président de cette candidature est Pierre Cheval, j’en suis le vice-président. Nous espérons sérieusement bénéficier d’un classement.
La Pompadour a dit : « le champagne est le seul vin qui laisse une femme plus belle après boire. » Qu’en pensez-vous ?
J.-R. P. : Un grand vin embellit toujours les femmes, le champagne les rend plus rapidement heureuses, c’est la magie de la bulle, c’est le gaz qui permet à l’alcool de se répandre plus vite dans le corps, mais donnez leur un verre d’un grand montrachet et le bonheur est là tout autant.
P.-E. T. : L’un de vos confrères a dit que la cuvée Comtes de Champagne de notre maison est le montrachet de la Champagne.
Photos : Mathieu Garçon. Propos recueillis par Jean-Luc Barde.
Cet entretien a été réalisé avec le soutien et la très aimable complicité du restaurant Taillevent à Paris. Cet article a été publié sous une forme différente dans Mes Dimanches Vin
, supplément mensuel du Journal du Dimanche.