Le blog de Nicolas de Rouyn

Bonjour.
Ceci est un blog dédié au vin et au monde du vin, qu'on appelle aussi le mondovino. Et à tout ce qui entoure le vin, les belles tables,
les beaux voyages, les tapes dans le dos et les oreilles tirées.
Cela posé, ce qu'on y lit est toujours de-bon-goût-jamais-vulgaire,
ce qui peut plaire à votre mère. Dites-le lui.
(Only dead fish swims in ze stream).
Les photos sont signées Mathieu Garçon, sauf mention. Pour qu'elles soient belles en grand, il suffit de cliquer dessus.
Au fait, il paraît que "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération".
Nicolas de Rouyn



vendredi 13 décembre 2019

La folle histoire d’un champagne de légende

Des centaines de milliers de bouteilles de champagnes, un trésor dissimulé pendant des années par un chef de cave passionné et amoureux du vin qu’il avait élaboré cette année-là. C’est la légende folle du Blanc des millénaires 1995, le grand champagne de Charles Heidsieck. Une histoire romanesque jusqu’à la démesure

Que s’est-il passé ? 
Daniel Thibault, le chef de cave, a décidé seul de mettre en bouteilles le Blanc des millénaires 1995 sans tenir compte de la demande de sa direction. La maison en voulait 180 000 flacons. Il en a tiré deux à cinq fois plus, selon les diverses sources qui ont bien voulu s’exprimer. La direction actuelle évoque 400 000 bouteilles, certains cadres qui ont quitté la maison parlent d’un million. La vérité se situe sans doute entre ces deux chiffres.

Daniel Thibault, chef de caves de 1974 à 2002. 
C’est lui qui a commis cet extraordinaire «forfait». 
Pour la plus grande gloire de la maison.



Pourquoi ? 
Notre homme venait d’élaborer les différents champagnes Charles Heidsieck et il est tombé fou amoureux de son grand vin, le Blanc des millénaires, la cuvée de prestige de la maison. À ses yeux, c’était une raison bien suffisante. Il va embouteiller tout ce qu’il peut de ce millésime pour en faire son grand œuvre. Il dissimule cette montagne de bouteilles dans la crayère 21, une cave gallo-romaine en forme de cône taillé dans la craie, de 25 mètres de haut. La maison Charles Heidsieck en possède 47 reliées entre elles par des boyaux sur (sous) la colline Saint-Nicaise à Reims. Un domaine souterrain fabuleux (qui se visite).


Stephen Leroux dans l'une des crayères de la maison.
Actuel directeur général de Charles Heidsieck.
il a remis la maison sur de bons rails.


Comment est-ce possible ?
On est en janvier 1996, les balbutiements de l’informatique de gestion. On peut penser que ces vénérables maisons rémoises n’étaient pas, alors, au sommet de la technologie numérique. Le lien entre les caves et la gestion de l’entreprise était assez distendu pour que Daniel Thibault fasse ce qu’il veut. Il est le seul maître après Dieu des kilomètres de galeries et de crayères qui constituent les caves de la maison et, donc, son stock. N’entre pas qui veut dans son pré carré, même le président. Le contrôleur de gestion n’aurait même pas osé demander la permission, il a juste vu passer et validé une commande de bouteilles vides, mettons 500 000, une paille. À l’époque, ceci représente un gros quart des volumes de vente de Charles Heidsieck, c’est énorme. Mais comme une grande maison de Champagne garde ses vins en cave de trois à dix ans, on peut croire que c’est assez difficile d’évaluer les besoins en bouteilles au jour le jour. C'est bien Daniel Thibault qui décidait du volume total de production, pas les services financiers, commerciaux ou marketing de la maison. En plus, les bouteilles sont stockées sans étiquette derrière de petits panneaux, les planchots, couverts de chiffres mystérieux connus du seul chef de cave et toutes les cuvées ont la même forme de bouteille. Si on ajoute le fait que Charles Heidsieck était la propriété des cognacs Rémy Martin et que la gestion générale se faisait à 500 kilomètres des crayères de monsieur Thibault, on commence à comprendre les souplesses d’un système. Il faut aussi se dire que le chef de cave porte sur ses épaules une responsabilité immense. Il est à la fois le garant de la qualité des vins de la maison et le gardien du style propre à cette maison. Ce qui donne une légitimité à une éventuelle rigueur, qui peut parfois tourner au despotisme.

Qui était Daniel Thibault ? 
Chef de cave de Charles Heidsieck, il est mort emporté par la maladie en 2002, je ne l'ai jamais rencontré. Son successeur, Régis Camus, raconte : « J’ai été son assistant pendant huit ans. J’étais le seul à le tutoyer. C’était un homme au caractère affirmé, c’est le moins qu’on puisse dire. Il avait le pouvoir extraordinaire que lui conférait le respect qu’il inspirait. Il avait aussi la confiance de nos patrons. Et, donc, l’incroyable possibilité de faire ce qu’il voulait. C’est Joseph Henriot, à l’époque président de la maison, qui l’a engagé en 1974 en lui disant “Vous commencez aujourd’hui à 14 heures et vous me prenez la cave en main”. À 14 h 05, il avait viré tout le monde. Derrière les coups de gueule et la mauvaise humeur, il y avait une grande humanité. Pas forcément gentil, mais sympathique. Avec son grand manteau noir en cuir, il faisait peur, mais il savait rassembler et mener une équipe. D’ailleurs, il était assez fier qu’on le quitte pour aller dans une autre maison. À ses yeux, c’était comme une reconnaissance de son talent de formateur. » Alexandra Rendall, ex-dircom de Charles Heidsieck, précise : « C’était un type bien. Il ne changeait jamais d’avis, mais réfléchissait tout le temps. Il a décidé qu’il fallait profiter du millésime. »

Régis Camus, le chef de caves multi-médaillé, était l’assistant 
de Daniel Thibault. 
Il lui a succédé en 2002.


Qu’est-il advenu du stock légendaire ? 
La mise sur le marché a eu lieu en 2005. Dix ans de caves est la règle pour le Blanc des millénaires. Au bout de deux ou trois ans, même si les ventes marchaient bien, on avait l’impression qu’il y en avait toujours. « Il y a eu des années où pas une seule bouteille n’était vendue, il n’était plus question que de déstockage », précise un ancien cadre. Jusqu’à l’acquisition de la marque en 2011 par Christopher Descours. « Le nouveau propriétaire a bien redressé la marque. Aujourd’hui, tout est en ordre. » Il en reste à peine quelques milliers qui font partie de la vinothèque de la maison. Elles serviront de mémoire pour les générations futures, de comparaison avec les nouveaux millésimes de la cuvée, ou encore seront dégustées par les grands clients et la presse mondiale.

Qui possède des crayères à Reims ? 
Seulement six maisons sont propriétaires de toutes les crayères de la colline Saint-Nicaise : Ruinart, Martel, Veuve-Clicquot, Taittinger, Charles Heidsieck et Vranken-Pommery.

Les millésimes du Blanc des millénaires À ce jour, il y en a eu cinq, 1983, 1985, 1990, 1995 et le dernier, 2004, en cours de commercialisation. Environ 170 euros


Cette histoire de fou a été publiée dans le supplément Vin de Paris-Match en juin 2018, sous une forme différente

7 commentaires:

  1. Daniel était aussi gentil que son fils, "TT". Son départ prématuré nous a tous profondément affectés.

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    1. merci à vous Dirpauillac, Thierry Thibault

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    2. Avec plaisir, TT. Contacté moi donc via christophe.coupez@oenocentres.com et donne moi de tes nouvelles.

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  2. Bonjour,

    Je suis complètement novice dans le monde du vin, je ne m'y interesse que depuis quelques mois et je suis toujours émerveillé par tant de découvertes!!
    Je ne connaissais pas du tout et n'avait jamais entendu parlé des crayères de Reims!!
    Decidement ce milieu n'a pas finit de me fasciner et de me suprendre.
    Merci pour le partage, j'en apprends tous les jours!

    Oscar.

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    1. Bienvenue sur ce blog. Il y a un peu plus de 1 000 posts pour déc ouvrir le monde du vin, vous avez de la lecture ;-)

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  3. Je me souviens bien de lui - impossible d'oublier cette rencontre, en 1996 justement, pour parler du Blanc des Millénaires à l'occasion d'un dossier sur les "champagnes d'exception" pour l'Amateur de Bordeaux. Son immense fierté, tellement justifiée ! Pas gentil ? Je dirais plutôt sans pitié pour la médiocrité, perfectionniste et passionné, donc souvent déçu, voire meurtri, révélant des trésors de générosité et d'humour quand il se sentait compris. "Un type bien", ça oui. C'est bien de parler de lui.

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