Là où d’autres préfèrent les plaisirs émollients d’un mas provençal, ils
ont choisi un cellier cistercien perché sur le talus de Givry. Les enjeux
ne sont pas les mêmes.
Philippe Pascal dans ses caves cisterciennes |
Avoir été un prosélyte du luxe et se retrouver sur les traces des moines
cisterciens de l’abbaye de La Ferté, sur le talus de Givry. Avoir fréquenté les palaces les plus
vibrants du monde et s’installer sur l’austère côte chalonnaise. En choisissant
le Clos du Cellier aux Moines, une petite ferme du XIIe siècle, Philippe Pascal
et sa femme cherchent-t-il à exorciser quelque chose ? Ou, plus prosaïquement,
à expier une vie dorée sur tranche ? Personne n’en saura jamais rien. Pour se
faire une idée, il faut se pencher sur ce qui a été réalisé, être attentif aux
projets. Depuis quelques semaines, l’ex-patron de Moët-Hennessy, puis de
l’horlogerie-joaillerie du groupe LVMH, est un homme libéré de ses obligations
professionnelles. Ce qui ne signifie pas affranchi du travail. Il a pris une
tangente industrieuse à défaut d’être industrielle. Quand il se penche, c’est
que la terre est basse et que l’homme est grand. Philippe Pascal a posé ses
costumes et enfilé ses bottes de caoutchouc, il est vigneron, néo-vigneron en
fait. L’affaire était préparée depuis un moment. Nous sommes en 2004 quand il
jette son dévolu sur un tout petit vignoble à Givry, une vingtaine de
kilomètres de Beaune. Il lui faudra deux ans pour récupérer les vignes louées,
une bataille en forme de douche froide qui n’a démobilisé personne. Sa femme et
lui, qui s’étaient rencontré en Bourgogne, à Dijon, pendant leurs études, se
l’étaient toujours promis, ils l’ont tenu. La carrière fulgurante, le succès,
les avaient provisoirement éloignés de ce rêve de jeunes gens. Mais les rêves
vous envahissent, quand ils survivent à la nuit.
Ora et labora, prie et travaille. Travailler, Philippe Pascal l’a toujours
fait, mais il priait sans doute peu. La devise cistercienne, aujourd’hui, il
l’a faite sienne. Il convient de prier le ciel qu’il soit clément. Et, qu’il le
soit ou pas, la terre attend le travail. Après les courbes des graphiques des
ventes, après les spasmes du CAC 40, il découvre les affres de la vie agricole
rythmée sans espoir de mieux par les humeurs de la météo. Le choc fût sans
doute un peu raide, mais il ne l’avoue pas. Il préfère parler d’autre chose, de
ses pratiques viticoles. « Mon chemin à parcourir, c’est mon vignoble de Givry,
c’est réussir à en extraire le mieux. Nous avons entrepris de gros travaux dans
les vignes. Bien sûr, nous réfléchissons à une conversion en agriculture
biologique, mais 2012 n’est pas une année encourageante. » C’est bien le moins
que l’on puisse en dire. Cette météo désastreuse pour le mental des citadins
est bien pire pour celui des viticulteurs. La succession de chaud et d’humide
depuis plusieurs mois a favorisé partout l’éclosion de maladies, le mildiou en
tête. Pour survivre en bio, il faut avoir préparé le terrain de longue date et
que la vigne ait peu à peu appris à se défendre toute seule. Ce n’est pas
encore le cas au Clos du Cellier aux Moines. Sur les coteaux, les habitudes
culturales commencent à peine à prendre le pouls des contingences
environnementales, de l’envie de propre qui saisit des populations entières.
Celles qui consomment les meilleurs vins, en particulier. L’Amérique du Nord,
la Scandinavie, l’Allemagne sont au premier rang de cette demande. Ici, on
commence par le commencement, l’enherbement maîtrisé, une mécanisation légère
pour ne pas tasser les sols, plus d’herbicides, ni d’insecticides. Quand
certains, issus de dynasties vigneronnes, traînent des pieds, le néo-vigneron a
déjà compris. Il reste à mettre en œuvre. Le néo-vigneron sait que la voie est
tracée, il la suivra.
Dans les quelques hectares qui entourent la maison, les nouveaux repères de
Philippe Pascal s’appellent la cadolle (petite cabane de vigneron), le
calvaire, la pointe ou le haut. Sans se le dire, lui et sa femme ont assimilé
ce bornage imaginaire pour en faire un langage commun. Ils se fixent le défi de
faire bien. Vendanger tard est un exemple : « Le plus tard possible. Attendre
encore et encore. Ajouter un jour, puis un autre. Nous n’en dormons pas. Je
relis les mémoires de Duvaux-Blochet, l’aïeul d’Aubert de Villaine, pour me
convaincre que j’ai raison. » Dans un éclat de rire, le grand jeune homme à la
retraite, mais jamais avare d'un mot fin, ajoute : « pour atteindre la maturité,
c’est la meilleure lecture qui se puisse trouver ».
On sent poindre une sorte d’anxiété sous la belle humeur obligatoire. Il
confirme : « on tatônne, dans la passion et l’incertitude. On traverse des
petites tempêtes d’inquiétude, de grands moments d’humilité. On apprend en
faisant, mais c’est trop tard, j’ai 58 ans, je ne saurai jamais tout. » Il ne
faut pas le pousser beaucoup pour arriver au cœur de l’histoire. « Nous sommes
cisterciens aujourd’hui. On ne peut pas habiter ce lieu en faisant abstraction
de l’héritage qu’il contient. Nous nous imposons un devoir de mémoire. Nous
travaillons avec un historien et nous sommes en train de composer un livre sur
le Clos. Nous avons également rencontré un dendrochronologue. La
dendrochronologie est une méthode scientifique permettant de dater des pièces
de bois à l’année près en comptant les anneaux de croissance des arbres.
En appliquant cette méthode à la poutraison de la maison, on a une idée très précise du temps passé. Je veux reconstituer l’histoire des lieux
que nous occupons. » Et Catherine de préciser : « Ce qui nous fait plaisir,
c’est le sentiment d’avoir rendu à la vie un endroit important qui
disparaissait doucement. Nous ne sommes pas n’importe où. Le caractère
historique nous donne une responsabilité supplémentaire. »
Dans le même temps, ce qu’ils savent de la gestion d’une entreprise pose le
problème de l’agrandissement du vignoble, mais sans acuité, disent-ils. Il y a
quelques semaines, ils ont eu l’opportunité d’acquérir trois parcelles de
vignes dans la Côte de Beaune. De toutes petites parcelles de 2 500 m2 chacune.
Une à Puligny-Montrachet dans le clos des Pucelles. Une autre à
Chassagne-Montrachet, dans les Chaumées. Et la dernière à Santenay, la parcelle
du Beauregard. Ils présentent cette acquisition comme une démarche destinée à
compléter leur gamme avec des blancs de belle origine. On peut l’entendre. On
peut aussi se demander si c’est bien vrai, cette gentille histoire de
marketing. Et si, à la fin, Philippe et Catherine Pascal n’ont pas tout
simplement attrapé le virus, s’ils ne sont pas déjà complètement piqués par
leur passion, plongés, engloutis même, dans le grand tonneau du mondovino. Non,
non, disent-ils en chœur et en regardant ailleurs. Vite, vite, Catherine parle
d’autre chose, des plaisirs de la vie calme après les trépidations d’une vie
mondialisée. S’émerveille de cette nouvelle vie qui s’installe, so exciting. Compte
sur ses doigts les trois semaines sur quatre qu’ils passent ici depuis que
Philippe a rendu les clés de son bureau à LVMH. Fait semblant de s’inquiéter : «
tout ceci est encore très nouveau ». Bien sûr, bien sûr. Elle n’ose plus parler
de vin, même pas dire que le sien est bon. Et pourtant, il est très bon, déjà
il récolte bonnes notes et commentaires élogieux.
La photo : Philippe Pascal photographié par Armand Borlant
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