Le temps est venu pour moi de prendre le large et de céder toute la
place au suivant, Louis-Victor Charvet, talentueux, bosseur, lucide. Je l’ai engagé il y a quatre ans comme stagiaire, il a creusé sa voie, bravo.
Il ne me
remplacera pas, il me succède. Ce n’est pas pareil, il ne doit pas chercher à
me remplacer, il doit s’appliquer à tracer son propre parcours, quelque chose
qui lui ressemble, qui colle à ce qu’il pense, à sa vision, à ce qu’il croit.
Je quitte Bettane+Desseauve et le mondovino le 31 décembre, quelques
jours encore. Je pars sans me retourner, sans regret, sans amertume, la tête
pleine d’images, de goûts, de vins, de gens, de paysages, de scènes,
d’anecdotes, de rires. Quelques ricanements, bien sûr.
Dix-sept années de rédaction en chef de magazines dédiés aux vins
et au monde qui les entoure. Résumées en une page, c’est possible.
Je me souviens d’abord de celui qui m’a propulsé dans cet univers,
mon cher ami Daniel Benharros. Il m’a emmené partout, m’a présenté tout
le monde, m’a confié les clefs de mes premiers suppléments vins pour Le
Figaro. Sa générosité n’a eu d’égale que son amitié, sans limite pendant
vingt-cinq ans. Pensées éternelles, tendresse, reconnaissance infinie.
Je me souviens de ma première interview « vins ». La
victime était Caroline Frey au château La Lagune dans le Médoc. 2004. C’était
Mathieu Garçon, déjà, qui faisait les photos et je revois la mère de Caroline
penchée sur l’épaule de Mathieu pour faire ses propres photos dans le même axe.
Rires.
Je me souviens de mon premier numéro du supplément vins du Journal
du Dimanche. En Une, cette accroche : Faut-il acheter des vins
chers ? C’était en 2005 ou 6. La suite a confirmé le bien-fondé de la
question et Jacques Espérandieu, directeur de la rédaction du JDD à l’époque,
avait adoré. J’ai conservé la responsabilité de ce supplément depuis lors.
Je me souviens de mon arrivée chez Bettane+Desseauve.
J’étais sur un nuage, très sûr de mes immenses savoir et compétence. Il m’a
fallu très peu de jours pour déchanter. Une petite quinzaine, au plus. Vite,
j’ai compris que je ne savais rien. J’ai passé deux ans à faire l’éponge pour absorber
un niveau suffisant et, au moins, engager une conversation avec mes collègues
de bureau.
Je me souviens des mille et un voyages avec mon vieux complice, le
photographe Mathieu Garçon. L’Écosse et le Portugal si souvent, l’Italie
aussi, la Californie, l’Oregon, le Canada, l’Afrique du sud, l’Autriche, la Hongrie, le Chili, l’Argentine et la France, la France, la France,
de Reims à Bordeaux, de Tain-L’Hermitage à Beaune et plus, la Corse. J’ai raté
l’Australie et Madère, pas lui.
Je me souviens du Cercle des Bourguignons disparus,
ces grands hommes qui m’ont reçu avec bienveillance et attention. Joseph
Henriot, Jean-Luc Aegerter, Louis-Fabrice Latour, inoubliables. Merci,
messieurs.
Je me souviens des débuts de ce magazine, En Magnum. Thierry
Desseauve m’avait dit : « Une belle fin de carrière ».
Il parlait de la mienne. Le premier numéro était très moche ; le second,
beaucoup mieux et ainsi de suite jusqu’à ce numéro 30, mon dernier. À la fin,
oui, fierté.
Je me souviens du Grand Tasting, dix-sept éditions et plus avec Andrée
Virlouvet, droite comme un i aux commandes du Grand Maching, assistée d’une
équipe des plus réduites, jamais un raté, le succès en bandoulière toujours,
l’œil aigu, la paupière légèrement cernée par l’intensité, une amie pour la
vie, l’irremplaçable copine de bureau, jamais avare d’un bon conseil.
Je me souviens des très nombreux suppléments vins réalisés
pour L’Express avec Philippe Bidalon ; Série limitée avec
Bénédicte Épinay, Gilles Denis ; Les Échos avec Jean-Francis
Pécresse ; Le Monde avec une équipe qui a très vite cessé de me
prendre pour un publicitaire ; Paris-Match avec Régis Le Sommier,
un mec magnifique ; Le JDD, depuis 17 ans. Partout, une
collab’ sans heurts, des interlocuteurs qui respectaient le travail accompli,
fierté encore.
Je me souviendrai toujours de l’équipe, la fine équipe, qui
m’a accompagné depuis le début, de ceux qui ont pris le train en marche, ceux
qui ont tourné le dos, celles qui ont trahi. À chacun, merci.
Je me souviens des centaines de déjeuners de presse, occasions
multipliées de rigolades avec mes confrères et les vignerons qui nous
invitaient, de découvertes du monde enchanté des grandes tables
parisiennes, rémoises, bordelaises, rhodaniennes, bourguignonnes. Me restent
les images de quelques grands établissements : Guy Savoy loin devant, le
Laurent que j’ai tant aimé avec infiniment d’assiduité, le Louis XV de Ducasse
à Monaco dans le bocal de la cuisine, Les Crayères à Reims avec Philippe
Jamesse, immense sommelier, d’autres aussi, de jeunes chefs épatants et les adresses
successives de Yannick Alleno. Les sommeliers de ces établissements, vite
devenus des copains.
Je me souviens de dizaines de voyages de presse tous azimuts. Les
gares au petit jour, les confrères qui se trompent de train, les attachées
de presse qui crisent. Un côté cour de récré qui nous faisaient tellement
rire.
Je me souviens, hélas, de quelques interventions de
communicant(e)s qui voulaient que je parle des vins de leurs clients, même au
prix d’indignités. Ont-ils eu gain de cause ? Ils sont le plus
souvent repartis avec leurs exigences autour du cou. Louis-Victor, ne te laisse
pas faire, tu n’y gagneras jamais rien, pas même un merci. Le respect va
toujours à ceux qui savent dire non.
Je ne me souviens pas de tous les milliers de vins dégustés qui
m’ont fait une culture et, surtout, m’ont appris à reconnaître ce que j’aime et
pourquoi. Je n’oublierai jamais les quelques inconnus qui m’ont fait
briller les yeux. Graeme et Julie Bott en côte-rôtie, Stéphane Sérol en
côte-roannaise, Zusslin frère et sœur en Alsace, Valentine Tardieu en Lubéron,
Jérôme Brétaudeau dans la Loire, François d’Allaines en Bourgogne et, bien sûr,
mon cher ami et collaborateur, Régis Franc et son chante-cocotte. Je ne les ai
pas tous rencontré, est-ce vraiment toujours nécessaire ? Pas sûr. Pour
eux, j’ai fait ce que j’ai pu, à raison.
Je me souviens de quelques vins pour autant d’émotions intenses,
le goût ou l’histoire. Un seul ? Le beaune-grèves Vigne de l’Enfant-Jésus
1865 de Bouchard Père & Fils. Quelques bouteilles du même extraites par
Joseph Henriot des caves austères et profondes du château de Beaune à
l’occasion du fameux dîner Bouchard en ouverture des ventes des Hospices,
chaque année. Un vin du XIXe siècle. Silence de chapelle,
trente convives recueillis. Était-ce bon ? Nous l’avons tous bu sans
barguigner.
Je me souviens de Michel Bettane, en pleine dégustation, me
convoquant dans le labo du bureau pour me faire goûter le coteaux-champenois
rouge de Francis Égly. « C’est un musigny ». Il n’a pourtant
pas l’enthousiasme si facile. J’en ai acheté quelques cols. C’était cher.
Faut-il acheter des vins chers ? Ah, ah. Je n’ai jamais vu le prix d’un
grand vin baisser.
Je n’oublierai rien. Merci Michel et merci à toute l’équipe qui
m’a accueilli en faisant semblant de ne pas voir que je n’y connaissais rien en
vins. Et special thanks à Thierry pour la confiance que tu m’as
témoignée tout au long de ces quatorze années depuis notre rencontre à la
terrasse d’un bistrot des Abbesses. Une vie de rêve qui ne s’arrête pas
complètement. Chaque bouteille ouverte aura le goût des bons souvenirs.
(Merci Georges P.)