96 sur 100, c’est plus que 92. Fort de l’imparable constat, un petit troupeau de dégustateurs a flairé la bonne affaire et s’est engouffré dans la porte laissée entrouverte par le retrait en pleine gloire de Robert Parker.
La chasse aux primeurs est ouverte.
Avril 2022. Bordeaux présente
au monde ébahi son millésime 2021. Une étape indispensable dans le système
particulier de la mise en marché des vins des appellations désirables. Très
bien, chacun ses méthodes. Que le vin ne soit pas prêt à être jugé n’a que peu
d’importance, c’est vrai pour tous les vins. Que certains échantillons soient
préparés pour les dégustations, c’est le
jeu. Que le marché des primeurs ne concerne qu’une petite partie des marques
bordelaises, c’est la loi du commerce qui vend ce qui s’achète.
Venons-en aux notes de dégustation.
Longtemps, les experts notaient les vins sur 20. Maintenant, ils notent sur 100. À l’américaine. Longtemps, le bon sens a prévalu. Maintenant, c’est l’inflation qui prend le dessus, comme chez le pompiste. Tel château qui produisait des vins autour de 92 voit sa production gagner trois ou quatre points et ce n’est pas l’amélioration des vins qui lui vaut ça, puisque cette progression qualitative est à peu près partagée par ses voisins, sauf négligence. Il y a aussi ceux qui vivent sur leur réputation, j’en connais.
Alors quoi ?
Une bande de dégustateurs a bien compris ce qu’attendent les châteaux. La « grosse note » est indispensable pour une commercialisation réussie du millésime frais émoulu des chais. Autant la donner et devenir peu à peu l’incontournable allié, reçu, choyé, nourri, logé, payé parfois, même si on le mérite peu. Ces châteaux publient les grosses notes dans la grande presse et contribuent ainsi à la notoriété de ces néo-dégustateurs sortis de nulle part. On voit bien mieux le gros chiffre que le nom de celui qui l’attribue et dont tout le monde se fout. Comme ces aigrefins sont habiles, ils ne participent d’aucune déstabilisation et l’on verra sans surprise les grandes marques, les grands châteaux, les premiers des classements obtenir les plus belles notes. Pas de surprise, c’est dommage, chacun sait que certains parmi ces premiers de la classe ne sont plus au niveau des notes obtenues, ceci à tous les niveaux de la notoriété. En réalité, c’est le deuxième rideau qui profite à plein de ce nouveau système. Les châteaux approximatifs et généreux voient leur valeur grandir par un curieux mélange où le manque de notoriété du château allié à celui du dégustateur profitent aux deux. De cet attelage mal né adviendra ce que pourra.
Tout le monde ?
Non, pas tout le monde. Quelques dégustateurs, des vrais,
avec le talent, l’expérience, ne jouent pas dans cette basse-cour. Parmi
quelques autres, Michel Bettane a décidé il y a peu de recadrer la notation
publiée par Bettane+Desseauve au risque assumé de ne plus voir les notes B+D
publiées par les châteaux. Il a mis un arrêt net à l’inflation des notes, au
superlatif des commentaires. Quelques Anglo-Saxons aussi, d’autres Français,
très peu, un Suisse sur deux, etc. Des noms ? Neal Martin, Antonio
Galloni, le nouveau William Kelley du Wine Advocate, deux ou trois gars du
Comité de dégustation de la RVF, Yohan Castaing le franc-tireur, Jacques Perrin
en Suisse, deux ou trois experts de chez B+D, on a vite fait le tour. En tout, ils
sont très peu nombreux et on peut ajouter quelques courtiers et autant de
négociants, de grands commerçants et commerçantes, c’est une affaire
d’expérience immense, ces professionnels sont légitimes. Les autres… Disons
qu’ils le sont moins.
pourtant, ils sont près de 6 000 professionnels, dégustateurs, acheteurs,
importateurs, journalistes qui font le voyage de Bordeaux à l’occasion de la
Semaine des primeurs. Beaucoup publient leurs commentaires et notes où ils
peuvent, jusque sur Facebook. Qui sont ces gens ?
Et toi, et toi, et toi ?
J’ai joué le jeu de la dégustation des primeurs quelque temps avant de comprendre que ce n’était pas mon rayon. Je ne saisis rien de ces vins à peine sortis de l’œuf (béton), je n’aime ni leur goût, ni leur puissance-violence, ni leur caractère échevelé, poilu. Je ne vais plus à Bordeaux à cette occasion depuis longtemps. Je considère qu’il n’y a que 25 dégustateurs capables de juger ces vins et de nous apprendre quelque chose sur leur capacité à se développer, que les autres sont des imposteurs, que je ne fais partie ni des uns ni des autres, qu’un peu d’humilité ne nuit pas. Quand j’explique ça aux propriétaires et aux patrons de châteaux qui m’invitent et dont je décline l’invitation, ils sont toujours d’accord avec moi avec le fond de l’œil rieur. Ils savent que j’ai raison, ils le disent. Ils savent déjà ce que leur réserve l’avenir. Des influenceuses qui feront des selfies en poussant des petits cris de ravissement avec les lèvres noircies par les tanins, en parasites des gros malins sus-cités. Ce qui ne fait rêver personne.
À quoi s’attendre ?
Sans consulter une boule de cristal, on peut prédire un gros embouteillage entre 94 et 97 points. Au-delà, certains osent, toute honte bue, 98, 99, 100. On attend, haletant, les 101 points. En deçà, personne ne verra les notes. Ce qui montre à quel point ces notations sont illisibles. La mémoire de l’actu étant ce qu’elle est, tout le monde aura oublié les notes « primeurs » quand les notes « en bouteille » sortiront dans deux ans, aucun parallèle ne sera établi, les imposteurs ne seront pas dénoncés. Sujet suivant.