Jeune encore, déjà riche d’une immense expérience de chef de caves dans plusieurs grandes maisons, Dominique Demarville dirige aujourd'hui les champagnes Lallier, marque récemment acquise par le groupe Campari. Nul autre n’est plus légitime pour expliquer comment se crée la signature d’une marque.
Nous l’avons rencontré et hop, interview
Parlez-nous
de vous
Je suis né
en 1967 dans les Ardennes. En octobre 1985, Jean-Marc Charpentier me propose de
venir faire les vendanges dans son domaine de Charly-sur-Marne. J’y vais avec
l’envie de travailler avec un ami et j’en ressors passionné par ces vignes
champenoises. J’oriente mes études vers un BTS viticulture-œnologie à Avize
jusqu’en 1987, que je complète d’un diplôme national d’œnologie à Dijon. Retour
en Champagne pour mon service militaire en 1990 et réalise mes premières
vendanges en tant que salarié en 1991 chez Philippe Gonet. A la suite du décès
de son mari, Denise Gonet me fait confiance pour la rejoindre sur
l’exploitation avant que son fils Pierre ne reprenne les rênes. À son retour,
j’intègre une autre maison de champagne, Bauget-Jouette, en tant que chef de
cave. J’y reste un an avant de rejoindre la maison Mumm en 1994. Ils me
proposent un poste de responsable cuverie et tirage aux côtés du chef de cave
Pierre-Yves Harang. Lorsqu’il prend sa retraite en 1998, je deviens chef de
cave et j’ai l’opportunité de participer au lancement de très belles
cuvées : R. Lalou, Mumm de Verzenay et une cuvée grand cru. Jean-Marie
Barrière me confie en 2003 l’ensemble de la responsabilité vigne et vin du
groupe Mumm – Perrier-Jouët. Puis arrive un moment émouvant, je m’en souviens
comme si c’était hier – le 23 décembre 2005, précisément – celui où je croise
Jacques Peters qui commençait à penser à sa succession. Il m’avait déjà dit à
plusieurs reprises qu’il souhaiterait me parler à ce moment-là. Je revois
Jacques et lui confirme que je souhaite le rejoindre chez Veuve-Clicquot, chose
faite en juin 2006. Une transmission s’organise alors pendant deux ans et demi,
je rencontre les responsables des approvisionnements, les clients, toutes ces
relations que Jacques a construites pendant 20 ans. Une période importante qui
m’a permis de créer un bon relationnel avant son départ de la maison, le 31
mars 2009, à la date prévue à mon arrivée. Je prends sa suite en tant que chef
de cave, en essayant de faire au mieux pour rester fidèle au style de la maison
tout en prenant la liberté de retravailler certaines cuvées – la Grande Dame
afin de l’orienter un peu plus vers le pinot noir – et d’en créer de
nouvelles : l’Extra-Brut, l’Extra-Old. Michel Fauconnet me sollicite
ensuite pour le rejoindre chez Laurent-Perrier, ce que je fais en janvier 2020.
Un an plus tard, le 18 janvier 2021, je rejoins finalement la maison Lallier
avec un beau projet adossé au groupe Campari. Son président Lucas Garavoglia,
amoureux de la Champagne, souhaitait depuis plusieurs années acquérir une
maison de champagne. Il m’a ainsi nommé directeur général et chef de cave pour m’occuper
de sa nouvelle acquisition.
La maison
Lallier ?
La maison
existe depuis 1906. Elle s’est réellement développée depuis l’arrivée de
Francis Tribaut en 2004. Preuve en est de la production, multipliée par dix en
15 ans ; alors qu’on ne sortait que 60 000 bouteilles en 2004, on en
vend aujourd’hui 600 000. Le travail des vins s’est aussi largement
amélioré, la philosophie est présente et les racines de chaque vin sont bien
définie. Des fondations solides qui nous assurent une belle notoriété. La
marque manque seulement un peu d’image. Il faut maintenant nous concentrer sur
la reconnaissance du nom Lallier et sur la valorisation du travail et du style
de nos vins.
Comment
définissez-vous ce style ?
Il existe et
se manifeste au travers du terroir et du savoir-faire de vinification de la
maison. Nous avons la chance d’avoir ce sol de craie et un climat idéal pour donner
aux vins fraîcheur et pureté. Concernant la vinification, on ne s’interdit
rien : il y a des années avec fermentation malolactique et d’autres sans,
on peut utiliser le bois ou bien l’inox. Tout ceci pour avoir un maximum de
profondeur et surtout pour nous adapter à la nature et à son climat, qui évolue
chaque année. Une approche complètement différente de chez Veuve-Clicquot où le
vin est dominé par le pinot noir et par les vins de réserve.
Concrètement,
comment cela se traduit-il à la dégustation ?
Je vais
commencer par nos deux parcellaires. La cuvée Loridon et le blanc de blancs.
Ils sont tous deux constitués à 100 % de chardonnay. La cuvée Loridon contient
les vins d’une seule année et n’est pas encore millésimé. Nous avons préféré
nous concentrer sur la reconnaissance de cette parcelle crayeuse qu’est
Loridon. La production est microscopique, confidentielle, seulement 2 à
3 000 bouteilles par an, réservée à une cible de grands amateurs, de
connaisseurs de champagne. Le blanc de blancs est plus classique, toujours très
charnu, avec un dosage de huit grammes par litre. Il témoigne d’une grande
pureté avec un côté aérien, très droit, assez épaulé.
Notre Grand
Rosé est constitué pour 2/3 de pinot noir et 1/3 de chardonnay. Ces raisins
proviennent exclusivement de parcelles en grand cru, avec les rouges de Bouzy
qui apportent une grande fraîcheur et dont les tannins amènent subtilement des
amers positifs.
Le dernier
né de notre gamme Réflexion, R.019, contient une majorité de vins de l’année
2019 qui est une des grandes années de ce début de siècle ; on pourra la
compter dans l’arène des 2002, 2008 et 2012. Elle est vieillie pendant trois
ans. Sur cette cuvée, nous n’avons cependant pas la sécurité des vins de
réserve ; son essence même est de capturer les caractéristiques d’une
seule récolte. Alors quand celle-ci n’est pas bonne, on s’autorise à ne pas
faire de Réflexion comme ce fut le cas en 2017, par exemple.
La cuvée
Ouvrage est un grand cru extra-brut issu de l’assemblage de deux parcelles. Il
est vieilli sur lies en bouteille pendant cinq ans. Nous avons une grande
ambition pour cette cuvée. Un de mes premiers objectifs est de donner plus de
temps au vieillissement, pour atteindre les sept ou huit années. L’idée est
également de le millésimer puisqu’il est issu d’une seule et même récolte. Il
est proposé en bouteille, en magnum et, pour la première fois cette année, en jéroboam.
Le prix de la bouteille tourne aujourd’hui autour des 90 euros mais une fois
tous ces projets mis en place nous la vendrons 120 euros. C’est pour moi,
incontestablement, plus un vin de champagne qu’un champagne.
Notre blanc
de noirs Les Sous, 100 % pinot noir, est issu d’une parcelle ainsi nommée
parce que les raisins se trouvent sous le bois, en haut de coteau. Cet
emplacement offre au vin un côté frais et croquant, les parcelles y sont plus
fraîches. Les pinots noirs y ont une maturité plus tardive.
Le second
blanc de noirs provient lui de terroirs à Aÿ et à Verzy et Verzenay. Le premier
pour le côté charnu et puissant, le second pour son mordant et son saillant,
typique d’un climat un peu plus froid. Ce vin est épicé, poivré avec un dosage
de huit grammes par litre.
Toute
cette gamme a-t-elle été étendue par rapport à l’ancienne gouvernance ?
Non, au
contraire, je l’ai plutôt resserrée, surtout au niveau du brut sans année. Il y
avait deux cuvées de brut sans année chez Lallier : la grande réserve et
la série R. Avec l’arrivée du Groupe Campari, nous avons préféré nous recentrer
sur une seule cuvée pour rendre la gamme plus cohérente. Nous avons décidé de
ne garder que la cuvée la plus originale, celle qui présente le plus haut
niveau de qualité, la série R, renommée Réflexion. C’est un brut sans année qui
n’est pas classique puisque chaque tirage porte les caractéristiques du
millésime. Nous avons cependant une seconde cuvée signature qui n’est pas un
brut sans année, la cuvée Ouvrage. Comme je vous l’ai dit, nous avons beaucoup
d’ambition pour cette cuvée, dont celle d’assembler à chaque fois les deux
meilleures parcelles pour en faire un millésime chaque année.
Directeur
général et de chef de cave, vous avez une liberté de décision totale
En effet, ce
titre me donne un double avantage. Mon rôle de directeur général me permet
d’avoir de l’autonomie dans la gestion, de la rapidité dans les prises de
décision et de la flexibilité dans le fonctionnement. Tout cela en conservant
mon poste de chef de cave qui me permet de rester proche de mon métier
originel. J’ai réalisé mes premiers assemblages en 2021 avec la récolte de 2020
donc « mes » champagnes ne sont pas encore sortis. Pour l’instant, je
gère seulement le bel héritage de Francis Tribaut.
Que conservez-vous
de cet héritage ?
Il y a trois
domaines sur lesquels je souhaite m’appuyer et qu’il me semble nécessaire de
garder. D’abord, nous avons du raisin d’Aÿ dans chacune de nos cuvées, c’est un
bel hommage au village sur lequel nous sommes implantés en plus d’être une
garantie de qualité. Conserver ensuite cette proximité et cette écoute de la
nature qui nous offre la liberté de ne rien nous interdire dans la
vinification. Par exemple en 2021. Les raisins présentaient un taux élevé
d’acidité, nous avons envoyé 90 % de nos vins en fermentation malolactique. Au
contraire, 2022 fut une vendange très chaude et solaire, et seuls 70 % de nos
vins sont partis en fermentation malolactique. Cette agilité nous permet de
rester au plus près de ce que la nature nous offre. Enfin, la signature de nos
vins est cette nature pleine de fraicheur et de pureté, garante d’un style
Lallier que je souhaite perpétuer.
Des
pistes de développement ?
J’aimerais
aller plus loin dans la découverte des terroirs, oser sortir des sentiers
battus et m’aventurer sur de nouvelles parcelles. Aller plus loin dans le
vieillissement, également. Le temps fait partie de l’élégance et de la richesse
d’un vin de Champagne.
Vous ne
pensez donc pas qu’il y ait en champagne, comme ailleurs, un goût de plus en
plus marqué pour les vins plus récents ?
Si, bien
sûr. 90 % de nos ventes concernent le blanc de blancs, le rosé et la gamme Réflexion.
Ce sont tous trois des champagnes frais, aériens et c’est ce qui fait le succès
du champagne aujourd’hui. Les champagnes vieillis restent dans la cour des grands
amateurs. Émile Peynaud disait en effet qu’un grand terroir s’exprime avec le
temps. Il avait raison, les vieux champagnes sont toujours très bons et plein
de surprises. Toutefois, il est très rare d’avoir la chance de boire des
champagnes de 20 ou 30 ans.
Vous
évoquez la possibilité d’embouteiller dans un futur proche une cuvée dite
« de prestige ». En quoi va-t-elle se distinguer des autres cuvées de
même ambition ?
C’est devenu
indispensable en Champagne. Francis Tribaut avait donc commencé à y réfléchir
et a réservé en cave quelques millésimes dans un flacon spécial. Elle sera
millésimée – c’est très important pour ce type de cuvée – et basée sur un
esprit de terroir avec une concentration sur les villages d’Aÿ et de la Côte
des Blancs. Nous les avons choisis pour leurs sols très crayeux afin d’avoir
dans nos vins une double approche. Verticale sur la fraîcheur, horizontale sur
l’intensité. Avant tout, nous irons chercher le côté aérien et cristallin d’un
grand vin de champagne.
Vos vins
sont pour la plupart issus d’un seul millésime. Cela veut-il dire que vous
n’avez pas assez de vin de réserve ou bien c’est un choix délibéré pour coller
à l’année et la mettre en valeur ?
Un peu des
deux. Nous avons des vins de réserve, ils vont venir agrémenter et peaufiner
l’assemblage du brut sans année mais dans des très petites proportions, au
maximum 30 %. Ensuite, toute une série de vins dans la gamme sera à termes
millésimée. Aujourd’hui elles ne le sont pas par choix, nous préférons nous
focaliser sur la parcelle. Mais chaque année est différente et nous voulons
exprimer cette différence au travers du millésime.
Votre
ambition pour la maison est-elle de développer la production ou de conserver un
rythme plus lent, adapté à vos capacités d’approvisionnement ?
La capacité
de production en Champagne est directement liée à l’approvisionnement. Le défi
est donc de trouver avec les vignerons le bon niveau d’approvisionnement pour
créer un réseau de personnes qui ont l’envie de travailler avec nous. Il faut
ensuite que la machine fonctionne côté distribution. Sur ce point, Campari a
les ressources, les capacités et le savoir-faire nécessaires. Nous pouvons
choisir le rythme de production qui nous convient le mieux. Pour ce mariage entre
Lallier en Champagne et Campari, nous préférons donc garder un rythme qui nous
permet de conserver notre niveau qualitatif et notre identité.
Vous nous
avez beaucoup parlé de nature. Êtes-vous proche d’une viticulture qui se veut
plus durable ?
Il y a deux
aspects dans le mot nature, il n’en faut oublier aucun. Il y a d’abord ce
qu’elle nous offre, le style et le climat – ces choses avec lesquelles nous
devons nous adapter. Il y a surtout cette notion de respect incontournable d’un
point de vue éthique pour qu’elle continue à nous donner de belles choses. On
ne pourra jamais dompter la nature, le respect lui laisse le temps de nous
donner ce qu’elle a de mieux. Chez Lallier, je souhaiterais avancer sur deux
grandes directions. La première concerne le sol qui est tout simplement là où
les racines puisent leur énergie et expriment la minéralité aussi bien que la
salinité. Ensuite, je veux laisser la biodiversité s’exprimer. La vigne est
devenue une monoculture un peu partout, on en voit les limites aujourd’hui. Il
est donc important de faire un pas en arrière en gardant à l’esprit que la
vigne est prioritaire. Depuis que je suis arrivé, nous créons des îlots de
biodiversité autour de nos sites de production.
Je
m’aperçois que vous ne nous avez pas parlé de votre passage chez
Laurent-Perrier
Joker.
Merci Dominique. Cette non-réponse dit tout.
Dominique Demarville photographié dans les caves
des champagnes Lallier par Mathieu Garçon
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