Frédéric Panaiotis, chef de caves de Ruinart à Reims, a décidé de ne pas millésimer 2008 dans la cuvée iconique dom-ruinart. Interview.
|
Frédéric Panaiotis en 2021
|
Vous
êtes le chef de cave de la maison Ruinart à Reims. Il se trouve que vous avez
décidé de ne pas millésimer 2008. Qu’est-ce qui justifie ce choix ?
Il
y a plusieurs raisons. En Champagne, les trois cépages ont vraiment des comportements
différents d’une année sur l’autre. Un cépage peut bien réussir une fois et
être en-dessous de nos attentes l’année d’après et inversement. C’est encore
plus rare de voir les trois cépages bien marcher ensemble la même année. Je
suis arrivé chez Ruinart en 2007, année où l’on a décidé de faire un millésimé.
C’est intéressant parce que c’est un millésime considéré comme difficile et que
ne suis pas d’accord avec cette affirmation. 2007 était une grande année pour
les blancs, 2008 est un millésime avec des niveaux d’acidité assez élevés. Je
me souviens de ma satisfaction d’avoir récolté des raisins parfaitement mûrs et
qui conservaient ces niveaux d’acidité. Souvent, ça fait fantasmer certaines
personnes en Champagne, des journalistes et des sommeliers, qui pensent que
c’est le Graal d’avoir cette maturité haute en même temps que ce niveau
d’acidité élevée, qui permet au vin de vieillir. D’après moi, on peut en
douter. J’ai longtemps pensé aussi que l’acidité était un facteur déterminant.
J’ai ouvert les yeux sur cette question en dégustant des vieux millésimes comme
les grandioses 1947, 1949, 1959, ou encore, plus près de notre époque, 1976 ou
1989. Tous ces vins ont bien vieilli. Pourtant, les acidités n’étaient pas très
élevées. En parallèle, des années avec des acidités fortes comme 1955 ou 1988
ont magnifiquement évolué. Le constat que je fais à partir de là, c’est que
l’acidité n’est pas seule garante du vieillissement et du potentiel.
Certains
considèrent ce millésime comme celui de la décennie en Champagne.
Certes,
l’année a la réputation d’être un très grand millésime. Je ne le conteste pas.
Seulement, je me souviens assez bien de la période de dégustation des vins de
base de l’année. On s’est aperçu que, de manière générale, les pinots noirs et
les meuniers étaient plus aboutis que les chardonnays. C’est l’impression qu’on
a eue. Les pinots noirs, assez époustouflants, possédaient une matière vraiment
importante, avec une telle structure et une telle qualité de fruité que les
chardonnays paraissaient en retrait. Le style Ruinart, c’est de trouver de la
rondeur, d’avoir ce toucher de bouche orienté vers la suavité. L’envie, c’est
de donner à nos champagnes un style abordable. Y compris lorsqu’il s’agit de la
cuvée Dom Ruinart. On veut toujours retrouver l’identité de la maison, avec
cette matière large, cette texture et ces éléments de plaisir. Le millésime
2008 ne correspondait pas tout à fait au style que nous recherchons. Quand on
décide de millésimer une cuvée, il faut aussi prendre en compte un autre
élément important, ce qu’il y a en cave. Nos stocks s’échelonnent sur dix à
quinze ans. Nous ne voulons surtout pas avoir un trou de quatre ou cinq ans.
D’abord, parce que ça poserait des problèmes de commercialisation, ensuite,
parce qu’on ne veut pas sortir des vins trop jeunes, ce qui n’est pas
acceptable.
Ce
n’est pas un problème commercial d’être absent du concert des 2008 ?
C’est
discutable. Le but n’est pas de singulariser la maison par un effet d’annonce.
Bien sûr, d’un point de vue commercial, il serait plus facile de proposer un
2008 au marché. Le millésime est attendu comme le messie par certains. Chacun
se fera son avis. Même s’il y a de belles réussites dans les blancs de blancs,
je trouve que, globalement, 2008 a mieux convenu aux cépages noirs et un peu
moins au chardonnay. La Champagne est plantée à 70 % de cépages noirs et à
30 % de chardonnay. Quand l’année est réussie dans les cépages noirs, un
style va forcément dominer qui ne sera pas idéal pour Dom Ruinart. En revanche,
si elle est réussie seulement pour les chardonnays, ça change tout. Par
exemple, 2007, 2010 et 2017, trois années moyennement appréciées par les
spécialistes de la Champagne, sont intéressantes pour nous parce que les
chardonnays étaient bons. Pour toutes ces raisons, il est impératif d’avoir
une image beaucoup plus précise de la réussite d’un millésime en Champagne.
Dans les années 1980 et 1990, l’équation était différente. Il y avait des
grands millésimes seulement tous les deux ou trois ans. Avec le réchauffement
climatique, nous n’avons plus de crainte à ce sujet. Depuis le début des
années 2000, je crois pouvoir dire qu’on peut raisonnablement millésimer huit à
neuf années sur dix. Depuis 2010, il y a eu des années compliquées comme 2011.
Et pourtant, nous avons fait un bon millésime. Idem pour 2014, avec ses
problèmes de drosophile. Compliquée pour les pinots, 2017 a pourtant donné de
beaux chardonnays, à la hauteur d’un champagne millésimé. La Champagne a perdu
cette habitude d’attendre encore et toujours ses grandes années. Nous pouvons
donc nous affranchir plus facilement de cette obligation de faire un millésime
quand nous considérons que le style de l’année ne convient pas au style de
notre maison.
Si
l’année est favorable au pinot noir, pourquoi n’avoir pas millésimé Dom Ruinart
dans sa version rosée ?
Pour
une raison simple, la base de la cuvée Dom Ruinart rosé, c’est Dom Ruinart
blanc, à laquelle on ajoute on ajoute du vin rouge. Le rosé n’existe pas si on
ne fait pas le blanc. Pourtant, les vins rouges de 2008 étaient très bons, mais
l’identité de Dom Ruinart ne doit pas changer.
La photo est signée Mathieu Garçon, comme souvent.
Ce sujet a été publié sous une forme différente dans EnMagnum n°25