C’est tout de même extraordinaire cette soif de démultiplication. L’ubiquité du vigneron en marqueur des temps modernes. Sans nous attarder sur les flying winemakers à propos desquels tout a été dit, il y a d’autres spécialistes du je-suis-partout. Les grands collectionneurs de châteaux, de domaines, déjà. Ils ne sont pas à proprement parler des vignerons. Et il y a les grands vignerons qui ne sont pas vraiment des collectionneurs. Les uns partagent avec les autres un goût immodéré des vins qui portent leur signature. Et ce n’est pas une crise d’ego mal placée. Les uns vous parleront de stratégie, les autres de leur mission, un rapport à la terre d’essence quasi-divine. La vérité est ailleurs, mais bizarrement, ils ont tous du mal à l’avouer. Ils sont simplement passionnés dans des proportions inhabituelles au commun des mortels. Ils sont dévorés par la vigne, le vin, les mystères de la fermentation, cette envie d’épater le reste du monde avec des saveurs et des arômes exclusifs, la course à la reconnaissance. C’est une drôle d’histoire, un engagement rare, une vocation, tout ceci est très humain. Et une étonnante envie de partager, très peu… partagée, justement. C’est aussi une manière de voyager, de posséder une poignée de portables, une carte Flying Blue Silver, une importance, il y a de l’impétuosité, là-dedans. Ces hommes auraient fait merveille à la tête d’un bataillon dans les guerres romantiques des livres d’histoire. Mais les guerres ne sont plus romantiques du tout et celles qu’ils mènent à coups de bouteilles ont à faire avec la conquête d’un monde qui n’est pas le grand monde. Un univers feutré de grands amateurs qui savent le prix de leurs gourmandises.
Pierre Seillan est de ceux-là, un vigneron en prise avec la planète au sens le plus large. Le grand écart au-dessus de l’Atlantique Nord et retour, en permanence. Les lecteurs de ce blog le savent, Pierre Seillan est un de nos favoris, un chouchou de BonVivant. On l’a raconté dans la Sonoma, le voici à Saint-Émilion. On le verra bientôt en Toscane, dont la photo ci-dessus constitue un avant-goût.
Tout commence le jour où il rencontre Jess Jackson, un grand Américain au regard clair, un milliardaire comme la Californie sait en produire. Un homme de cœur pour qui l’argent allait de soi et dont la vraie fierté aura été son action en faveur des droits civiques et pas les 100 points de Robert Parker pour son vin californien. Le grand Jess, disparu l’an dernier, avait eu un jour envie d’une résidence secondaire dans la fraîcheur tempérée du nord de la Californie. Il l’avait trouvée, il y avait un jardin et quelques vignes. Mais l’idée même de l’Amérique est tenace. À sa mort, ce vignoble se comptait en milliers d’hectares, en dizaines d’étiquettes. La clairvoyance étant aussi une qualité de l’entrepreneuriat US, il a vite compris qu’il lui fallait un vignoble-vitrine, une locomotive pour entraîner tous ses autres vins. Lucide (oui, en plus), il se tourne vers la France pour trouver le right man et l’installer à la right place. C’est sur Pierre Seillan que ça tombe. Jess Jackson aura été la chance d’une vie pour ce Gersois à la carrure (et à l’accent) de rugbyman. Il se trouve, naturellement, que Pierre Seillan avait toutes les qualités requises pour relever le gant. Autrement, il aurait été vite remplacé, les Américains sont comme ça. Il a commencé avec la création du domaine Vérité, dans la Sonoma, la vallée voisine de la Napa, vers l’ouest. Un endroit fait pour la vigne et les grands vins. Là, il a mis en œuvre sa théorie des micro-crus. Patiemment, il identifie, parmi les vignes de la Jackson Family, les parcelles porteuses d’espoir. Comme il ne se trompe pas, ça marche. Les trois vins de Vérité sont nés. Un assemblage à base de cabernet-sauvignon, un autre fondé sur le merlot et le troisième, cabernet franc en majorité. Dans le même temps, Pierre Seillan se penche sur le fabuleux domaine toscan des Jackson, près de Sienne. Là, comme en Californie, il applique les mêmes méthodes. Cépages internationaux, les vignes au milieu d’une belle nature, polyculture. Aujourd’hui, on dit bio-diversité.
Et puis, un jour de canicule, on retrouve nos deux compères sur la côte. Pas la Côte d’Azur. Non, la Côte Pavie à Saint-Émilion. Là, un petit domaine est en vente. Le Château Lassègue, exemple parfait de la belle endormie. Voici 24 hectares sur le coteau, position exceptionnelle dans l’un des vignobles les plus connus du monde. Il n’en faut pas plus. Le milliardaire fait monter le vigneron au capital, le collaborateur s’associe avec son patron. Une position rare dans les grands vignobles du monde. Pourquoi ? Réponse de l’intéressé : « Nous partagions la même vision de la viticulture. Jess savait bien qu’il avait vingt ans de plus que moi et je pense qu’il a souhaité m’attacher encore un peu plus à sa famille. Il voulait aussi quelqu’un qui connaisse bien Bordeaux. Je crois que mon franc-parler, bien peu diplomatique, lui plaisait et nous avons toujours entretenu une relation honnête et loyale. » Au mois d’octobre 2003, la transaction est signée et la nouvelle aventure Lassègue peut commencer.
Premier constat, la vigne est dans un état exceptionnel. Le propriétaire d’avant était un fier vigneron et ses vignes, âgées d’une quarantaine d’années en moyenne, montées sur d’excellents porte-greffe, constituent un matériel végétal de premier ordre auquel Pierre ne touchera pas et n’a toujours pas touché, près de dix ans plus tard. Pierre ne cesse de monter et descendre le coteau, il y détermine une petite trentaine de parcelles, toutes vinifiées séparément, « J’y ai découvert une sorte de crescendo de calcaire avec des argiles fortes, c’est l’un des plus beaux terroirs qu’il m’ait été donné de cultiver. Et son exposition intégrale sud-sud-ouest est excellente. » Secrètement, il est ravi. Il sait qu’il tient là de quoi réaliser son grand’œuvre. Peu à peu, millésime après millésime, il gravit les échelons qui mènent à l’excellence. Le guide Bettane & Desseauve ne s’y trompe pas. En août 2011, voici ce qu’on peut lire sur le grand vin de Lassègue : « Peu à peu, les vins trouvent leur style, consistant et puissant, gagnant progressivement en finesse, ce qu’autorise largement le terroir. » Et, à propos du millésime 2009, Thierry Desseauve note que le tanin « est beaucoup plus fin que dans les millésimes précédents. Si le vin demeure large et ample, il possède un tout autre équilibre en bouche. » Amateur de très beaux raisins, il fait tomber les rendements. Aujourd’hui, ils s’établissent en deçà de trente hectolitres à l’hectare. Il crée un second vin, Cadrans de Lassègue, entreprend la construction d’un nouveau chai accoté au château, comme une aile en retour, mais dans la tradition. « La chartreuse à deux tours mérite sans doute d’être améliorée, mais pas d’être bousculée. Je suis issu de cette région, je voulais rester dans la pierre de Saint-Émilion. Je dois dire que je ne comprends pas bien cette frénésie architecturale qui s’est emparée de certains de nos voisins, grands ou petits. Cette région est classée au Patrimoine mondial de l’humanité. Il y a d’autres moyens de se faire remarquer. » Ça, c’est dit.
Et ce n’est pas tout. Peu à peu, de bouts de phrases inspirées en longs monologues, il se dégage une sorte de philosophie. Pas forcément des vérités, mais un fil rouge. Écoutons. « Le vin n’est pas un produit de première nécessité. Pour que le monde s’y intéresse, il faut faire très bien. Si on parvient à capturer les messages de la terre, à faire entrer le terroir en résonnance, on passe du commun à l’exceptionnel. » Ou encore, ceci. « Il faut signer le vin. Un lien doit s’établir entre la terre, le terroir, et le vigneron. Il faut aller vers le produit unique. Il y a des grands artistes et il y a de grands artisans. J’essaie d’être l’un d’eux. C’est en gardant ça dans un coin de la tête, que les vins s’élèvent, dans tous les pays. Chez les amateurs, il y a de la curiosité, parfois du snobisme, ou de l’esprit. Chacun cherche une dimension supérieure. Et la trouve, ou pas. » Ce grand spécialiste des cépages bordelais a vite fait d’être critiqué, comme d’autres avant lui. Mais il sait se défendre : « Je m’adapte à la climatologie de chacun de mes vignobles. J’observe la végétation. Les arbres, l’herbe. La force des arômes dans les feuilles m’informe sur la nature du sol. J’oriente mes vinifications en fonction de ces messages. Je n’ai pas de protocole unique. » En l’écoutant, on comprend mieux pourquoi château-d’yquem est son vin préféré, il le confirme : « La force d’Yquem, c’est la diversité de ses terroirs. C’est ce qui fait son incroyable complexité. »
Cet homme est un terrien d’une nature peu commune. Il avoue un goût particulier pour les promenades en forêt, là où la terre est plus présente, là où le téléphone ne marche pas. Et son jardin secret, ce petit vignoble dans la propriété qui l’a vu naître quelque part entre Auch et Lectoure, il n’en parle qu’avec une certaine réticence. Premier millésime : 2011. Ceux qui le connaissent savent bien que c’est là qu’il ira suivre les battements du pouls de la terre, le jour où. Quand enfin, il aura mené tous les vignobles dont il a la charge à la place qu’il leur a assignée. Sur le podium, chacun dans son appellation.
La photo : Pierre Seillan, photographié par Mathieu Garçon, en Toscane.
Ce sujet a été publié sous une forme différente dans le numéro de septembre de Vigneron.
Mouais.
RépondreSupprimerComme d'hab on nous vend de la passion. Y a un article qui est bien plus excitant parce qu'on peut taper sur ce capitaliste de Pierre Seillan. (on murmure même qu'il vend ses vins pour financer la fabrication de missiles et qu'il enchaîne des enfant esclaves à ses pieds de vigne...)
ow.ly/dTFMB
Des enfants mexicains, tu crois ? Et ils les mangent après ? C'est bon, tu crois ? Cette histoire est passionnante. Courage, mon Glou, avec tes trolls.
SupprimerBien plus cinglant
RépondreSupprimerMoi pas compris
SupprimerQu'importe, KJ a mis les voiles
SupprimerKJ sont les initiales de Kendall Jackson ? Si oui, c'est le nom de l'entreprise viticole. Celui qui "a mis les voiles", c'est JJ. Jess Jackson.
SupprimerOui, le candidat aux primaires
SupprimerBon, merci de ces commentaires de haut vol.
Supprimer@ JJ
SupprimerTouch down
RépondreSupprimer@ Anonyme: Le candidat aux primaires est Jesse Jackson Jr (prononcez "Jessie") et non le regretté Jess Jackson... Comme quoi, se renseigner avant d'écrire n'est pas un luxe.
Supprimer@ Bon Vivant: Encore un bel article, bravo. Un grand merci pour faire partager la passion de votre chouchou avec nous!
Merci, merci
SupprimerC'est là qu'on regrette de pas savoir son nom pour lui mettre la hooooonnnnte ;-)
RépondreSupprimerFaut-il priver de publication les commentaires anonymes ?
SupprimerÇa va vite devenir une obligation, car cela devient vraiment lassant de lire des conneries de bas niveau sous des signatures anonymes qui se prennent pas pour du beurre, en sus !
RépondreSupprimerOù alors, là où l'anonymat sera toujours permis, les lecteurs attentifs se feront de plus en plus rares.
L'autre solution, bien plus lourde à gérer, consiste à filtrer les commentaires avant publication. Sauf à être sur sa machine 24h/24h, on y perd un max de spontanéité.
Bref, un sujet pas clos !
Pas clos ? Quel sens de l'à-propos, François ! Tu as vu cette agitation ridicule sur l'emploi du mot "clos" et du mot "château" par les Américains ? C'est mon post du jour.
SupprimerCela dit, je ne suis pas pour zapper les commentaires anonymes au nom de la démocratie d'internet, ce superbe isoloir. Mais je pourrai trier un peu. Nous verrons cela.
Alors, ça bosse ?
RépondreSupprimerUn bel article sur un homme passionnant. Je l'ai rencontré en début d'année ( http://bit.ly/HBnD4Z ) et j'aimerais beaucoup me rendre en Sonoma voir de plus près cette gigantesque propriété.
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