Bien calé dans l’un des huit fauteuils cuir du Falcon, son propriétaire laisse vagabonder son regard par delà les nuages, pensif. Même s’il est toujours d’une très parfaite élégance, toute britannique et donc bordelaise, Bernard Magrez n’a pas de cravate aujourd’hui, ça sent les vacances. Mais non, en fait. Il va simplement passer la journée avec un ami et un partenaire, Robuchon est un type adorable. Plus tard, ensemble, ils évoqueront les difficultés qui les réunissent, ils créent un restaurant à Bordeaux, c’est tout dire. S’agissant de l’attelage Robuchon-Magrez, on se doute qu’il ne s’agit pas d’un nouveau concept de truck-food. Ils veulent donner à la grande ville un vrai trois-étoiles. Ils veulent une cave à vins unique au monde, cent vingt crus classés et assimilés, le meilleur de la production locale dans les meilleurs millésimes, ce sera bien suffisant. Ils veulent un nouveau lieu d’exception et ce ne sont pas quelques retards plus ou moins acceptables qui vont les en empêcher. L’un comme l’autre, ils ont appris à composer avec l’adversité, d’où qu’elle vienne. Si chacun sait la carrière fulgurante de Joël Robuchon, on connaît moins l’éclatante réussite de Bernard Magrez, l’homme est discret.
Après une première vie consacrée aux vins et spiritueux de grande diffusion, une affaire revendue à son vieux complice Pierre Castel, il a imaginé une sorte de stratégie, voire une martingale, qui consiste à donner à ce qu’il estime être une nouvelle génération de consommateurs des émotions toujours différentes, mais toujours de haut niveau. Aujourd’hui, il est à la tête de plus de quarante propriétés à travers le monde. Japon, Chili, Californie, Espagne sont au nombre de ses destinations régulières. Et la France, bien sûr, où il est le seul à posséder, parmi d’autres joyaux, quatre grands crus classés dans quatre appellations majeures. Les châteaux La Tour-Carnet en Haut-Médoc, Fombrauge à Saint-Émilion, Pape-Clément en Pessac-Léognan et le dernier acquis, Clos Haut-Peyraguey à Sauternes.
À 75 ans révolus, on pourrait penser qu’il contemple le soleil qui ne se couche jamais sur ses propriétés tout en dégustant l’un ou l’autre de ses nectars. Erreur. La mécanique de précision qui lui sert de cerveau tourne plus vite que jamais dès lors qu’il s’agit de compléter ce qu’il appelle son offre. « Vous savez pourquoi j’ai arrêté les vins de grande diffusion ? Je n’avais pas les moyens de faire prospérer l’affaire. Pour lancer une grande marque de vins aux USA, vous dépensez cent millions de dollars chaque année. Pour soutenir mes grands vins de Bordeaux, j’organise cinq dîners par an, des événements très haut de gamme où il faut être vu et le tour est joué. » Certainement, mais sa vérité est ailleurs, bien plus aiguisée. « L’amateur cherche des sensations nouvelles, des goûts inconnus. Il veut des typicités, des caractères, des vins différents toujours. Aujourd’hui, on zappe d’une bouteille à l’autre. On veut changer beaucoup et on veut des conseils. Aujourd’hui, j’ai quarante et un vignobles qui sont autant de terroirs, d’émotions, de plaisirs, de statuts même. Il y a une recherche de singularité à laquelle nous devons répondre. » De même, ne surtout pas croire qu’il est un propriétaire lointain. Non, il arrive au point du jour dans son bureau du château Pape-Clément, un œil sur les vignes, l’autre sur les chiffres, et un autre encore, tiens, à l’aguet des occasions qui se présentent. Ses vignes, il les vit au jour le jour. Pas toujours facile pour ses équipes, on le sait volontiers aigu, mais tous ceux qui sont partis de chez lui disent les années d’exception passées dans le sillage du grand homme. Lui, il veut tout savoir en temps réel. « Le monde du vin change à toute vitesse. Ce métier est devenu magnifique. Tout s’est mis à accélérer. Il y a une prime aux leaders. Et quand on ne l’est pas, il y a des méthodes à appliquer comme dans n’importe quel métier. » Bernard Magrez s'amuse bien. Comme tous ceux qui savent réussir, il n’est jamais avare d’explications sur ses échecs ou, au moins, ses erreurs. Ainsi, s’agissant du succès fulgurant des blancs des Côtes de Gascogne, il avoue trois ans de retard sur les quelques-uns qui ont lancé le mouvement, dont l’admirable coopérative de Plaimont. Il vient de lancer “Aurore en Gascogne” dans le but de tenter de rattraper le retard accumulé sur ce segment. « 170 millions de cols, rien que ça. Et le premier importateur de ces vins du Gers, c’est le marché américain. » Puis, presque rêveur, il lâche : « Le colombard, c’est 160 hectolitres à l’hectare. » Pour comprendre, il suffit de savoir que ses propriétés bordelaises ne dépassent pas les 50 hl/ha. Bernard Magrez sait compter, chacune de ses propriétés doit être à l’équilibre. Au moins. Il voit bien comment ces côtes-de-gascogne arrivent à être extrêmement rentables sans être des vins chers. Il voulait que ces vins entrent dans son offre, c’est fait.
Dans son bureau du château Pape-Clément, fin juillet |
Mais on ne comprendrait pas Bernard Magrez sur la seule foi de ses performances économiques. Derrière le tycoon indiscutable, il y a un type pas commode, mais un homme bon. Depuis déjà longtemps, il est habité par cette idée si rare : « Je veux rendre ce que j’ai reçu. » Alors, de mécénat en fondation, le voici grand supporteur des arts et des lettres. Un jour, il achète un stradivarius, violon d’exception. Et voilà qu’il est aussitôt confié à un jeune virtuose bordelais. Une autre fois, il décide d’ouvrir l’Institut Bernard Magrez dans l’ancien château Labottière à Bordeaux, un musée d’art contemporain privé ouvert au public, c’est très inhabituel. Cet été, ce sont Les Nuits du savoir, auxquelles il convie quelques fins esprits de notre temps qui vont développer « un thème pour élever l’esprit. » Le philosophe et ancien ministre Luc Ferry y a déjà planché sur le thème de la solidarité. Mais pourquoi fait-il tout ça ? La réponse est nette. « Je le vis comme un devoir. Aider les autres, dans tous les sens du terme, tout simplement. »
Photos Mathieu Garçon, juillet 2014.
Cet article a été publié sous une forme différente dans Paris-Match, le 4 septembre 2014
L'allocataire actuel du Stradivarius, renommé "Fombaruge", n'est pas bordelais. Tu le connais, c'est Nicolas Dautricourt.
RépondreSupprimerEn effet, j'ai confié le Stradivarius Château Fombrauge à Nicolas Dautricourt http://bit.ly/1lTA1sc
RépondreSupprimerEn effet, j'ai vu ça. Mais le premier allocataire était à Bordeaux si j'ai bonne mémoire.
SupprimerJe mérite cinq coups pour avoir tapé bêtement Fombaruge au lieu de Fombrauge : que Saint-Emilion me pardonne ! :-)
RépondreSupprimerje peux témoigner de l'exceptionnelle sonorité de cet instrument historique dans les mains de Nicolas.
Espérons qu'il restera encore allocataire jusqu'à fin novembre, pour qu'on l'entende avec Maurizio Baglini et Silvia Chiesa à Villa d'Este.
Mea maxima culpa pour avoir tapé Fombaruge au lieu de Fombrauge. Que St-Emilion me pardonne.
RépondreSupprimerEt un espoir : que Nicolas, qui nous a fait récemment une splendide démonstration des qualités exceptionnelles de cette pièce historique, puisse en être encore allocataire lors du prochain Villa d'Este où il le fera sonner avec Maurizio Baglini et Silvia Chiesa.
Espérons.
SupprimerTrès beau portrait d'un personnage que l'on croise souvent dans le microcosme bordelais mais qui en fait dévoile peu sa vraie personnalité.
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