Si, aujourd’hui, on compte une dizaine de filles aux commandes des plus prestigieuses propriétés, ce n’est pas le fait d’un législateur en mal de parité. C’est l’illustration d’un phénomène moderne. Aujourd’hui, un œnologue sur quatre est une œnologue. Les filles sont très douées pour la vinification, comme elles le sont pour la gestion des domaines, celle des équipes et celle des vignes et il est loin, le temps où les femmes étaient interdites d’accès dans les cuviers pour d’obscurantistes raisons. Nous en avons rencontré cinq tout au long de la route des châteaux, la célèbre Départementale 2, il y en a d’autres et l’idée n’est pas neuve.
Depuis longtemps, de célèbres femmes ont animé les châteaux médocains. Philippine de Rothschild à Mouton, May-Éliane de Lencquesaing à Pichon-Comtesse, la regrettée Denise Gasqueton à Calon-Ségur ou encore, tout près de nous, Corinne Mentzelopoulos à Château-Margaux, Nancy Bignon-Cordier à Talbot. Et, bien sûr, Caroline Frey à La Lagune, brillamment redressé depuis 2004, mais dont les préoccupations sont presque toutes entières tournées vers l’autre domaine familial, Paul Jaboulet Aîné à Tain-L’Hermitage qui requiert toute son attention. Pour l’instant, en tous cas, c’est 75 % de son temps. Et nous ne sommes pas tombés dans les bons 25 %.
Voici les nouvelles filles du Médoc.
Véronique devant Phélan-Ségur |
Véronique Dausse
(Château Phélan-Ségur, Saint-Estèphe)
« Je suis incapable de savoir si c’est dur d’être une femme dans le monde du vin parce que je ne me pose pas la question. C’est dur d’être un homme dans les cosmétiques ? C’est la vie de femme qui est compliquée, on doit s’occuper de ses enfants de la même façon, on fait face aux mêmes problèmes de transport. Moi, c’est trois heures de voiture par jour. Saint-Estèphe, ça se mérite. » Le ton est donné, Véronique est une grande fille élégante dotée de ce qu’il est convenu d’appeler un caractère. Ce qui tombe très bien, la directrice de Phélan-Ségur est donc responsable des ressources humaines et doit composer avec des vignerons rudes et têtus qui n’étaient pas préparés du tout à être dirigés par une femme. Ceux qui souhaitaient adapter les rapports entre salariés à leur vision singulière du monde ont vite compris que Madame Dausse est tonique, battante et peut-être même assez bagarreuse. Mais pour elle qui ne tient rien pour acquis, les conditions de l’excellence aujourd’hui, c’est « la technique, le reste va de soi ». Elle a remodelé les équipes, redéfini le parcellaire, engagé un maître de chai pour donner de l’air au chef de culture. Très attentive à tout ce qu’il se passe chez tous ces prestigieux voisins (concurrents), elle a mis Phélan-Ségur là où ses propriétaires, les frères Gardinier, souhaitaient qu’il soit.
Caroline devant Fourcas-Hosten |
Caroline Artaud
(Château Fourcas-Hosten, Listrac)
« Il n’y a pas de vin de fille et je n’en fais pas un. » À 35 ans, Caroline a les idées claires et assises sur une déjà belle expérience. Après quelques stages ici et là dont elle a gardé des souvenirs contrastés, « à Lynch-Bages, en 2000, je n’avais pas le droit d’entrer dans le cuvier, je me suis sentie privée », elle a été engagée par les vignobles Dourthe pour prendre la responsabilité de Château La Garde, à Pessac-Léognan. Elle n’a que 24 ans, elle est directrice technique, c’est-à-dire qu’elle a la charge des chais et des vignes. « 320 000 pieds de vigne pour 57 hectares, j’ai appris avec les ouvriers et, au bout de cinq ans, j’ai demandé qu’on me confie Château-Rahoul, en plus. Soit 100 hectares. J’aime les grands bateaux. » Aujourd’hui, elle fait le même métier à Fourcas-Hosten, la propriété récemment reprise par les frères Momméja (Hermès). « J’ai apporté le sens du détail, de la rigueur et une certaine cohésion sociale et j’ai la chance d’avoir des propriétaires qui me donnent les moyens de bien faire. Mais on sert tous les budgets, j’ai appris comme ça. » Sur les 35 hectares en production, le domaine en compte cinquante, elle a isolé 41 parcelles qui forment autant de lots différents pour l’assemblage des 150 000 bouteilles du grand vin. Et elle a planté deux hectares en blanc, menés en bio, avec une énorme ambition qualitative. Elle déborde d’envies et d’énergie et n’a qu’une idée, c’est de décrocher le peloton des listracs pour faire la course dans le groupe de tête du Médoc. On ne lui souhaite pas autre chose.
Paz devant Lanessan |
Paz Espejo
(Château Lanessan, Haut-Médoc)
« Un vin rond, agréable et soyeux, est-ce que c’est féminin ? » On ne peut que répondre non, bien sûr, puisque c’est l’objectif de tout grand vin, qu’il soit élaboré par une femme ou par un homme. Paz (paix, en espagnol) est installée dans le Médoc depuis plusieurs années, on lui doit notamment un magnifique meyney 2005. Elle a rejoint Lanessan en 2009, pour signer d’entrée un grand millésime de ce cru bien connu. « Dans le Médoc, les femmes se sont imposées quand les propriétaires ont réalisé qu’il fallait du nouveau, qu’il fallait changer. Changer de discours, pour commencer. Le vin, pour le vendre, il faut en parler. Je voyage beaucoup avec les équipes commerciales, c’est important. » Certes, mais tout compte, le domaine est important et la production (450 000 bouteilles sous quatre étiquettes) aussi. Paz avance un commencement d’explication : « Les femmes voient le travail comme un tout. Elles sont capables de faire beaucoup de choses à la fois. » Et le résultat, c’est qu’elle a réveillé la belle endormie et s’il reste beaucoup à faire, à améliorer, le pli est pris, le succès se dessine. Et elle doute un peu, aussi, signe d’une grande sensibilité : « La question que je me pose sans cesse est de savoir si le vin que je fais va plaire aux gens. » La réponse est facile : il plaît, Paz.
Bérangère devant Larrivaux |
Bérangère Tesseron
(Château Larrivaux, Haut-Médoc)
« Cette propriété se transmet de femme en femme depuis 1580 et toutes, elles se sont battues pour conserver ce domaine. Je ne fais pas exception à cette règle familiale. » Elle n’en fait pas une règle de vie, non plus, mais c’est comme ça. On l’imagine sans peine, seule avec son téléphone, son ordinateur et ses soucis, aux prises avec la comptabilité et le commercial dans la grande bâtisse à bout de souffle et glaciale, ou fraîche à la belle saison, on se dit qu’il y a du courage chez cette jeune maman. Bérangère a épousé Basile, le prochain propriétaire de Lafon-Rochet, cru classé de Saint-Estèphe, tout proche. Pour autant, dit-elle, « les entités sont distinctes, les problèmes, les projets et les moyens n’ont rien de comparable et je ne suis pas adossée à Lafon-Rochet. D’ailleurs, Larrivaux était là bien avant. » Elle éclate de rire et précise qu’elle essaie juste de ne pas perdre d’argent. Elle se souvient qu’en 2005, un grand critique américain avait qualifié son vin de « pépite du millésime ». Un bon souvenir ? Elle relativise : « J’ai tout vendu en vingt minutes, mais à 3,80 euros la bouteille. » Depuis, le prix a fait quelques progrès, mais à 6 euros, prix négoce, l’édifice reste fragile. « Il faut savoir d’où on vient, l’envie est là, de continuer l’histoire en faisant bien et comme je suis assez têtue, je crois que ça vaut le coup de s’endetter pour poursuivre. C’est ce que j’ai fait. » Au moment de se séparer, nous échangeons quelques mots et elle lâche, fataliste, mais tonique : « Ici, on ne sait jamais de quoi demain sera fait. » Vu de l’extérieur, on se dit que l’avenir de Larrivaux est en de très bonnes et très fermes mains.
Anne devant Meyney |
Anne Le Naour
(Châteaux Meyney, Grand-Puy-Ducasse, Rayne-Vigneau et quatre autres propriétés à Bordeaux et dans le Midi)
Anne est la directrice technique des propriétés viticoles du Crédit Agricole, réunies dans une entité CA Grands Crus dirigée par Thierry Budin. Soit sept domaines dont six à Bordeaux dans les appellations de pointe (Saint-Estèphe, Pauillac, Margaux, Sauternes, Médoc et Saint-Émilion) et une en costières-de-nîmes. Non, elle ne s’occupe pas du Château de Santenay en Bourgogne. « Oui, c’est un énorme job, mais je le vis comme un chef d’orchestre qui donne le tempo et accompagne des musiciens qui jouent très bien et qui connaissent la musique. » Près de 400 hectares, 22 étiquettes et pas l’ombre d’une frayeur, apparemment en tous cas. « Écrire la stratégie de chaque vignoble au cœur de celle du groupe, ça a du sens et ça ne me fait pas peur. Il y a des synergies à mettre en place, mais pas dans le cadre technique puisque toutes nos activités dans les vignes comme aux chais se font en même temps. La meilleure piste de progrès est dans la synergie des matières grises. » Elle a parfaitement intégré les leçons apprises pendant sept ans chez Bernard Magrez, autre mastodonte du vignoble bordelais. Là, elle a compris que ce n’était pas gagné d’avance d’être une femme légitime dans sa fonction. Elle a aussi fini par réaliser qu’un peu de féminité ne nuisait pas à la production de grands vins, au contraire : « Il y a toutes sortes de situations où c’est un avantage qu’il y ait un peu moins de testostérone. Les femmes apprennent plus facilement à tout faire et à faire face à tout. » Anne sait de quoi elle parle, elle a une équipe de cent personnes et un jeune fils.
Les photos : sont signées Mathieu Garçon. Cet article est paru sous une forme différente dans le Spécial Vin de Paris-Match paru le 5 septembre.
Un seul mot : chapeau, Mesdames.
RépondreSupprimerun seul souhait : continuez ainsi, longtemps.