« Tout fout le camp » s’attristaient les habitués aux comptoirs des bistrots en sifflant, mélancoliques, un ballon de rouge aussi ennuyeux que leurs converstaions. La nostalgie a-t-elle encore droit de cité ? Je dis oui.
J’étais la semaine dernière au Laurent, ce restaurant mythique des jardins des Champs-Élysées que je considérais, émerveillé, comme le meilleur de mon monde. C’était le dernier déjeuner, la fin d’une époque, la fin de tout. L’ambiance n’était pas venue, on pliait les gaules, on traînait les pieds, ce n’était pas d’une gaieté folle. La clientèle habituelle, un rien clairsemée ce jour triste, occupait les banquettes confortables de cette grande salle aux vastes baies vitrées qui envoient la plus belle lumière naturelle qui soit. Patrons du CAC 40, politiques, grands antiquaires de l’avenue Montaigne voisine, un entre-soi de bonne compagnie qui n’était pas la moindre des qualités du lieu. Cet endroit représentait une sorte de résumé parfait de ce que Paris pouvait être d’élégance, de simplicité chic, de mesure, de tout ce qu’on aimait dans notre capitale et qui a une fâcheuse tendance à s’effacer sous les coups de boutoir d’un villedeparisme, comme disait le regretté Laurent Bouvet, échevelé, hystérique, destructeur.
Je me souviens de la gastronomie d’Alain Pégouret, d’une rare justesse qui m’avait fait aimer l’endroit ; je me souviens de la meilleure sommellerie de Paris ; je me souviens de l’accueil de Philippe Bourguignon, de Ghislain, de Christian, des autres, tous les autres, du voiturier (un type formidable) au plus débutant des serveurs qui tous s’attachaient à produire le meilleur d’eux-mêmes dans un cadre unique et exigeant. Ici, on n’était pas assommé par une musique exagérée, on ne buvait pas de vins nature. Je me souviens, je regrette. Le printemps qui vient ne nous verra plus ravis sur la plus belle terrasse de Paris.
Le restaurant Laurent ferme.
Les murs appartiennent à la Ville de Paris, l’exploitation est
concédée, la Mairie n’a pas retenu l’offre du concessionnaire
historique, le groupe Partouche. C’est Paris Society dirigée par Laurent
de Gourcuff qui prend la suite. Paris Society a créé une nébuleuse
d’une vingtaine de restaurants « à la mode » à Paris, Courchevel,
Megève, etc. Parmi lesquels Monsieur Bleu, la Maison Russe (devenue
subitement, sottement, la Maison R. comme si le mot russe était devenu
infréquentable, les imbéciles), Perruche et d’autres comme Apicius
repris des mains fines et intelligentes de Jean-Pierre Vigato, on a vu
ce qu’ils en ont fait, pas de quoi pousser des petits cris extatiques.
Bref, tout ceci sent le branché et, pire, le festif. On y paiera trop
cher une assiette approximative et une carte des vins à coefficient
confiscatoire. À l’automne prochain, l’établissement fermera pour
quelques mois, le temps des travaux. On va refaire la déco. Aïe. J’ai
peur d’avance. La vulgarité nouvelle des Champs-Élysées gagne les
jardins, n’en attendons rien de bon. J’avais déjà vécu pareille débâcle à
la reprise de la Coupole à Montparnasse, nous avions beaucoup pleuré ce
haut-lieu disparu.
Le monde change, vieux. C’est comme ça. Sans doute. Le monde pourra-t-il
se passer de ses ancrages les plus brillants, les plus historiques ? Je
ne crois pas. Je ne crois pas du tout.
Cela dit, le pire n’étant jamais certain, nous pourrions voir éclore une divine surprise.
Il y faudrait beaucoup d’humilité.
C’est ça, le prochain Laurent ? Qu’on ne m’y attende pas. (photo extraite du site Paris Society) |
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