Voilà ce que dit Amélie Nothomb à Charles Philipponnat. L’auteur de Hygiène de l’assassin et l’auteur du clos-des-goisses 2006 enfin
réunis chez Taillevent pour une conversation finement croisée. Deux visions inspirées du champagne par
deux beaux esprits qui élèvent les bulles au rang du rêve, de la poésie, de
l’objet d’art enfant du génie éclairé de la civilisation des Lumières. C’est notre ami Jean-Luc Barde qui a préparé cette rencontre au
sommet.
Vos
deux vies sont accompagnées, traversées par le champagne, pourquoi,
comment ?
Amélie Nothomb : Je suis une enfant
d’ambassade. Je suis née quand mon père était consul de Belgique au Japon. Dans
toutes les ambassades de la terre, l’eau c’est le champagne et le fournisseur
de la Belgique était à l’époque Laurent-Perrier, il y a pire. Mes parents recevaient
mille personnes par mois. Je n’étais pas invitée à ces réceptions, mais je n’en
étais pas exclue. Petite, je passais à quatre pattes au milieu des gens,
personne ne me chassait, ne me parlait, je faisais partie des meubles et
j’avais remarqué que les adultes buvaient quelque chose de très intéressant. à l’âge de deux ans et demi, j’ai saisi
une flûte et j’ai bu ce qu’il en restait. Je ne savais pas ce que c’était, mais
ça m’a enchantée. C’est là qu’a commencé une longue carrière de finisseuse de
flûtes qui a bercé mon enfance. Je ne le faisais pas en cachette, ça n’était
pas mal vu. Très vite le contrat avec mes parents fut ainsi : « Ma
fille, du moment que tu es la première de la classe, tu fais ce que tu
veux. » Je pense que j’y ai souscrit pour pouvoir continuer à boire au
cours des réceptions, de manière aussi discutable et si peu discutée.
Charles Philipponnat : Mais à deux
ans et demi, au bout de trois coupes, vous deviez sombrer dans l’inconscience.
A. N. : En l’occurrence j’étais déjà
à quatre pattes. Très vite, j’ai eu une pratique certaine de l’ivresse. Comme
Obélix, je suis tombée dedans quand j’étais petite !
C. P. : Mon père faisait du
champagne, mon grand-père faisait du champagne, on peut ainsi remonter sur
seize générations, jusqu’à un ancêtre suisse venu de la Gruyère. C’était un
garde suisse sous François 1er, au moment où les compagnies suisses
furent débandées pendant les guerres d’Italie. Certains vinrent s’installer en
Champagne. Mon père était le chef de cave de Moët et Chandon et Dom Pérignon.
A. N. : Magnifique.
C. P. : Par la suite, j’ai été
rattrapé par la généalogie et suis venu m’occuper de la maison Philipponnat. Il
y a un parallèle amusant avec votre histoire. J’étais un peu plus âgé qu’à vos
« débuts », lors des mariages, après quelques flûtes chapardées, je
pouvais être hors de contrôle. Mes parents n’appréciaient guère cette pratique.
Un jour, j’entraînais une jeune fille dans mon « vice » dans l’espoir
de la séduire. La manœuvre eut quelque succès, au rebours de ce que
j’espérais : elle fut très malade et dut aller se coucher. Je l’ai
rencontrée il y a peu chez un ami et j’ai découvert à cette occasion que
j’avais commis le plus grand crime de ma vie. M’ayant reconnu, elle m’a fait
prendre la mesure de l’étendue de mon forfait en me confiant que depuis, elle
n’avait plus jamais bu de vin. C’est mon plus grand déshonneur.
A. N. : C’est une erreur de
casting, avec moi c’eût été un triomphe.
à qui appartient la maison Philipponnat ?
C. P. : Cette maison avait été
créée par mon grand-père et son frère en 1910. Elle a ensuite fusionné avec
Gosset dans les années 70, Albert Gosset souhaitait faire un grand pôle du
pinot noir entre Aÿ et Mareuil. à
la mort de son fils, il a tout bazardé, les deux marques sont passées dans les
mains d’un fond d’investissement, puis de Marie-Brizard. Après leur propre
débâcle, Philipponnat fut repris par le groupe Boizel Chanoine Champagne créé
par Bruno Paillard. Il m’a demandé de m’en occuper, puisque j’étais Champenois
et portait le nom de la marque, mais au-delà d’une mission d’ambassadeur. J’ai
la responsabilité des décisions qui concernent Philipponnat, j’ai les mains
libres.
Quel place le champagne
tient-il dans votre œuvre ?
A. N. : Une place colossale. Il
est à la fois la condition, le but, le ton, le Graal, la récompense, le
réconfort. L’essentiel de mes droits d’auteur est dépensé pour l’achat de
belles bouteilles. Cependant je n’écris pas sous l’effet du champagne, j’ai
essayé, ça ne donne rien. Pour écrire ces petits livres de rien du tout il faut
un contrôle absolu. J’ai une grande règle, jamais de champagne avant midi. Tout
ce qui tient lieu d’écriture se déroule avant. Un jour sur deux je m’autorise
le champagne, aujourd’hui est un jour sublime, alléluia !
C. P. : Merci.
Vous avez fait du champagne un
personnage de vos livres.
A. N. : Il est très souvent
l’assassin, l’arme du crime. Laissez-moi être prétentieuse et croire que le
champagne est le style de mon écriture. J’aimerais qu’elle soit aussi légère,
gracieuse et élégante que lui.
La littérature joue-t-elle un
rôle dans la vie de l’homme qui signe le champagne Philipponnat ?
C. P. : Le champagne fait
voyager. Au cours de mes déplacements, il m’arrive de coucher mes impressions
sur des petits carnets, mais je ne suis pas écrivain. J’ai gardé de mes études
un goût prononcé pour la littérature et pour les classiques, les auteurs
antiques. En langue française, outre vos livres dont j’avais lu certains avant
de savoir que nous nous rencontrerions, les auteurs du XIXe siècle
m’attirent. La littérature anglaise aussi, Thomas Hardy.
A. N. : J’en suis folle.
C. P. : Pour écrire, il faut de
l’assiduité. Dans cette matière, je n’en ai pas, je n’ai pas cette force, cette
obligation intime.
A. N. : Je vous adore mais il
faut que je me concentre sur ce que je bois. Qu’est-ce que le Clos des
Goisses ?
C. P. : C’est une montagne
mythique.
A. N. : C’est le mont Fuji du
champagne ?
C. P. : C’est le mont Analogue
(roman de René Daumal, ndlr).
A. N. : Encore
mieux.
C. P. : C’est un coteau plein
sud à 45 % de pente qui fait des vins très intenses, extrêmement minéraux
car ils naissent sur la craie pure.
A. N. : Excellent. Quel beau
métier vous faites !
C. P. : Pour revenir aux
éventuels rapports de « l’écriture » d’un champagne avec la
littérature, j’ai toujours imaginé l’assemblage, la composition, comme une
structure, une construction, une architecture. Les voûtes tiennent parce que
les forces s’opposent, il y a le goût, la qualité aromatique, l’acidité, tous
éléments qui viennent se rejoindre et s’équilibrent. Plus le champagne est
beau, plus la voûte s’élève. On pourrait faire une analogie littéraire, c’est
alors une phrase qui se déroule, un roman qui se déploie de chapitre en
chapitre.
Considérez-vous que le
champagne est une œuvre d’art ?
A. N. : Bien évidemment. En
écoutant Charles, je songeais à cette phrase de Goethe qui disait :
« La musique c’est de l’architecture figée ». Au fond, le champagne
c’est de l’architecture pétillante. Quand on bu un grand champagne dans les
meilleures conditions, le souvenir est aussi grand que d’avoir lu Proust. Bien
sûr que c’est une œuvre, elle vous change, vous n’êtes plus la même personne
après, vous en devenez plus raffiné.
Quelles sont ces conditions
optimales pour goûter un champagne ?
A. N. : La meilleur façon c’est
d’avoir jeûné toute la journée jusqu’à 18 h, être pantelant de faim et de soif
et si possible de désir, c’est encore mieux, bref, abstinent de tout sauf de
travail. Alors, brusquement tout bascule, on rompt le jeûne absolu avec un
très, très bon champagne, de préférence dans la compagnie la plus espérée,
l’amour fou, je prends le scénario idéal. Comment s’élever mieux ?
Vous affirmez aussi qu’il doit
être bu vite.
A. N. : Je suis une barbare, je
suis Belge et je l’assume. L’un des bonheurs du champagne, c’est la bulle et ce
qui la rend si touchante, c’est cette éphémère durée de vie, je la cueille donc
à sa naissance et je bois vite, avec un très grand plaisir tout en savourant.
La bouteille est là, pourquoi attendre ? Il se pourrait qu’il y en ait une
seconde. J’aime cette phrase merveilleuse de Churchill qui dit du magnum qu’il
est la parfaite ration de champagne pour deux gentlemen, surtout si l’un des
deux ne boit pas.
C. P. : Savez-vous quelle
était, au premier siècle de notre ère, la capitale de la Gaule-Belgique ?
A. N. : Non.
C. P. : C’était Reims.
A. N. : Oh, quelle belle
époque.
C. P. : Il y avait chez les
Romains deux Belgique : la Belgique première et la Belgique seconde. La
capitale de la première était donc Reims. Au sens romain, nous sommes Belges.
A. N. : Tout s’explique, c’est
pour ça que vous êtes si bien.
C. P. : La manière que vous
préconisez, cette abstinence n’est que la préparation du péché.
A. N. : Je suis une grande
pécheresse, ce jeûne conduit très vite à l’ivresse, celle du champagne fait
partie du plaisir, bien sûr.
C. P. : C’est la grande
supériorité de la religion catholique, cette conscience du péché. (rires)
A. N. : Je suis allée très loin
dans l’ivresse, avec des vins beaucoup moins nobles que ceux que nous buvons
aujourd’hui, jusqu’à faire des duels d’alcool que d’ailleurs j’ai tous perdus,
notamment il y deux ans avec Yann Queffelec. C’était une idiotie profonde, j’ai
eu mon premier black-out de mémoire. Nous étions au bord du lac d’Annecy, je me
suis réveillée pour écrire - car le mécanisme est acquis, j’étais nue avec mes
chaussures pleines d’eau, ce qui suppose que je suis allée me baigner nue en
gardant mes chaussures. Assez causé, qu’est-ce qu’on boit ?
C. P. : Cuvée Le Léon, issue
d’un lieu dit entre Ay et Dizy qui s’appelle “Le Léon”. La tradition veut que
le pape Léon X en fut le propriétaire. C’est un terroir très crayeux, encore
plus ferme que celui du Clos des Goisses, avec souvent le caractère des épices,
ici poivre gris, poivre blanc, et un fruit très frais.
A. N. : Je suis désolée de
n’être pas technique, ce vin est merveilleux, c’est la joie de vivre, quel
bonheur.
C. P. : Il y a du tranchant.
A. N. : Ca fait partie du
palpitant de la vie. Je ne suis pas tout à fait normale, quand c’est trop
gentil, trop souriant ça ne me fait pas plaisir.
C. P. : En toute fin, ça sent
la lame de couteau, l’acier blanc, le sang. Si vous vous mordez la langue vous
sentirez ce goût salé.
A. N. : C’est pas possible, on
s’est rencontrés dans une vie antérieure. Il y a ici la magie d’un de mes tours
préférés, celui d’un magicien qui avalait une quarantaine de lames de rasoir,
une prise de risque majeure, comme le dit Michel Leiris dans De la littérature
considérée comme une tauromachie où le sens du risque dans l’écriture est
rétabli. Malheureusement, c’est une métaphore, le seul risque que j’encours
c’est que l’on me dise que mon livre est nul.
C. P. : Tous les gens qui
essayent de faire quelque chose de leur vie se mettent au risque du ratage.
A. N. : Oui, mais risquer son
corps tout de même, c’est le point extrême, c’est notre rêve.
Quand on fait œuvre, on
doute ?
A. N. : C’est épouvantable.
C. P. : à l’instant où l’on goûte les premiers jus, on est pas sûr,
mais je n’appliquerais pas le mot de doute à cette incertitude. Le doute est
matière philosophique, plus élevée que la question de savoir si son vin sera
bon. Je ne fais fermenter que du jus de raisin. Là, il n’y a pas de place pour
l’angoisse, le doute. Je le pense sincèrement, tout le travail est de veiller
au moindre détail, déployer tous les efforts pour tendre vers un progrès
continu pour aller au plus près de la perfection, l’impossible Graal en ce
monde. Peut-être faut-il mourir pour l’atteindre.
A. N. : Un champagne
d’outre-tombe ce doit être grandiose, il faudrait revenir pour le dire.
La question du style et de
l’être n’est-elle pas au cœur de la création, d’un champagne, d’un texte ?
A. N. : C’est certain. Mais je
ne vis pas le processus de la même manière que Charles, c’est là que nous
voyons que nous ne faisons pas la même chose. Je n’ai pas de terre, je n’ai que
moi, vous voyez le pauvre terroir que je suis ! Ce que j’adore chez vous,
chose rare chez les Champenois qui portent une marque, c’est la parfaite
connaissance de vos sols, de vos raisins, la pratique de chacune des étapes qui
font naître vos champagnes.
C. P. : Je suis un peu hybride.
Historiquement, le champagne a été créé par des gens qui ne sont pas des
viticulteurs. Ils achètent les raisins, les vinifient et écrivent leur phrase,
élèvent leurs voûtes. La notoriété, l’image des grandes maisons de Champagne ne
sont pas liées à un terroir particulier. De l’autre côté, il y a les
viticulteurs attachés à une terre qui vendent leur raisins aux premiers. Et
puis, il y a des petites maisons comme nous. à
l’origine, ce sont des viticulteurs un peu plus développés, plus riches que les
autres, qui se sont transformés en maisons. Mes ancêtres étaient vignerons,
puis sont devenus commerçants. Nous sommes restés entre les deux, des
assembleurs très ancrés dans le terroir. Je connais mes parcelles, avec mes
pieds d’abord, et je connais celles des gens qui nous vendent leur raisin, je
sais qui ils sont.
A. N. : Quel équilibre idéal
que le vôtre. Je vous assure que ma terre est source d’angoisse
considérable, si ça n’est pas le doute, ne sous-estimez pas mon angoisse. Ces
petites choses que sont mes livres, qui semblent faciles à faire, à mon degré
elles sont d’une extrême difficulté. Je sais très bien quelle émotion je
cherche à atteindre, quel son je veux produire. Ma matière première ce sont des
émotions ténues, l’amitié, l’amour, tel souvenir, je ne suis pas un grand
écrivain qui s’attaque aux grands sujets, j’écris sur l’intime, l’infiniment
ténu de l’émotion.
« Le champagne est un
moyen d’effusion, le seul dont je dispose pour que s’accomplisse la magnifique
phrase de la Bible…
A. N. : …C’est par l’abondance
du cœur que la bouche parle. » Oui, je suis très contente d’avoir dit ça
un jour. Je veux croire que je suis un tout petit peu sympathique, sans doute
suis-je dopée par votre champagne, une merveille absolue. Sans cela, je suis à
peine fréquentable. Seul le champagne me sort de mon quasi autisme et me permet
d’être avec vous et mes contemporains. Mais quel est ce rêve de rosé ?
C. P. : Clos-des-goisses Juste
rosé 2005. C’est un champagne qui n’a pas subi un complet assassinat, il n’est
pas assemblé à du vin rouge, c’est un rosé de saignée.
A. N. : Encore le sang.
C. P. : Oui, on l’a saigné.
Pendant que l’on faisait du vin rouge, on a vidé une partie de la cuve et cela
donne du rosé que l’on a assemblé à du vin blanc du Clos. Avec le reste de la
cuve on a achevé le vin rouge, on est allé jusqu’au sang. Celui-là s’est arrêté
au premier sang, un peu comme dans un duel.
A. N. : Que c’est beau !
C. P. : Cette manière permet
d’avoir du goût sans la puissance des tannins durs que l’on a parfois en
champagne avec les vins rouges. C’est notre style qui allie subtilité des
arômes, droiture et fraîcheur. On peut en boire plusieurs bouteilles sans
faillir ni défaillir.
A. N. : Voilà, le style. Le
Graal pour moi c’est écrire comme du champagne.
L’amour est au cœur du
champagne ?
A. N. : Jamais je ne boirai
sans être amoureuse.
C. P. : Jamais pour
oublier ?
A. N. : Non, c’est trop
horrible. Oui, je suis toujours amoureuse d’un être humain. On en est encore
là. (rires)
C. P. : On peut aussi aimer la
bonne chère, je peux boire pour un autre amour, celui de la vie. Thomas Mann
évoque dans un texte « sonore » la vitalité sourde qui existe dans
une bouteille de champagne déposée dans l’ombre d’une cave et soudain sort au
grand jour et explose dans la joie.
Le champagne est un vin
récent, « moderne ». à
quelques exceptions près, il est déconnecté de la religion et de son rituel,
serait-ce un vin païen ?
C. P. : Les rois étaient sacrés
à Reims, mais au vin tranquille. Charles X a-t-il été sacré au champagne, je
l’ignore. Le champagne naît, en temps que produit social de consommation, dans
la haute aristocratie, sous la Régence qui est une période de licence. Il était
présent en très petite quantité, fort coûteux et réservé à une élite libertine.
C’est pour cela que le champagne est pécheur dans toute son acception. Jusqu’au
XIXe siècle, le champagne était bu dans les « petites
maisons » et dans celles qui leur succédèrent, les maisons closes. Les
gens bien élevés n’en buvaient pas, il était associé à la débauche et aux
filles de joie. Pour autant le champagne n’est pas païen, il est une
transgression catholique, il est fait par l’homme pour l’homme. S’il est laïc,
c’est au sens neutre du terme, pas au sens militant bien sûr. La période de
naissance du champagne signe son caractère, il est un vin des Lumières.
A. N. : Je pense que c’est un
vin qui dépasse les questions de religion. J’ai été éduquée dans une famille
catholique, on pourrait donc penser que mon vin préféré procède de ce parcours.
Il se trouve que j’ai expérimenté, avec l’aide d’Indiens chamans dans la forêt
amazonienne en 2012, l’ayahuasca qui est une liane comme la vigne, mais la
comparaison s’arrête là. Si je vous dis que le LSD est l’équivalent de la
Comtesse de Ségur comparé à Houellebecq, vous avez une idée de ce qu’est ce
breuvage de macération effroyablement dégueulasse, une horreur, mais dont
l’effet dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Au cours des sept cérémonies,
j’ai eu le privilège de recevoir un grand broc bien plein d’un liquide visqueux
quand d’autres se voyaient administrer un dé à coudre. Vous rencontrez alors la
divinité, elle vous parle, dresse votre portrait, vous fait vivre la puissance
d’une forte expérience. En suite de quoi, vous vous souvenez de tout. On est
dans un état supérieur de conscience, le temps est aboli, chaque nuit dure dix
mille ans de transes, vous voyez l’invisible, vous voyez les esprits
réellement. Eh bien, malgré cela, je mets le champagne infiniment au-dessus de
toutes les drogues.
Le champagne est une
drogue ?
A. N. : Bien sûr, pour moi ç’en
est une. Bien plus belle et plus agréable que les autres. Quand au sortir de
ces nuits j’atterrissais dans l‘aube amazonienne, c’est le champagne que je
désirais profondément, intensément. J’aurais alors donné ma vie pour du champagne.
C. P. : En Occident, au cours
des fêtes, l’alcool est la seule drogue licite. Si elle est liée au plaisir du
goût, elle devient une chose merveilleuse qui réunit la civilisation et
l’ivresse douce, élégante qui laisse le sujet intègre.
A. N. : C’est le luxe des âmes
bien nées, celles qui en ont le plus besoin. On les rencontre partout, ça n’est
pas une marque d’appartenance sociale, ça traverse les classes.
C. P. : Aujourd’hui, le luxe
évoque ce qui est cher, beau à regarder, du marketing de produits à prix
élevés. Je n’aime guère cette définition. Ce que j’appellerais le vrai luxe,
c’est tout simplement la qualité, les belles choses, le sur-mesure, l’artisanal
pur, le vin fait à chaque millésime de façon précise, impossible à répéter,
unique.
Jean-Louis Dumas, de la maison
Hermès, dit que le luxe c’est ce qui se répare.
A. N. : Magnifique ! C’est
en-effet ce qui laisse la place au rapport de personne à personne, pas un truc
fait à la chaîne. Avoir en face de soi quelqu’un à qui l’on peut faire un
reproche ou adresser un compliment pour le travail accompli et que ça ait un
sens. Féliciter Apple pour son dernier téléphone, ça n’en a aucun.
C. P. : Je me fais l’avocat du
diable, mais la diffusion d’un livre à des milliers d’exemplaires, cela
enlève-t-il de l’unicité au texte ?
A. N. : Non, il reste l’œuvre d’un
être humain et d’un seul. Je pense que plus un texte est reproduit et lu, plus
il est préservé. Regardez la Bible ! Le luxe c’est aussi le clos-
des-goisses 2005. (rires)
C. P. : Après le rosé, dont il
n’y a que 2 500 bouteilles, que j’ai voulu sur l’agneau, voici le blanc
dans le même millésime qui, paradoxalement, est plus riche pour affronter la
puissance du langres. Nous en avons fait 20 000 bouteilles. Nous avons peu
de collectionneurs, les gens qui nous boivent sont des amateurs, nous avons des
amants. On pourrait aussi se poser la question de l’unicité d’un vin quand il
est bu par mille amants.
A. N. : En mystique pure, Dieu
peut accorder les plus belles jouissances à toutes ses créatures, sans être
moins Dieu et sans que le plaisir qu’il donne en soit affadi.
Le génie du champagne, c’est
le commerce ?
C. P. : Le champagne a été
développé par les marchands. Aujourd’hui, on assiste a une sorte de
transformation un peu bourguignonne. On s’est longtemps concentré sur les
attributs émotionnels, imaginaires, oniriques du champagne. Depuis une dizaine
d’années, on revient vers la qualité intrinsèque, celle qui fonde réellement
l’émotion. Quand en 1930 on buvait les marques Moët et Chandon ou Veuve
Clicquot, on buvait quelque chose qui, aujourd’hui, ne passerait pas nos
gosiers. Parce que c’était parfois juste du vin qu’on avait fait mousser. Quand
il était bon, tant mieux, quand il ne l’était pas, tant pis, les gens le
buvaient sans y penser. Depuis, on a augmenté notre conscience du plaisir. Pour
ma part, je ne suis pas dans le glamour, la promotion du luxe apparent, je suis
beaucoup plus soucieux de faire savoir que le vin est bon, cause première du
plaisir. Je ne veux pas que l’on dise que Philipponnat est une marque
prestigieuse, inaccessible. Je la veux partagée.
A. N. :: Vous voulez être
l’Amélie Nothomb des champagnes, c’est ça ? (rires)
CP : Oui, voilà. Vous voulez que vos
lecteurs vous aiment, eh bien je veux que mes buveurs m’aiment.
A. N. : Avec mes lecteurs,
c’est un amour totalement partagé. J’éprouve la même curiosité pour eux qu’ils
manifestent d’intérêt pour moi. Je reçois quarante lettres par jour et je
réponds à tout ceux qui le méritent soit 95 % du courrier. J’écris à la
main à chacun.
Existe-t-il une communauté
comparable d’amateurs de Philipponnat ?
C. P. : Nous recevons des
lettres d’admirateurs et les réseaux sociaux ont multiplié la correspondance.
Nous avons une page Facebook où les gens nous disent des choses. J’ai une page
personnelle où les gens témoignent leur affection. Comme on dit dans les
réacteurs nucléaires, c’est le cœur !
Le champagne est mondialement
partagé, pourquoi avoir voulu le rendre universel avec ce classement au
patrimoine mondial de l’Unesco ?
A. N. : Encore une fois, avec
le champagne, le rapport personnel demeure à l’opposé des objets manufacturés
mondialisés. Avec l’universel on peut tomber dans l’oubli pendant 10 000
ans, ça c’est vu par exemple avec les peintures des grottes ou des textes
gravés et redécouverts. La beauté et l’émotion en sont intactes. Le critère de
l’universel, c’est l’éternité.
C. P. : Le vin est présent dans
la Bible et même dans le Coran. Le mondialisé c’est de l’économie, c’est juste
de la diffusion. Cette notion n’est pas incompatible avec l’universel, mais
s’ajoute ici quelque chose de l’œuvre de l’esprit des hommes, de l’authentique
et de la beauté qui s’y attachent. Le champagne en fait-il partie ? Oui, à
fortiori quand une grande femme de lettres en parle.
Propos recueillis par Jean-Luc Barde
Entretien réalisé au restaurant Le
Taillevent à Paris, avec la complicité inspirée de son équipe.
Photos Mathieu Garçon
Les vins
Ce jour-là, les vins de la maison
Philipponnat ont accompagné le déjeuner
Mareuil-sur-Aÿ, extra brut 2006
Le Léon, Aÿ grand cru, extra brut 2006
Clos des Goisses, Juste rosé brut 2005
Clos des Goisses, brut 2005
Marc de champagne blanc du Clos des
Goisses
Deux biographies
Amélie Nothomb
Née le 9 juillet
1966 à Etterbeek, Bruxelles.
Premier roman, Hygiène
de l’assassin, en 1992, Prix René Fallet, Prix Alain Fournier.
Stupeur et Tremblements
en 1999, Grand prix du roman de l’Académie française.
Dernier roman paru, Le
crime du comte de Neuville, en 2015
Toute son œuvre est
publiée chez Albin Michel
Charles
Philipponnat
Né le 9 novembre 1962 à Epernay d’un père
chef de caves et d’une mère bouchonnière. Sciences-Po Paris, droit et Insead.
Début de carrière chez Moët & Chandon, chargé des relations avec le
vignoble à la direction œnologique puis à la direction générale. Après quatre
ans en Argentine, rejoint et dirige Philipponnat depuis février 2000.
Ce texte a été publié sous une autre forme et sous un autre titre dans le supplément Vin du Journal du Dimanche du 19 juin 2016
SUperbe et alcoolique.
RépondreSupprimerExcellent !
RépondreSupprimerWonderful interview - well done! May I translate for my Australian blog, with all credit to you?
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