« Je ne résiste pas à l’appel du pinot noir » |
On ne va pas dire que Jean-Baptiste Lécaillon est un poète, mais quand même, c’est quelque chose autour de ça. Il a du champagne et, plus largement, du vin une idée romanesque. Il ne cherche pas à percer – et à vous entraîner dans – les mystères de la fermentation, il vous invite à les contempler, en prendre conscience, en être pénétré. Ce n’est pas la même chose. L’homme et sa vista, le sol et ses expressions, on en connaît d’autres dans ce registre, mais peu. Attention, ça va vite : « Certains disent que ça relève de la sorcellerie. En fait, il n’y a que l’expérimentation qui vaille. Essayer sans cesse. Trouver. » De quoi parle-t-il ? De vin, d’assemblage. Il précise : « Aller chercher des vins qui ne sont pas forcément les plus évidents, pas ceux qui sortent devant, mais qui se révèlent sublimes dans l’assemblage. Toujours facile d’assembler des premiers de la classe. À la fin, vous avez un premier de la classe. Très bien. Mais si deux fortes têtes assemblées font un vin extraordinaire, vous avez gagné, vous êtes tout seul tout en haut de l’affiche. Pas mal, mais difficile. »
Jean-Baptiste Lécaillon, 52 ans, est arrivé chez Rœderer pour sa première vendange en 1989. Il y est devenu directeur général adjoint. Il fêtera son trentième millésime cette année. Non content de veiller à l’élaboration des 3,5 millions de bouteilles de champagnes de la marque, il a aussi la haute main sur les vinifications des domaines du groupe, Bordeaux et Provence comprises, mais ne s’occupe pas des champagnes Deutz, ni de la maison Delas (Rhône-nord), ni des vinifs ultra-spécialisées des portos de Ramos Pinto dans la vallée du Douro, autres pépites, mais il veille sur les vignes et les vins de la maison dans le nord de la Californie, vers Mendocino, un environnement pas toujours facile à envisager. Il a aussi la charge des vignes en propriété en Champagne et des approvisionnements, bien sûr. S’agissant de la grande marque la plus bio de toute la Champagne, nous nous sommes intéressés à l’état de l’art dans les vignes du domaine.
Chez Rœderer, l’histoire verte a commencé en 2000 avec deux hectares. En 2011, ce sont 65 hectares qui sont en conversion et dix déjà certifiés. En 2017, 115 hectares sont menés en bio-dynamie, dont 105 en conversion. C’est rapide ou lent ? Lui, il juge ce rythme normal : « Passer de grandes superficies en bio ou en bio-dynamie ne se décide pas d’un claquement de doigts. Nos 240 hectares, c’est la grande échelle. Nous n’en sommes pas encore à la moitié. » Et pourquoi, s’il vous plaît ? « La plus grande difficulté, c’est d’obtenir l’assentiment de tous ceux qui travaillent à la vigne et au chai, les convaincre de l’urgence, justement. Rien n’est simple. C’est une affaire d’hommes avant tout. » Continuons, c’est bien engagé.
Voyons si, au moins, nous avons accès aux secrets du bonhomme. Le facit latin, cher aux enlumineurs, c’est ça, son métier, non ? Si. « Pour élaborer un millésime, je capture l’année et ses marqueurs. Pour faire Cristal (la cuvée prestige de Rœderer, ndlr), je fais un Cristal. J’ai une obligation stylistique, elle fait partie du capital de la maison. Il me faut de la craie, du sol, du minéral. » Comme on le pousse un peu dans ce sens, il y va, bon prince. Il évoque la nécessaire transformation respectueuse du raisin, il avance une jolie ligne : « Il n’y a qu’un seul geste œnologique, c’est la fermentation et son accompagnement obligatoire. Ni oxydative, ni réductrice, mais pure. » Nous, quand on nous parle comme ça, nous battons des cils, nous sommes pour. Et il ajoute « Nous opérons une sorte de sélection massale des levures, tout en achetant des levures sélectionnées dans tous les vignobles majeurs, Bordeaux, Bourgogne, Californie. À UC Davis, bien sûr (la grande université californienne du vin, ndlr). » Il a compris que, là, son public est sous le charme, il va plus loin, il insiste : « Je cherche l’umami, la cinquième saveur japonaise, le délicieux, ce qui procure l’émotion. » Là, on s’envole, on ne touche plus terre, on boit une gorgée de Cristal rosé dans un millésime déjà ancien et, ravis, on trouve ça très umami. Retour au facit : « Chez nous, pas de sulfitage avant fermentation. On laisse le chardonnay se casser un peu, s’oxyder légèrement. Et on arrive à des vins clairs qui évoquent plus la Bourgogne du sud que les chablis du nord. » Il veut créer des équilibres. Parmi lesquels, l’équilibre des crus. Entre les villages qui comptent et ceux qui sont moins bankables, il a mis le doigt sur ce qui les distingue : « Les villages plus périphériques sont plus “solaires” que “sols”. C’est l’équilibre entre solaire et sol qui compte. Nous ne suivons pas bêtement la classification des crus. » En même temps, comme dirait l’autre, il n’y a jamais de hasard sémantique. Où l’on apprend que Cristal de Rœderer est un champagne issu de la bio-dynamie En Champagne, comme dans d’autres appellations, il y a des volumes maximum à respecter au moment des vendanges. Ces années-ci, on tourne autour de 10 000 kilos à l’hectare. C’est une donnée majeure dans la viticulture locale. Le petit vigneron, celui qui vend son raisin à des maisons de négoce ou à des coopératives, y tient beaucoup. Au prix du kilo, on le comprend. Une grande maison comme Rœderer, pour être vigilante, est aussi plus détendue. Surtout avec sa conversion en bio-dynamie. Il s’explique : « Sur les vieilles vignes dédiées à Cristal, on a toujours fait 7 à 8 000 kilos à l’hectare et nous continuons en bio-dynamie avec les mêmes rendements. Aujourd’hui, tout Cristal, blanc et rosé, est issu de la bio-dynamie. » Comprendre que c’est tout Cristal rosé depuis 2007 et tout Cristal blanc depuis 2016. Ah oui, quand même. C’est une vraie déclaration. Et puisqu’on en parle, il a cette fine sortie sur Cristal, des mots qui donnent soif : « La caresse de Cristal, c’est un dégorgement déjà bien digéré. Ce vin n’est pas fait pour le dégorgement récent. Cristal, c’est le chevalier-montrachet de la Champagne, la finesse extrême issue de terres blanches. Il a besoin de temps après le dégorgement pour nous aider à ressentir sa caresse. »
Il est temps de le laisser à ses assemblages ou à ses lectures, il lit beaucoup, ou à ses musées. Contemporain ou arts premiers, on le verra toujours dans la file d’attente, il ne rate rien. Nous nous séparons avec l’idée un peu confuse d’avoir appris quelque chose de ses secrets. Comme c’est un type charmant, il nous laissera y croire. Mais comme c’est un garçon rieur, on sait bien qu’il n’en est rien.
Cette chronique a été publiée dans EnMagnum #12 sous une forme différente.
Le numéro 13 est en vente chez votre marchand de journaux.
Voilà la couverture de ce fameux numéro. On y parle d'argent, pour une fois.
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