Ce soir, la maison Louis Jadot reçoit pour
honorer Jacques Lardière. Il prend sa retraite après quarante années passées
là. Je suis invité, je n’y serai pas. Overdose de boulot. C’est peu dire que je
regrette. J’ai trop les boules, oui, comme dirait la stagiaire qui s'y connaît en états d'âme.
J’ai rencontré
Jacques Lardière au début de l’automne et j’ai rédigé le texte ci-dessous,
publié dans le numéro de novembre de Série limitée, le beau supplément mensuel
du quotidien Les Échos. Ceux qui le liront jusqu’au bout comprendront qu’il est
assez difficile de n’être pas à Beaune, ce soir, en train d’applaudir debout le
discours sublime que Lardière ne manquera pas de prononcer, l’émotion à son
comble. Snif.
Jacques Lardière |
Il avance, courbé en deux. La tête auréolée de
blanc évite tous les pièges de ces basses voûtes du XIe siècle. Dans
la faible lumière, on distingue à peine les milliers de bouteilles couchées, on
ne déchiffre pas les hiéroglyphes des petites ardoises qui indiquent le
millésime et la provenance. Bizarrement, ce ne sont pas des codes secrets.
Jacques Lardière connaît par cœur chacun des
flacons qui attendent leur heure dans les caves de la maison Louis Jadot, dans
les entrailles de Beaune. Certains de ces vins sont là depuis bien plus
longtemps que lui. Pourtant, à l’heure de tourner une page, voilà quarante ans
qui s’inscrivent dans son sillage. Depuis 1970, il est l’homme des vins du
grand négociant bourguignon et, à ce titre, la trace qu’il laisse est
considérable.
Rewind.
Lardière a vingt ans quand… « C’était
pratique la hiérarchie des grands crus, je croyais qu’il y avait un processus
de réalisation différent et je m’apercevais que non. Il y avait quelque chose à
comprendre. » Voilà à quoi tient une vocation. Mais bien sûr, on reconnaît
un grand homme à la façon qu’il a de mettre ses pas avec humilité dans ceux du
grand homme qui le précède un moment. « J’ai fait nombre de dégustations
avec Jules Chauvet pour voir de combien de mots nous disposions pour décrire
une sensation. J’ai commencé à parler d’ouverture spectrale. Je m’intéressais à
la physique quantique, à Rudolf Steiner, le père de la biodynamie. J’ai cherché
à structurer ce que je ressentais et ce que je pensais. J’ai compris qu’entre
deux vins, on est identique et que, peu à peu, on passe d’un champ
d’éventualités à un chant vibratoire, les molécules du vin s’expriment. On
croit que c’est de l’ivresse alcoolique, mais pas du tout. C’est très
différent. » Au-delà de ces paroles d’espoir se dessine quelque chose qui
ressemble à une vision. Jacques Lardière n’est pas n’importe quel maître de
chai. Du vin, de son élaboration, il a une très haute idée, l’impression de
toucher le ciel biblique, un accès VIP aux grandes interrogations de la vie.
Quel homme. Du coup, on ne parle pas beaucoup des méthodes, des pratiques. Mais
quand même, un petit peu. Importante maison de négoce, passée en quarante ans
de 3 500 hectolitres embouteillés à 75 000, Louis Jadot dispose d’un domaine en
propre et achète des raisins qui sont vinifiés par la maison. Comprendre que
Jacques Lardière n’a pas la main sur tous les paramètres. Il ne le regrette
pas, ou alors ça ne se voit pas. « Un lieu, ça se vit », dit-il. « La
présence du vigneron compte plus que tout et moi, je ne peux pas faire le
travail à leur place. Pour autant, voyez-vous, la biodynamie fermentaire
nettoie tellement de choses… Je ne suis pas démuni. » On respire de
soulagement. D’autant qu’il déclare élaborer tous ses vins de la même façon.
« Le même process aide à comprendre les différences. On goûte un “village”
à la même température qu’un “grand cru”, non ? » Si, bien sûr.
Aujourd’hui sonne l’heure de sortir de scène,
de laisser son immense bureau à un successeur. D’autres ne le supporteraient
pas, lui parle des huîtres de Bouzigues sur le port de Sète, des nécessaires
rattrapages qu’une vie de passion a accumulés, tous ces oublis volontaires
justifiés par l’intérêt supérieur, le Grand Vin, ces majuscules qui obligent.
Ce successeur, au fait ? Il existe, il s’appelle Frédéric Barnier et il
est là depuis trois ans. Seulement ? On peut parler le Jacques-Lardière en
trois ans seulement ? « Ce n’est pas ce que je lui demande, il
apportera sa manière. L’important est que nous soyons d’accord sur les
fondamentaux. Ce n’était pas la première idée, les actionnaires américains
préférant qu’un Lardière me succède. Une Lardière, en l’espèce. Ma fille
Juliette. C’est Pierre-Henri (Gagey, le président de la maison Jadot, NDLR) qui
avait inventé ça secrètement, je ne me serais pas permis. J’en ai été très ému.
Elle a beaucoup réfléchi, beaucoup travaillé et, finalement, a refusé. Que
vouliez-vous que je fasse ? J’ai regretté, voilà tout, et j’ai engagé Frédéric.
J’avais l’œil sur lui depuis longtemps. » Et tout le monde est content.
Notre homme ne s’écarte jamais beaucoup de ce
qui le passionne, exprimer sa vérité du vin. Morceaux choisis.
« Il faut comprendre que nous faisons des
vins dotés d’un futur. »
« La mise en bouteille, ce passage d’une
violence inouïe, c’est la symbolique du vin. Il faut une petite mort pour
toucher l’éternité. »
« On s’en fout du pinot. Ce qui nous
intéresse, c’est ce qu’il y a en dessous. Ce qui est dessous doit passer
dessus. »
« Rien au monde ne possède un tel spectre
que le vin. »
« Je n’aime pas le mot terroir, sorte de
fourre-tout approximatif qui intègre le lieu, la pluie, l’homme, les sangliers.
La Bourgogne, c’est le terroir, mais nos climats, c’est autre chose. Bien plus
précis. »
« On a compris si peu, il y a tant de
mystères dans la fermentation, dans l’élevage, dans la conservation. »
« Le vin nous dit d’avoir confiance en
nous. Il nous apprend la vie, si on veut bien l’écouter. »
« Il y a tant de choses que le
scientifique n’explique pas encore, tant de choses troublantes. Laissons-nous
troubler. »
Sur les modes qui traversent le monde du vin,
il a également une opinion épatante et radicalement en travers de l’avis
général : « Ce n’est pas le vin fruité qui risque de faire progresser
l’homme. Je veux des vins qui nous fassent grandir, qui apaisent nos cellules,
qui nous rendent plus intelligents et plus sensibles. Mais on oublie tout ça à
cause de cette idée qu’il faut faire simple. Pour un public d’idiots ?
Moi, je remarque que quand on fait goûter des choses un peu plus compliquées,
les gens adorent. Alors quoi ? »
Jacques Lardière pourrait continuer des
heures, littéralement possédé qu’il est par un discours d’une fine intelligence
et par un désir fou de partager tout. Il faudrait mille pages et une infinie
concentration pour en rendre compte. Il faudrait un livre, Jacques.
La photo : est signée Mathieu Garçon, bien sûr.
La photo : est signée Mathieu Garçon, bien sûr.
Voila un bel hommage a un grand homme du vin.
RépondreSupprimerMerci Jacques Lardiere pour une carriere extraordinaire d'un homme extraordinaire.
Les bouteilles des vins elaborees par Monsieur Lardiere chanteront encore longtemps la legende de son talent, il peut partir tranquille et regarder les bateaux dans le port de Sete. Bon vent Jacques!
Merci. Oui, Jacques Lardière est une grande figure de la Côte et il va laisser un grand blanc (et de très grands blancs, oui)
SupprimerJe n'oublierai jamais la visite guidée un samedi matin au domaine avec le journaliste du Devoir un certain septembre 2006.Tout le long de la visite j'étais suspendu à ses levres. Sa déscription des vins est toujours accompagnée de la gestuelle des mains en faisant la forme carré, spherique, longitudinale, verticale et nous plonger pour finir dans les racines de la vigne. C'est une source intarissable.
SupprimerBonne retraite Grand Monsieur Lardière.
Mohand Yahiaoui de Montréal.
Moi aussi, j'ai passé une journée avec lui. Et j'étais comme vous !
SupprimerOlivier:
RépondreSupprimerOui les puligny sont magiques et jamais bu une bouteille de Louis Jadot pour laquelle j'ai été déçu!