J’ai arrêté de fumer après 45 années pleines à raison de un à trois paquets par jour, ça dépendait des périodes. M’arrêter de fumer me terrorisait parfaitement. Un Everest en tongs dont je me sentais incapable. Je l’étais pourtant, capable. Les premiers signes de cette disposition ont apparu à l’occasion d’un vol long-courrier Paris-Santiago du Chili que j’avais très bien supporté. Quatorze heures de vol plus les heures autour, on était à 17 ou 18 heures sans clope, du jamais-vu. Très vite après, un Paris-San Francisco, pareil. Mais j’étais content que ce ne soit pas un problème, ce qui prouvait bien que ce n’était pas la peine d’arrêter.
Pourquoi arrêter ?
La pression sanitaire publique compte pour du beurre. Tu fumes, tu vas mourir, c’est facile, c’est écrit dessus. Fumer tue, my ass. T’y crois pas, normal. C’est pas la bonne raison. Il y a tes fringues, tes cashmeres ravissants, ta maison, tes cheveux, la voiture, tout qui sent le cendrier froid. Pour embrasser les filles dans les lobbies des hôtels de luxe, c’est un peu compliqué. Il y a Desseauve qui tronche parce que tu ramènes ta fraise à une dégustation dans le labo-maison et que « tu pues le tabac ». C’est assez déclencheur, ça. Il y a Bettane qui te demande de ne pas fumer une heure avant une dégustation, le truc impossible. Il y a la vie toute entière organisée autour des cigarettes, d’interminables stratégies, c’est César et ses troupes, c’est Napoléon, c’est épuisant. Exemple, les calculs fins des moments où tu vas pouvoir fumer dans un aller-retour en Champagne. La clope sur le quai de la gare de l’Est, celle entre le quai de Reims et la camionnette qui t’emmène là où tu vas, celle d’après la dégust’ et d’avant le déj et celle d’après, la délivrance du quai de gare avant de rentrer à Paris, c’est grotesque, journée de merde. Ce maelstrom tordu entre obligations réglementaires et fenêtre de tir. Comme il est interdit de fumer à peu près partout même sur les quais de gare en plein vent, il faut y penser d’avance et tu perds ta tête à prévoir des conneries. J’ai arrêté avant de devenir fou. Déjà paria, c’est pas terrible, mais fou, c’est pire. L’ultime bonne raison tient à la nécessaire rupture avec les manufacturiers voyous dont les cigarettes sont faites pour t’accrocher. On a tous vu le film en caméra cachée où un président de grosse multinationale du tabac dit que jamais il ne fumera ses cochonneries.
Le manque
Le pire pour moi, ce n’était pas la cigarette, mais le paquet. Pour des raisons esthétiques. J’ai toujours trouvé le paquet beau, les typos superbes, ce genre de choses. Pareil pour le briquet qui faisait partie intégrante de ma poche. Les premiers jours, je me suis beaucoup fouillé à la recherche de l’inutile Bic. Bon, on ne doit pas être nombreux dans le même cas.
Je suis très content
Oui, ravi. C’est vachement sympa de ne pas fumer. C’est une libération énorme. Faire la queue au tabac du Nazir, rue des Abbesses, avec plein de gens auxquels t’as pas super-envie de ressembler, c’est fini. Youpi. Il paraît que la perception gustative change. Bon, là, au bout de 45 jours, c’est un peu jeune pour le dire, mais je suis prêt à le croire. En revanche, tout de suite, tu te sens mieux, ça se voit sur ta figure, elles te le disent, c’est agréable d’apprendre qu’elles te regardent, tu le sens dans tes bras et dans tes jambes, « tu ne tousses plus » m’a dit une jolie merveille. En trois semaines, tu gagnes dix ans, c’est avantageux. Tout ce qu’on t’a raconté comme horreurs est faux. Sauf grossir. Au bout d’une dizaine de jours, tu t’en rends compte, tu fais ce qu’il faut, t’arrêtes de mettre du beurre sur tes tartines à l’huile d’olive et les choses rentrent dans l’ordre et toi, dans tes pantalons.
C’est facile ?
Oui, très. C’est, d’ailleurs, la grosse surprise. En 45 jours, trois jours difficiles, c’est pas beaucoup. Pas question de jouer la caricature du mec de mauvaise humeur parce que. Bon, une seule crise ridicule dont je demande aux victimes de me pardonner. Mais arrêter de fumer étant en soi une circonstance atténuante, je m’en sors les pieds propres. Non, les cigarettes des autres ne te dérangent pas, au contraire. C’est une excellente mesure de ton bonheur neuf. Parfois, un léger vertige signale le manque, pas plus, c’est gérable avec un verre d’eau fraîche. Et à la fin, t’es ravi (voir paragraphe précédent).
Retomber dans le cendrier
Il n’en est pas question. Comme il n’est jamais question d’emmerder tout le monde avec tes problèmes. Là, c’est une histoire de statut. T’arrêtes de fumer, tout le monde fait « aaah ». Tu recommences pas, d’accord ?
La béquille
Oui, une béquille. C’est la cigarette électronique. L’outil magique. Moche, légèrement ridicule, limite tragique, mais magique. Une gamme large de teneur en nicotine de 0 à 21 mg. Moi, je suis à 6 mg. C’est très peu, m’a dit le vendeur. J’allais pas lui expliquer que ça me plaisait bien, cette toute petite bataille. Tout le matos, recharges, doses, batteries, etc. est assez peu fiable, rustique, mal conçu. C’est comme la téléphonie mobile au début, les boutiques éclosent comme des champignons après la pluie et les petits gars derrière les comptoirs ne sont pas d’une compétence extrême, il te faut trois semaines pour rassembler toutes les informations que tu dois connaître, mais bon, on ne s’énerve pas, au moins ça crée de l’emploi. Et puis, à la différence de ton paquet de Marlboro Lights, tu t’aperçois très vite que ce n’est pas grave du tout si tu n’as pas ta e-cigarette avec toi pendant deux ou trois heures, tu n’es pas du tout anxieux comme avant, ce n’est pas la fin du monde, c’est le commencement.
L’argent
Ben oui. Ma contribution aux résultats de Marlboro et du fisc français s’établissait à 4 745 euros par an. C’est considérable quel que soit le niveau de revenu. Impossible de dépenser 4 745 euros en clopes et de brailler sur le prix du vin, par exemple. En même temps, ce chiffre est virtuel, pas question de mettre 13 euros par jour dans une boîte à chaussures pour en compter 4 745 à la fin de l’année. En revanche, tu as toujours de l’argent sur toi et tu as complètement oublié l’adresse du DAB le plus proche. C’est assez agréable.
Voilà.
C’est la première fois sur ce blog, je raconte ma vie et les lignes qui précèdent parlent d’autre chose que de vin. Quoique. On y reviendra. Cette page est aussi dédiée à L, qui ferait bien d’arrêter de fumer, paraît-il.
Le gif et la photo viennent de l'excellent tumblr Kitty en classe |