Michel Rolland (juillet 2022 à Fontenil)
Michel, Dany, tout commence avec Marcel Dassault…
Michel : Oui, nous avions créé un laboratoire d’analyses œnologiques et le consulting n’existait pas. En 1973, alors que l’on venait juste d’enfiler nos blouses derrière le comptoir, un certain André Vergriette (ancien ingénieur aéronautique nommé par Marcel Dassault à la tête de Château Dassault à Saint-Émilion, NDLR) vient nous voir et nous propose de travailler ensemble. Il me confie ne rien connaître à la vinification. J’aurais pu être honnête et lui répondre « moi non plus », j’ai préféré ne rien dire. Pour ce tout premier client, j’ai offert le service ne sachant pas encore réellement définir ni l’activité de consultant ni mes capacités en la matière. En principe, nous n’allions pas chez les clients sauf en cas de catastrophe, exception faite du château Dassault dans lequel j’ai commencé à aller régulièrement. Je connais d’ailleurs les trois générations qui se sont succédé au poste de maître de chai, du grand-père en 1973 au petit-fils qui occupe ce siège aujourd’hui (Marcel, Serge et Laurent Dassault, NDLR). Il a donc fallu inventer ce métier. À nos débuts, les propriétaires ne connaissaient pas cette discipline et ne voyaient donc pas l’intérêt de venir nous consulter.
Dany : Ce métier n’existait ni dans le droit, ni dans la fiscalité, ni ailleurs. Les gens appelaient lorsqu’ils avaient un problème, il n’y avait pas de suivi régulier.
Michel : Au fil des années, des liens se sont créés avec certains propriétaires, surtout les jeunes qui à cette époque avaient à peu près le même âge que moi : Christine Valette (château Troplong-Mondot, saint-émilion) et Jean-Michel Arcaute (château Clinet, pomerol). Avec André Vergriette, ils ont été nos trois premiers clients. Le quatrième, que je considérais alors presque comme un enfant, car de dix ans mon cadet, est arrivé peu après. C’était Hubert de Boüard. Il faisait encore ses études. Par chance, par confiance, son père lui a cédé la direction du château Angélus ce qui nous a permis de travailler ensemble.
Dany et Michel Rolland (juillet 2022 à Fontenil)
Avez-vous eu envie d’arrêter votre activité à certains moments ?
M : Jamais, sauf au début. Nous sommes arrivés jeunes et déterminés en 1973. Là, nous goûtions le millésime 1972, des vins très médiocres. Puis le millésime 1973 qui était tout aussi mauvais. Cette même année, l’affaire des vins de Bordeaux installe une ambiance pesante sur le Bordelais. Le millésime 1974 finit de mettre à mal notre motivation. Pendant les vendanges, nous travaillions jour et nuit. Je me rappelle très bien aller de propriété en propriété dans ma Méhari et je n’ai pas quitté mes bottes pendant un mois, il pleuvait sans cesse dans cette voiture d’été. Au mois de novembre 1974, j’ai alors dit à Dany : « On essaye encore une année de plus. Si ça continue, on arrête ». L’ambiance et les millésimes ne nous offraient pas un cadre de travail agréable. 1975 est arrivé et nous a redonné espoir. Un millésime que nous avons sûrement raté parce que nous voulions faire vite, mais il y avait de la matière. 1976 fut une année très chaude, qui nous a beaucoup marqué, une des premières où l’on commençait à payer les « impôts sécheresse » de Valéry Giscard d’Estaing, révélateurs de la situation climatique qui menaçait les vignes de pourrir instantanément à la première pluie. Les vins en sortent plutôt moyens, mais l’année reste satisfaisante au niveau du laboratoire, il y avait beaucoup d’analyses.
D : Cette année nous a beaucoup appris. Selon nous, les vignerons vendangeaient pour la plupart beaucoup trop tôt, leur seul objectif étant d’atteindre un degré équivalent à 12, pour ensuite chaptaliser et arriver aux 13 degrés requis. 1976 fut l’année de l’exception qui confirme la règle. Les vins vendangés tôt ont eu ici une survie et un succès plutôt remarquables, surtout dans les zones précoces comme Pomerol.
Quel regard portez-vous sur le marché bordelais actuel ? En termes de style, d’évolution générale du marché, de l’export…
M : Le marché du vin est globalement en bonne forme aujourd’hui. Cela reste compliqué pour les vins non classés, sans cesse soumis à la pression du marché vers une baisse des prix, une spirale sans fin.
Pensez-vous que le recul du bordeaux bashing est dû à une remise en cause générale du vignoble bordelais ?
M : Non. Il faut d’abord se demander pourquoi ce phénomène a eu lieu. Lorsque vous êtes leader sur un marché, ce qui est le cas de Bordeaux dans le monde du vin, vous êtes l’homme à abattre. Que cela soit justifié ou non, si la vendetta est lancée, elle finira par aboutir. Par la faute de certains sommeliers, il reste aujourd’hui peu de bordeaux sur les tables parisiennes.
Est-ce alors la Bourgogne et son affolement dément sur les prix qui ont permis au bordeaux bashing de s’essouffler ?
D : Ce qu’on reproche à Bordeaux, c’est avant tout le volume, d’être des « industriels du vin ». Au contraire, la Bourgogne ne traite que des petits volumes, d’où l’idée que les prix sont plus acceptés dans cette région.
M : Cet essoufflement n’est que le déroulé naturel d’une critique sans fondement. Il n’y a plus de personnalité à viser puisque Robert Parker est parti. Sans nouvelle cible, le bordeaux bashing n’a donc plus de raison et est destiné à disparaître.
Au fil du temps, vous avez imposé en collaboration avec votre camarade Robert Parker un style Rolland qui est devenu mondial. Pour ce style, on est venu vous chercher depuis la Californie, l’Argentine, le Chili…
M : J’ai en effet beaucoup voyagé, ce qui me plaît beaucoup. Les seuls pays que je n’ai pas traités, faute de temps, sont l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Mes missions dans l’hémisphère sud m’ont d’abord emmené en Argentine, au Chili, puis en Afrique du Sud. Cependant, je ne suis pas d’accord avec cette idée du « style Rolland ». Cela n’a pas de sens. Il suffit de comparer les vins américains ou français que l’on conseille et vous verrez qu’il n’y a pas de style commun qui s’en dégage. Ma seule mission, depuis le début, est d’améliorer la qualité des vins.
Vous faisiez, à destination du marché américain, des vins puissants, avec des raisins très mûrs.
M : L’explication est beaucoup plus simple. Quand nous sommes arrivés sur le marché, nous goûtions des grands millésimes pour nous faire une idée du « bon » vin. Les 1970 étaient très bons, comme les 1961 ou les 1955. Le millésime 1959 est plus partagé à cause des gelées de 1956 qui avaient détruit une bonne partie des vignes de la rive droite ; elles étaient alors trop jeunes pour bénéficier du potentiel maximum de ce millésime. C’était également la grande époque de dégustation des années 40. Les 1945, 1947 et 1949. Des vins bien charpentés allant jusqu’à 14,5 degrés avec des tannins solides, présents. Nous avons défini l’archétype du grand vin selon cette base que nous voulions reproduire. Des années chaudes, pleines de soleil, à ramasser précocement. Nous avons commencé à éclaircir les vignes pour avoir moins de densité et chercher la maturité. Ce style ne provient donc pas d’un désir de plaire, il part d’une observation œnologique des vieux millésimes.
D : L’observation est en effet une part importante de ton travail, puisque tu passes beaucoup de temps à regarder et étudier la vigne. C’est d’ailleurs la différence que Michel cultive par rapport à d’autres consultants. Il a toujours grandi dans les vignes grâce à sa famille, sept générations de vignerons. Il côtoie les rangs, le raisin, la pluie, la grêle, les aléas depuis toujours et cette proximité est une force dans son travail de consultant.
M : Oui, je suis plus un homme de vignes qu’un homme de laboratoire.
D : Ta connaissance des raisins a fait ta réputation. Moi, je suis la femme de laboratoire derrière cet homme des vignes, l’éminence grise avec qui il partage des idées et une vision pour notre entreprise. L’histoire, c’est Michel qui l’écrit, son ouverture au monde a construit notre carrière.
Combien de clients au plus fort de cette carrière ?
M : Très bonne question, je n’ai pas de réponse, je dirais beaucoup trop. Au laboratoire, nous avons presque atteint les 600 clients. Dans la partie conseil où j’officiais seul, pendant mes grandes années de 1990 à 2005, j’ai dû faire 135 consultings en même temps. Heureusement, nos collaborateurs nous ont rejoint en 1999, un bol d’air bienvenu qui m’a permis de penser à l’après. En 2005, j’avais donc déjà abandonné une vingtaine de dossiers, la fatigue se faisait de plus en plus présente et la retraite de plus en plus attirante. Seulement, j’avais développé avec les propriétés des relations très intuitu personae, certaines avaient du mal à me laisser partir et surtout à accepter la transmission à un nouveau collaborateur.
Vous avez décidé de prendre du recul et de laisser la main à une nouvelle génération représentée par Julien Viaud, votre repreneur et collaborateur de longue date. Selon vous, est-ce possible de transmettre également une vision ?
M : Je préfère ne pas le voir comme ça, nos collaborateurs le savent très bien. Chacun a sa personnalité, je ne leur ai jamais demandé de suivre ma manière d’analyser les vins. Bien sûr, à force de travailler ensemble, une forme de consensus s’installe. Chacun doit garder son autonomie, c’est important de créer quelque chose de différent en accord avec l’époque. Je ne demande pas de penser comme moi ni de faire comme moi, je transmets seulement une connaissance du milieu et des gens.
Comment voyez-vous cette vague de nouveaux consultants portée par la jeune génération ?
M : Je ne les vois pas dans la mesure où j’ai assez de bons vins dans ma cave pour aller jusqu’à la fin de mes jours. Nous en reparlerons dans 20 ans. Il faut bien ces 20 années pour reconnaître les bonnes choses comme les ratés.
Permettez-moi de ne pas croire une seconde à votre retraite…
M : Vous l’avez compris, je n’ai aucune intention de m’arrêter définitivement. D’abord, je ne saurais pas quoi faire d’autre que ce que j’aime et ce que je sais faire, c’est-à-dire l’œnologie et le consulting. Je vais lever le pied et réduire mon portfolio à une quinzaine de propriétés pour m’éloigner de la pression inhérente à ce travail. Heureusement, la pandémie nous a aidé à entamer cette phase en limitant les relations internationales. C’était la première fois en 30 ans que je n’étais pas allé en Argentine pendant plus d’un an. Ma retraite reste donc dans la continuité de ma carrière dans un rythme qui convient à mes 75 ans.
Michel Rolland (juillet 2022 à Fontenil)
Les photos sont signées Mathieu Garçon, bien sûr.
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