Magrez et Bizeul. Une traversée lucide de
l’état du vignoble et du métier de vigneron, des réponses proposées par deux
acteurs du vignoble français, un tracé de l’avenir s'esquisse. Bernard
Magrez rencontre Hervé Bizeul pour le JDD. Le tycoon mondial et le vigneron de
Vingrau (assez mondial, lui aussi). Deux belles personnes pour une rencontre
d’exception organisée par mon cher ami Jean-Luc Barde. Cette
rencontre se tenait au restaurant Taillevent. À table, bien sûr.
Ni l’un ni l’autre n’êtes nés
vignerons,
comment le vin arrive-t-il dans votre vie ?
Bernard Magrez : à 13 ans, j’ai commencé par un CAP de
scieur de bois à Luchon dans le même centre d’apprentissage que François
Pinault. à 17 ans, j’ai dû
travailler. à 19 ans je suis
rentré dans une maison de vin à Bordeaux, chez Cordier. C’était une forme de
protection de Monsieur Cordier, le mari de la sœur de ma mère. Après un an demi
de chai, je suis monté dans les bureaux où mon caractère pas facile m’a désigné
comme contrôleur de gestion dans cette entreprise qui vivait sur un très grand
pied. On y menait un combat contre les frais généraux. Un jour j’ai poussé le
bouchon un peu trop loin en considérant que les autoradios des deux directeurs
généraux étaient des avantages immérités. Je les ai dévissés, suis allé les
vendre à des types qui traînaient à la gare et j’ai ramené le pognon à Monsieur
Cordier qui m’a dit : « C’est bien. » Les deux directeurs, qui
étaient des gens de grande qualité, sont venus dire au patron :
« C’est nous ou c’est Magrez. » On m’a donc « libéré ». En
1962, le patron du CCF me propose d’acheter l’activité de l’un ses clients qui
importait du porto en barriques, le mettait en bouteilles, le vendait dans la
restauration à Bordeaux et en Bretagne. J’avais 21 ans, pas un sou, mais le
banquier qui m’appréciait m’en a prêté. J’ai appelé ça Porto Pitters. Ma chance
fut l’ouverture des hypermarchés, en 63-64. Je leur vendais la production et
gagnait bien ma vie. Après j’ai monté un truc de whisky, et William Peel est
encore la première marque de scotch en France. Je l’ai vendue, ainsi que
Sidi-Brahim et Malesan également leaders du marché. Avec cet argent je me suis
mis à acheter des petits châteaux, dont un dans le Douro, pour le cœur, par
fidélité à ce vin qui a servi ma vie, puis des crus classés.
Hervé Bizeul : J’ai arrêté l’école à
15 ans. Pour me bouger j’ai besoin d’imaginer une fin, je ne suis pas dans les
moyens et à l’école aucune fin ne m’excitait. Au désespoir de ma mère je suis
parti à Aix-en-Provence, garçon de café sur le Cours Mirabeau, dans un bar
pourri tenu par un bossu, 54 heures par semaine. J’aime travailler, je ne
comprends pas trop à quoi servent les vacances, si ce n’est à imaginer de
nouvelles créations, à avoir de nouvelles idées pour travailler davantage. J’ai
perçu que mon avenir là-bas était bouché, j’ai préparé le concours à l’école
hôtelière que j’ai réussi. J’ai passé le concours de meilleur maître d’hôtel
trancheur que j’ai gagné en 1979. On découpait le saumon, les volailles, les
fruits, on flambait devant le client. La nouvelle cuisine est passée par là,
Gault et Millau, le service à l’assiette, et les gestes appris ont disparu des
salles. Je suis un homme de service, j’y trouve une grande satisfaction, je n’y
vois rien de honteux, au contraire donner du plaisir aux gens, m’occuper d’eux
me comble. Ensuite je gagne le trophée Ruinart du Meilleur jeune sommelier de
France en 1981, assorti d’un voyage aux Etats-Unis, invité par l’importateur
pour faire la promotion de la marque. Je débarque à Los Angeles, limousine de
six mètres de long avec une blonde qui ressemblait à Farrah Fawcett, suite dans
un hôtel luxueux, cocktail de 500 personnes, un truc inimaginable.
« Farrah Fawcett » m’accompagne dix jours de San Francisco à New-York.
Au retour j’ai le pied à l’étrier, auréolé de ce titre qui avait grande valeur.
à l’époque, dans les propriétés,
on buvait le vin dans des verres à pastis, le verre INAO apparaissait à peine.
Je crée un bar à vins place Dauphine, le Gourmet’s, où le tout Paris se
presse ; cinq années formidables. Caroline Tisné, grande journaliste, me
propose d’écrire, exercice que j’ignore totalement. Je vais voir Nicolas de
Rabaudy, critique gastronomique, qui me dit : « C’est très simple. Tu
trouves un bon sujet, tu trouves un angle, tu l’écris et, si c’est bien, tu
seras publié. » Ah bon ? Je m’y mets et découvre que l’avenir est
dans l’information sur le vin. Parce que ça n’existait pas et me manquait en
tant que journaliste, j’ai l’idée d’un annuaire complet qui regroupe tous les
vignerons de France, c’est Grappes,
avec 25 000 noms de vignerons, de négociants, de fournisseurs de la
filière. Je vends 40 % de l’entreprise à la Générale des Eaux qui
m’implique dans La Cité mondiale du vin à Bordeaux. Elle dépose le bilan 3 ans
plus tard, retour à Paris où Jean-Pierre Coffe me fait bosser à Canal Plus.
Malgré tout je ressens que ma vie n’est pas encore là ; je quitte tout
pour une existence de décroissance et m’installe à Vingrau près de Perpignan
pour faire du vin. Je voulais traverser le miroir, je sentais qu’un truc
m’échappait. Pourquoi des gens qui ne « travaillaient » pas faisaient
du bon vin, pourquoi ceux qui s’échinaient faisaient des vins mauvais, pourquoi
ceux qui avaient tant d’argent rataient leur pinard, pourquoi certains aux
caves misérables produisaient des vins émouvants ?
On vous cachait quelque
chose ?
H. B. : En effet. Je ne sais pas où
commence le mensonge par omission, où commence le mensonge par ignorance.
Certains vignerons ne disaient pas tout ou ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
Pour faire du vin il faut une forme d’intelligence en arborescence qui permet
de balayer un grand nombre de métiers. Je suis sûr que lorsque Bernard Magrez
va visiter une propriété il voit très vite ce qui ne marche pas, ce qui
convient et ce qu’il faudrait faire. Ça couvre l’état du vignoble, la propreté
des toilettes, le vigneron qui fait tout capoter, les problèmes d’étiquetage,
de marketing, de communication, le terroir. Cette fulgurance de l’intelligence
en grappe, en arborescence, c’est la clef.
Roland Barthes dans sa leçon
inaugurale au Collège de France évoque
« le milieu du chemin de la
vie ». à observer vos
parcours, on a le sentiment que vous avez rencontré ce moment.
H. B. : je conseille vivement
d’écouter cette conférence de Roland Barthes où il décrit l’homme prenant
conscience qu’il est mortel, à la suite d’un drame personnel, d’un saisissement
existentiel, et s’aperçoit que le temps lui est compté et doit aller à
l’essentiel qui le fonde. Je la rapproche de la sagesse indienne qui dit que
l’homme a deux vies, la seconde commence quand il se rend compte qu’il n’en a
qu’une. Oui j’ai vécu un milieu du chemin de la vie, une acceptation de ce que
je suis, une forme de lâcher prise.
B. M. : J’ai compris vers l’âge de
35 ans que nous sommes des êtres de finitude. Peu importe ce qui arrive après
la mort, quoique chrétien je ne suis pas inscrit dans le dogme, ça n’est pas
mon moteur. Ce qui m’a fait changer c’est un pur moment de clairvoyance, une espèce
de vision économique élémentaire venue du constat qu’avec William Peters,
Malesan, je n’avais pas les moyens de devenir international. Une entreprise
d’un certain niveau qui n’a pas cette dimension est d’une fragilité colossale.
J’ai donc regardé autour de moi pour constater qu’à Bordeaux les produits à
vocation internationale sont les grands crus. Ils bénéficient d’un appui
extraordinaire, le service commercial est gratuit, il suffit de travailler avec
les négociants, de réaliser avec eux des partenariats actifs. La
« Place » est, dans ces conditions, un accélérateur considérable.
J’ai donc acheté la Tour-Carnet en 2000 avec 100 % de crédit, Fombrauge
avec 90 % de crédit et pour Pape-Clément j’ai acheté 3,4 % en 1970 et
peu à peu les parts de gens solides qui possédaient 40 %, 50 % du
capital à un moment où on ne tirait pas grand chose de Pape-Clément. Sur la
base de choix économiques plus ou moins bons, j’ai acheté aussi en Languedoc,
en Espagne, en Roussillon et ailleurs.
Pour quelle raison ?
B. M. : Les amateurs de vins
recherchent des découvertes. Par conséquent sous la signature Magrez il fallait
une gamme diversifiée sous le sceau de la qualité.
B. M. : Acheter un cinquième, un
sixième cru classé. Ce n’est pas forcément agréable à entendre, mais il y aura
beaucoup de grands crus classés à vendre pour des raisons plus graves que les
changements générationnels. Il y a actuellement quatre ou cinq entités
économiques installées en Espagne, en Italie, au Chili, en Argentine, en
Afrique du Sud, qui sont les meilleures du mass-market dans leur pays sur des
vins à 4, 5, 6 euros. Ils ont des hauts de bilan confortables, ont aussi
compris que le delta de désirabilité s’amenuise entre leur produit de haut de
gamme et Bordeaux qui, certes, profite d’un passé prestigieux avec les crus
classés, mais souffre du « bordeaux
bashing ». Il faut donc une réponse forte pour contrer ceux qui
copient le modèle de Bordeaux. Je veux faire partie de ceux dont les bordeaux sont
respectés en apportant une synergie de concurrence. La stratégie économique que
je mène serait impossible à mener avec un seul château. Actuellement, les
profits de nos quarante et un vignobles sont au service du contenu d’image de
cette signature Magrez, sécurité qualitative et garant statufiant.
H. B. : Je vois le monde globalisé,
un village mondial. Il y a une place pour des petites communautés d’amateurs
qui n’ont plus aucun lien avec les frontières. Ces 30 000 personnes
bougent, je les ai vues en France, retrouvées à Hong-Kong, puis à Singapour.
Ils boivent mon vin et sont heureux de participer à mon aventure. C’est une
nouvelle grille de travail pour moi qui n’ai jamais eu les moyens historiques
de Bordeaux et n’ai pas le pouvoir du négoce. Je suis un enfant d’Internet,
sans ce procédé Le Clos des Fées en serait resté à quatre barriques dans mon
garage. Internet me permet de réaliser mon rêve, bouscule toutes les
hiérarchies, les habitudes, les circuits de distribution, de tradition
commerciale et, par mon site sur mobile en onze langues, me permet de toucher
un Chinois, un Coréen, un Japonais. Internet supprime les huit ou neuf niveaux
d’intermédiaires habituels qui empêchent de porter le message au consommateur
final. C’est la nouvelle voie, celle qui a remplacé la gabare sur les fleuves,
le chariot vers la Hollande, les bateaux vers le nord. Aujourd’hui le nouveau
fleuve de commerce et de communication c’est Internet.
Vous parlez de réaliser votre
rêve, quel est-il ?
H. B. : être un vigneron désiré. Je ne suis pas un compétiteur, je
suis un performeur. Ce qui m’importe c’est d’être meilleur aujourd’hui que je
ne l’étais hier. Je suis en concurrence avec moi-même. J’essaie de constituer
une petite communauté avec mes proches collaborateurs que j’estime, des clients
qui sont heureux d’être à mes côtés et dont la vie m’importe. La clef, bien
sûr, c’est de vendre son vin. Les purs esprits qui disent « je suis un
artiste » sont dans une posture mensongère. Si demain je rate un
millésime, tout est fini, je n’ai pas de haut de bilan suffisant pour assumer
des petits millésimes, c’est pourquoi je suis en Roussillon. Mon succès vient
de la capacité de mon terroir, de mon vignoble, de mon climat, à faire des
grands vins chaque année.
Dans Querelle des anciens et des modernes sur les facteurs de la qualité du
vin, ouvrage du grand géographe Roger Dion publié en 1952 que vous avez
réédité, Hervé, il y a le constat suivant : les investissements améliorent la
qualité des vins. Pas de grand vin sans argent ?
H. B. : Oui, sans argent, c’est
impossible. Il en faut, mais pas trop, sinon on risque de perdre le contrôle,
c’est le cas de Bordeaux qui a perdu la notion de rentabilité. On pense qu’on
peut vendre des vins à n’importe quel prix et donc dépenser n’importe quelle
somme d’argent pour les produire, c’est faux. Mises bout à bout, les dépenses
de chai, de tri à la main, le nombre de personnes autour d’un vin, les salaires
parfois hallucinants des maîtres de chai conduisent à produire des vins trop
chers. Si, en plus, la qualité du millésime n’est pas au rendez-vous on a un
effet ciseau qui complique le problème.
B. M. : Les raisons de fond sont
encore plus graves. à Bordeaux,
on investit parce que le voisin l’a fait, on réagit dans une logique
anti-économique parce que beaucoup de propriétaires, pas tous, ignorent ce qui
se fait jusqu’au consommateur, méconnaissent le milieu concurrentiel que j’ai
décrit. à Bordeaux, nombre de
propriétaires sont atteints de myopie économique. On a fait trois voyages avec
l’Union des grands crus classés, écouté un importateur qui, parce qu’il est
invité, dit ce qui fait plaisir aux propriétaires. On peut croire aux études de
marché, mais on n’est pas obligé. Il y a actuellement une évolution qui est
telle que certains investissements réalisés en méconnaissance de cette réalité
alourdissent le prix de revient et le consommateur est moins intéressé qu’il y
a 30 ans, quand Bordeaux avec ses grandes familles était presque seul. Quand
les chais seront remplis, que l’on sera obligé de « warranter » pour aller chercher de la trésorerie en
mettant en garantie son vin, cette myopie s’atténuera.
Quelles conséquences cela
a-t-il pour le consommateur ?
H. B. : Ce surinvestissement a un
premier effet sur le goût du vin, sur l’image de celui qui fait le vin.
Deuxièmement, il produit des vins de luxe chaque année. Ce qui me manque en
tant que buveur de vin, ce sont les petits millésimes, ceux qui nous
permettaient de faire de bonnes affaires, d’accéder enfin à des marques
prestigieuses, ces petits millésimes qu’on savait un peu moins concentrés, un
peu moins noirs, un peu moins tanniques, mais qu’on pouvait boire deux ans
après, en rêvant sur l’étiquette.
Pourquoi cette réédition de la
Querelle des anciens et des modernes… ?
H. B. : Mon combat c’est de remettre
en marche en France le fameux ascenseur républicain. Il y a des gens qui font
du vin, d’autres ne sont pas nés qui en feront. Il y a des terroirs qui
attendent qu’on y crée de nouveaux grands vins. Je trouve terrifiant de vivre
dans un système de caste à l’indienne qui dit « si tu nais à Chambertin,
fais du chambertin, si tu nais à Pauillac, fais du pauillac. » Il n’y a
pas de nouveaux grands terroirs en France, croit-on ? L’histoire du
vignoble français et Dion disent le contraire. Un grand terroir c’est la mise
en résonance d’un grand homme avec une grande géologie, avec un grand moment de
la société, un moment culturel. On peut avoir des espérances légitimes et
forcer le destin, par exemple en Roussillon, sur cette terre de découvertes et
d’expérience où je me sens libre. Je rappelle que cent nouveaux grands crus ont
été créés aux États-Unis.
B. M. : L’exemple américain est
parfaitement vérifié et, plus que jamais, le désir de découvrir fait que
l’expérience que vous appelez de vos vœux est gagnante. Chez Magrez nous jouons
cette carte en Haut-Médoc, sur des parcelles de moins d’un hectare, idéalement
situées et plantées de vignes en bonne adéquation avec le sol. Je suis obnubilé
par un vin américain d’une qualité exceptionnelle dont la réussite est
exemplaire, la gestion économique hors du commun, c’est Opus One. Avec notre
Magrez-Tivoli nous voudrions être le “Clos des Fées” de Bordeaux, aussi élégant
que Latour, mais à Saint-Seurin-de-Cadourne.
H. B. : Une manière de créer un
nouveau grand cru à Bordeaux.
B. M. : à Carcassonne nous avions un vignoble de quarante cinq
hectares que nous avons réduits à six, pour en faire le top du top. Nous
agissons ainsi parce que la sommellerie mondiale préfère pousser le Languedoc
plutôt que Bordeaux. Il se prépare à Bordeaux depuis huit mois des actions
menées par des gens clairvoyants et puissants qui s’élèvent contre le
bordeaux-bashing, un phénomène en évolution depuis dix ans face auquel une
réaction s’impose.
Quelles sont les attentes des
consommateurs ?
H. B. : L’amateur veut boire des
vins qui ont du sens et entretenir un lien avec les propriétés. Le succès de
mon entreprise, Dion le prouve dans son texte, vient du fait que je sais
répondre aux deux questions, qualité, j’espère, et relation avec les gens qui
suivent ma vie sur mon blog, qui savent qu’elle a un sens et mes vins aussi. Je
m’ouvre, je leur explique ce que je fais en toute transparence, même quand je
ne suis pas fier, même quand je ne devrais pas. J’ai le sentiment que Bordeaux
se ferme, dans les grandes propriétés on met des grilles, regardez Latour. On
installe des hôtesses.
B. M. : Tout sur rendez-vous.
H. B. : Où est le sens de ces
nouveaux chais qui ont été imposés par des architectes plus que par les
propriétaires ? Les communiqués sont écrits par les attachés de presse, où
est le lien ? Je suis sûr que si Bordeaux retrouvait ces valeurs, les
cartes des restaurants parisiens accueilleraient et pousseraient à nouveau ses
vins.
B. M. : À New-York et à Londres,
c’est pareil. Le producteur ne mesure pas sa part de responsabilité quand il
énonce au consommateur que s’il ne comprend pas son vin, il ne mérite même pas
de l’acheter. Ça s’appelle le mépris.
Exemplaires originaux des
Essais de Montaigne dans votre château La Tour-Carnet, acquisition d’un
stradivarius alloué à Nicolas Dautricourt, achat d’un violoncelle Gagliano,
création d’un institut culturel, pourquoi accomplissez-vous ces gestes majeurs ?
B. M. : J’ai commencé à donner à
partir de 73 ans, j’en ai 80 aujourd’hui et je vais continuer parce que c’est
ma mission. En dehors de la Fondation, où j’accueille des artistes en
résidence, nous faisons des dons au Centre régional de lutte contre le cancer,
l’institut Bergonié à Bordeaux. Avec le professeur Khayat nous participons à
l’achat d’équipements, nous soutenons un orphelinat de 80 enfants en Thaïlande.
La vie est là, aider l’autre est un devoir que nous accomplissons, avec ma
femme, sans aucune orientation philosophique sinon la considération de l’autre.
Qu’est-ce qu’un grand
vin ?
H. B. : C’est le temps qui gouverne.
Un grand vin a cette capacité à résister au temps, à s’améliorer en sa
compagnie. Il ne peut pas y avoir de grand vin instantané, de grand vin jeune.
On a oublié ça. à New-York,
98 % des vins sont bus trois heures après l’achat, cependant 63 % des Français conservent leurs vins, c’est unique au monde. Un grand vin, c’est un
vin montant que l’on apprécie d’autant plus qu’il a été ouvert quelques heures
avant et refermé. François Audouze, amateur de vins anciens, le préconise, il a
raison. L’évolution au cours du repas, le déploiement de cette queue de paon
est passionnante.
Que penser de l’inflation du
prix des vins ?
H. B. : Quand il a fallu fixer le
prix de La petite Sibérie, j’ai su par un ami qu’il y a en Amérique des wine
shops où l’on trouve des vins entre cent et deux cents dollars et que ça ne
gêne personne. Les vignerons sont les premiers à discuter le prix de leur vin,
ils le dévalorisent. Si La Petite Sibérie coûte deux cents euros, c’est grâce à
Claudine, ma femme, qui m’a aidé à valoriser mon travail, à prendre confiance.
B. M. : Notre stratégie est fondée
sur le projet mondial que j’ai détaillé. Pour cela il faut des volumes. La
Tour-Carnet, c’est 500 000 bouteilles pour le premier vin, 200 000
bouteilles pour le deuxième. La moyenne des crus classés de Saint-émilion, c’est 14 hectares, à
5 000 bouteilles par hectare, le calcul est vite fait. Fombrauge, c’est 60
hectares classés avec 200 000 bouteilles de premier vin et 80 000
bouteilles de deuxième. Pape-Clément produit 170 000 bouteilles. Il faut
ensuite établir un prix attendu par le distributeur et le consommateur. Nous
voulons installer une signature sur des volumes, c’est à l’inverse de vos choix
tels que La petite Sibérie. Mais le rêve est de sortir aussi des vins comme
Magrez-Tivoli très largement supérieurs à Pape-Clément ou à La Tour Carnet,
mais en petit volume, l’amour du vin passe par là.
Le Sauternais est toujours
sous la menace de la destruction de son microclimat par la percée de la LGV
Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax, qu’en pensez-vous ?
B. M. : Ce percement est un risque,
économique et culturel. À mon sens, on n’a pas le droit de le faire.
H. B. : Ce projet n’est pas rentable
et c’est sur la création d’emplois qu’il faut juger. On ne prendra pas ce TGV,
comme personne ne prend l’autoroute Pau-Bordeaux parce qu’elle est trop chère.
Au-delà de 3 heures, on prend l’avion.
Hervé, sur votre blog, on peut
lire : « l’AOP promet sans tenir, il y a un hold-up des producteurs de vins
médiocres sur les appellations. » Que voulez-vous dire ?
H. B. : L’appellation d’origine
protégée est mortifère, dès qu’elle arrive dans un secteur elle tue les autres
propositions pour exister. Que ce soit l’huile, le foin, le vin, aucune origine
géographique ne peut se réclamer d’un lieu si l’AOP y est installée, sauf à
prouver qu’une marque est présente et commercialisée depuis plus de vingt ans,
peu de gens savent cela. Le concept d’origine contient la validation des usages
locaux, loyaux et constants, il y a là des avantages, mais on écarte
l’innovation. L’origine n’implique pas le signe de la qualité. Bon ou mauvais,
de par sa provenance le produit accède à l’AOP, marque territoriale collective.
B. M. : Les gens comme vous,
minoritaires, ont le désir de proposer des choses qui soient différentes des
produits installés dans l’AOP, qui est un lieu de sécurité élémentaire pour les
« élémentaires ». La peur est finalement la cause principale qui fait
que l’on renonce à son désir, la peur d’y aller. J’ai mis 30 ans pour avoir
moins peur d’aller vers cette réponse singulière qui va faire découvrir et
chauffer le cœur des gens. Dans notre fondation, nous organisons « Les
Nuits du savoir » qui accueillent l’éclectisme et l’approfondissement des
idées. On offre à chacun De la vie heureuse, de Sénèque, pour que les
participants se disent à la lecture de ce texte « pourquoi pas y
aller ? » Dans le vin c’est pareil, on doit ouvrir de nouvelles
perspectives et œuvrer par tous moyens à répandre l’expérience de type Clos des
Fées à l’échelle planétaire. L’Australie se met à faire du parcellaire, si nous
n’apportons pas à Bordeaux, au-delà de notre classement de 1855, des
micro-réponses à l’infinie curiosité des amateurs, nous seront dépassés.
Comment se dessine selon vous
l’avenir de la viticulture en France ?
H. B. : La France a le problème de
tous les enfants surdoués, un énorme potentiel et un gigantesque manque de
confiance. Il y a 12 % de calcaire dans le monde, nous en avons 60 %,
les grands terroirs viticoles sont chez nous, cette pluralité par endroits
inexploitée est une richesse. Il faut arrêter de faire du France-bashing.
B. M. : Déployer des initiatives qui
nourrissent la diversité pour que brillent les yeux des hommes, faire parler à
nouveau de la France enviée, copiée partout dans le monde, construire et
inventer, éblouir toujours, c’est le demain de la France du vin.
Propos recueillis par Jean-Luc Barde
Entretien réalisé au restaurant
Taillevent à Paris, avec l’active complicité de son équipe.
Ce sujet a été publié dans le supplément du Journal du Dimanche, Mes dimanches Vin, le 6 décembre 2015.
Bernard Magrez est né le 23 mars 1936 à
Caudéran (33).
CAP de scieur de bois. Successivement
patron de William Peters, Malesan. Propriétaire de quatre grands crus classés
en bordelais. Développe des actions de mécénat avec l’Institut culturel Bernard
Magrez. Crée en 2015 avec Joël Robuchon La Grande Maison à Bordeaux.
Hervé Bizeul est né le 19 décembre 1959 à
Perpignan (66).
Ecole hôtelière de Nice, meilleur jeune
sommelier de France 1981. Ouvre à Paris le bar à vin le Gourmet’s, journaliste
du vin, vigneron au Clos des Fées à Vingrau, en Roussillon. Agite et nourrit le
débat vigneron sur son blog : www.closdesfees.com/blogs
Chez Taillevent, ce jour-là, nous avons bu :
Pape-clément, blanc 2007, pessac-léognan
Clos-des-fées, blanc 2012, sémillon IGP
côtes-catalanes
Clos-des-fées, « Grenache blanc
vieilles vignes » 2014, IGP côtes-catalanes
Pape-clément, rouge 1995, pessac-léognan
Pape-clément, rouge 2005, pessac-léognan
Clos-des-fées, « La petite
Sibérie », rouge 2010, côtes-du-roussillon-villages
Clos-des-fées, « Un Faune avec son
fifre sous les oliviers sauvages », rouge 2012, VDP des Pyrénées
Orientales
Absolument passionnant, sur ces hommes, sur le vin, et bien au -delà :
RépondreSupprimer"HB : La France a le problème de tous les enfants surdoués, un énorme potentiel et un gigantesque manque de confiance"
Merci Nicolas
A. Tournand
Merci, Antoine, de passer dans ma rue
SupprimerUn entretien absolument remarquable de hauteur de vue et de profondeur !
RépondreSupprimerOui, c'est vrai
SupprimerTrès intéressant et enrichissant.
RépondreSupprimerLe bilan à mi étape, beaucoup le font : c'est bien cette notion de finitude qui vous rattrape et qui finalement vous pousse à comprendre que vous avez des choses à faire "vraiment" et que le temps vous est compté.
Mais tout le monde n'a pas l'audace, le talent, l'énergie et l'intelligence de ces deux hommes : parfois tout simplement, c'est l'absence de projet qui fait barrage.
Jérôme Pérez
Tout LPV qui passe dans ma rue, cette chance.
SupprimerL'espoir redonné à tous les bons vignerons de la terre. Interview édifiant. Merci Jean-Luc !
RépondreSupprimerOui, merci à lui
SupprimerRemarquable. A lire, à relire et à faire lire! Merci à vous pour ce beau cadeau de Noël avant l'heure! via http://www.scoop.it/u/tradconsulting
RépondreSupprimerbravo et merci belle lecture ... tiens j'ouvrirais bien une bouteille ...
RépondreSupprimerA retenir avant tout : pourquoi donc, alors même que le vin (le grand vin) connaît mondialement un tel enthousiasme, pourquoi donc des propriétés bordelaises seraient à la veille de passage de mains ?
RépondreSupprimerEn Bourgogne, on le sait : il s'agit de la quasi impossibilité pour un enfant d'une famille à la fois de payer les droits de succession et les parts légitimes des frères et soeurs.
Mais à Bordeaux ?
La discussion Magrez - Bizeul est absolument passionnante.
RépondreSupprimerDeux débuts de carrière identiques : scolarité rapidement écourtée.
Ensuite deux êtres ambitieux et visionnaires qui poussent leurs projets avec envie et génie créatif.
Sans cet article, tout opposerait le vigneron les mains dans la glaise de l'entrepreneur à succès qui prête son stradivarius à un artiste.
En fait, Hervé Bizeul réussit à faire aimer le personnage de Magrez et l'on voit que la réussite financière de Magrez n'empêche pas de le trouver sympathique, alors qu'il aurait plutôt sa place (avant de lire) dans le groupe des riches bordelais que l'un et l'autre critiquent.
A ce titre, c'est très intéressant et passionnant.
Les deux parcours sont à des stades très différents et cette discussion fait qu'on apprécie les deux.
Bravo et bravo à Jean Luc Barde qui a fait la synthèse de leurs échanges.
Wouahouu! Quel échange passionnant!
RépondreSupprimerExcellente idée que d'avoir fait se rencontrer ces 2 icônes du mondovino. Leur clairvoyance devrait inspirer les décideurs de nos interprofessions autant que nos politiques.
Merci à Nicolas et à Jean-Luc Barde pour le partage !