Le blog de Nicolas de Rouyn

Bonjour.
Ceci est un blog dédié au vin et au monde du vin, qu'on appelle aussi le mondovino. Et à tout ce qui entoure le vin, les belles tables,
les beaux voyages, les tapes dans le dos et les oreilles tirées.
Cela posé, ce qu'on y lit est toujours de-bon-goût-jamais-vulgaire,
ce qui peut plaire à votre mère. Dites-le lui.
(Only dead fish swims in ze stream).
Les photos sont signées Mathieu Garçon, sauf mention. Pour qu'elles soient belles en grand, il suffit de cliquer dessus.
Au fait, il paraît que "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération".
Nicolas de Rouyn



lundi 17 juin 2013

"Le vin, c'est Jésus et Verlaine, la main
dans la main"

Jean-Claude Carrière, le scénariste de Buñuel, de Haneke, adaptateur de Peter Brook ou de Cyrano de Bergerac, auteur de La Controverse de Valladolid, du Vin bourru et des Conversations avec Jean-Jacques Rousseau nous a reçu chez lui en compagnie de François Mitjavile, vigneron aux trente-huit millésimes dont les saint-émilion font briller les yeux des amateurs du monde entier.
C'est mon cher ami Jean-Luc Barde qui a provoqué cette rencontre insolite et passionnante et qui a animé cette conversation hors-normes. Voici l'intégrale de leurs échanges. Bien sûr, c'est long. La culture est comme ça, elle requiert un peu plus d'attention qu'un tweet.

Jean-Claude Carrière et François Mitjavile


Comment le paysan est-il devenu un intellectuel et l’intellectuel, un paysan ?
Jean-Claude Carrière : Est-ce qu'un intellectuel peut devenir paysan sans cesser d'être un intellectuel ? Un paysan ne peut pas, lui, devenir un intellectuel sans cesser d'être un paysan. J'étais l'enfant unique d'une très modeste famille du Languedoc. On cultivait la vigne, les légumes, on récoltait les châtaignes. Pendant les onze premières années de ma vie, j'ai appris le métier de paysan. Je sais toujours greffer un arbre, dresser un mur en pierres sèches, labourer avec un cheval. Je dois être l’un des seuls intellectuels à savoir le faire. Les instituteurs avaient convaincu mes parents de me présenter à l'examen pour l'obtention d'une bourse. J'ai été reçu premier du département, ce fut un grand honneur. Dans mon enfance, il n'y avait pas un livre à la maison, pas une image sur les murs, sinon les photos des grands-parents. Les premiers livres qui sont entrés chez nous étaient les miens, ceux de l'école, des prix que j'avais gagnés. C'est moi qui prêtait des livres à mes parents. J'ai très vite été attiré par les récits, les textes. J'ai écrit mes premiers romans vers neuf ans, des histoires de pirates, de western.
François Mitjavile : J'ai été élevé à Paris. Mon grand-père était centralien, mon père polytechnicien. Mais avant cette famille d'intellectuels, la source est paysanne. Ma grand-mère catalane savait parfaitement désigner, dans ses propriétés, le figuier où les fruits étaient les meilleurs. À l'âge de 26 ans, je suis revenu à la vigne, pour des raisons hasardeuses, discriminatoires. Je ne m'entendais guère avec mes patrons qui me considéraient comme un nullard. J'ai pensé que reprendre la propriété de ma femme, à Saint-Émilion au Tertre Rotebœuf, terre en déshérence, me permettrait de dire au monde : « je suis un homme qui sait faire quelque chose. » J'ignorais alors qu'une fleur se fécondait pour donner ses graines et se reproduire.
J.-C. C. : Ah oui, vous aviez un long chemin à faire.
F. M. : Oui. Ce qui m'a aidé, c'est un vrai bon sens. J'ai vite compris que le paysan est un observateur minutieux. Il fallait que je développe cet instinct, cette intelligence animale.


Pourquoi ces conversations avec Jean-Jacques Rousseau ?
J.-C. C.: Il existe chez Plon une collection qui invite au dialogue entre un auteur mort et un auteur vivant à condition de ne prendre de l'auteur disparu que des phrases qu'il ait écrites. J'ai tout de suite pensé à Rousseau, avec lequel je ne suis d'accord sur rien malgré mon admiration pour l'auteur. Premier de nos écrivains à être réellement prolétaire, un point que nous avons en commun, il est fils d'ouvrier. Il aimait le vin et fut le premier à dire - en 1750 - qu'il ne fallait pas manger de cerises en janvier et à prôner la consommation de fruits de saison.  

Il affirme que le premier et le plus respectable de tous les arts est l'agriculture, qu'en pensez-vous ?
 F. M. : C'est bien sûr la culture du sol. Par opposition à une conduite artistique ou à un comportement industriel, l'agriculteur s'interdit de faire ce qu'il veut parce qu'il ne peut pas changer le milieu. Il ne peut pas lui faire produire ce qui ne lui convient pas. L'artiste, l'industriel ont une possibilité de création que l'agriculteur n'a pas.
J.-C. C. : Ce qui me frappe dans la phrase de Rousseau, c'est le mot art. J'ai vécu quelque temps, avant l'agriculture, en Amazonie, chez les indiens Yanomamis, avec des chasseurs collecteurs. À cette occasion, mon éducation de paysan m'a aidé à pêcher avec eux. Je savais placer un filet, nager dans un fleuve pour attraper le poisson. J'ai vu là que la cueillette est un art, un instinct, un savoir qui ne vise à aucune tentative de transformation du milieu naturel. On assiste aujourd'hui à l'affolement de l'industrie alimentaire et, en réaction, à l'émergence de petits producteurs qui se rassemblent, proposent une alternative biologique.
F. M. : Ils me gênent beaucoup. À l'évidence, tout agriculteur attentif pense à la vie micro-biologique des sols, à l'écologie. Traiter avec discernement préserve un milieu favorable. L'agriculture est une pratique de civilisation. Affirmer que le milieu naturel serait bon pour l'homme est un jugement déviant, la nature ne lui a jamais été favorable. Ce qui m'ennuie chez les “biologistes”, c'est le caractère moralisateur de leur démarche. Il y aurait la bonne pensée et la méchante, celle des tenants de l'agriculture moderniste qui seraient de dangereux irresponsables. Ils ont peur de l'avenir de l'homme.
J.-C. C. : On ne peut nier les dérives de l'industrie agro-alimentaire et la folie des pratiques. Quant à l'emploi de la chimie, j'ai connu dans les années 60 l'arrivée massive des pesticides, insecticides et autres désherbants qui ont dénudé les sols. Il a fallu vingt ans pour les évacuer. Les paysans étaient contents. Mon voisin me disait: « je vais te le pétarder ton jardin. » Il y a eu des excès, mais on ne peut rien cultiver si on ne traite pas. Les vignes biologiques autour de chez moi subissent des traitements.
F. M. : L'agriculteur dispose de la lutte chimique, de la lutte prophylactique, de la lutte biologique. Certains semblent découvrir la lutte intégrée qui recommande l'emploi éclairé de l'un de ces outils. L'observation attentive de son vignoble conduit souvent à utiliser des remèdes légers. Il peut arriver, très rarement, que je sois amené à utiliser un insecticide puissant. Je peux le faire parce que je suis sûr de la qualité de l'équilibre écologique général de mon vignoble. Inutile de se réclamer de ce concept en prenant des airs révolutionnaires contre l'agriculture capitaliste. Il est sur ma table depuis 1978, en provenance de l'Association de coordination des techniques agricoles du ministère de l'Agriculture. On assiste à des guerres de type moraliste où la connaissance est écartée au profit de raisonnements d'ordre passionnel au nom de la sacro-sainte Nature comme figure de l'idéal. Malgré tout, les tenants du bio ont apporté quelque chose d'essentiel, et ont rendu accessible aux modernistes le caractère fondamental de la vie du sol .

Qui a défini ces goûts que les amateurs du monde entier recherchent dans vos vins ?
F. M. : Les chimistes et œnologues Ribéreau-Gayon et Émile Peynaud, ouvrier caviste devenu maître de recherches, ont pensé ce que devaient être les belles saveurs d'un vin et un bon savoir-faire. Le scientifique de haut vol et le gourmand praticien ont tracé la voie royale de l'école bordelaise. Ces penseurs du vin étaient des esthètes dotés d’un sens très sain de ce que devait être un joli vin adossé à une éthique modeste dans la pratique. Je ne suis pas de ces vignerons qui veulent révolutionner l'histoire et être créatifs. Je suis un agriculteur qui ne choisit pas les saveurs de ses fruits. Je ne fais que le petit pas de ma génération sur la longue route du savoir-faire.
J.-C. C. : Dans Le mauvais sujet repenti, qui met en scène une prostituée, Georges Brassens dit « l'avait le don, c'est vrai, j'en conviens, l'avait le génie, mais sans technique un don n'est rien qu'une sale manie. » C'est valable pour le vin ou le cinéma.
F. M. : Les menaces qui pèsent sur le vin sont à mon sens la volonté d'originalité, l'obsession de la créativité et l'absence de bon sens.

Les progrès de la science et leurs applications sont-ils souhaitables pour éradiquer les maladies qui affectent la vigne ?
F. M. : De manière générale, on devrait faire preuve d'enthousiasme pour des connaissances qui peuvent ouvrir des voies d'avenir. J'ai peur que la France repliée sur ses craintes ne s'éloigne du progrès. L'exemple du comportement à l'égard du court-noué est édifiant. Cette maladie virale s'attaque aux racines de la vigne et provoque sur les vieux vignobles des phénomènes de dégénérescence désastreux. On ne fait de bon vin qu'avec des vignes en bonne santé. Il faudrait quitter cette posture sacrificielle de la souffrance de la vigne, ces idées de rédemption par des rendements douloureux qui donneraient du bon vin. La nature, si elle est bien conduite, produit de beaux fruits. Nous avions en France une recherche en agronomie des plus pointues sur les OGM, sur le point de découvrir un gène de résistance à ce virus sur la variété vitis vinifera qui présentait toutes les garanties de sécurité. Les chercheurs ont abandonné parce que les agriculteurs, qui les subventionnent par l'intermédiaire des chambres d'agriculture, s'y sont opposés en les accusant d'être de dangereux démiurges. La connaissance scientifique enrichit l'imaginaire, le talent, le romantisme.
J.-C. C. : Il faut se méfier de l'idée que tout ce qui est scientifique est bon, de cette confiance aveugle en l'avenir, ce que nous avons longtemps appelé le progrès. Ce qui me frappe aujourd'hui dans le monde que je parcours, ce sont les tentatives d'exploration de voies autres que celles proposées par l'agriculture traditionnelle et l'agriculture intensive, industrielle. On ne s'en sortira toutefois que par la recherche. Au sujet des OGM, j'ai un sentiment tout à fait incertain, mais je ne suis pas du genre à arracher des plants de maïs.  

La mondialisation, l'uniformité dans le choix des végétaux menacent-elles la diversité des goûts?
J.-C. C. : La Bourgogne ne plante que du pinot et du chardonnay, de terroir à terroir ils sont différents, et ces cépages plantés en Australie ne donnent pas les mêmes résultats qu'à Vosne-Romanée. J'aime goûter la différence qui naît de parcelles, de vignerons, et à fortiori d'années, qui montrent la diversité des saveurs et des cultures.
F. M. : Mon enthousiasme pour l'aventure humaine me pousse à dire que depuis le big-bang les choses vont se diversifiant.  



Rousseau parle de la “machine vivante” des végétaux, que l'on cultive comme on éduque un enfant. C'est élevé, un vin ?
J.-C. C. : Un dicton affirme que le vin connaît tous les secrets de la terre. Si des extraterrestres devaient débarquer, c'est avec le vin que je leur présenterais notre planète. C'est la quintessence de la tradition, de notre histoire, de notre culture. Je ne leur en ferais pas trop boire, vous imaginez des extraterrestres ivres. C'est un produit de civilisation. On ne sera jamais assez reconnaissant à Jésus-Christ d'avoir dit : « ceci est mon sang. » C'est un acte et un slogan de propagande merveilleux.
F. M. : Nos prédécesseurs nous ont laissé deux mots, maturation et élevage. Le vin c'est à la fois la spiritualité et la drogue de l'Occident, c'est Jésus et Verlaine main dans la main. De cette communion, il nous reste que l'on ne boit pas seul. Les affres de l'avenir font que l'on récuse dans le vin le fait civilisateur. On veut faire des vins qui ne soient pas collés, pas filtrés, sales, chargés de bactéries, en portant le drapeau d'une nature qui serait plus sincère. La vie micro-biologique de mes sols est excellente, je pratique l'enherbement permanent. Je ne suis pas dogmatique, je traite si c'est nécessaire tout en étant attentif à l'équilibre écologique de mon vignoble. Ne perdons jamais de vue qu'il n'y a rien de moins naturel qu'un pied de vigne de qualité. Oui c'est un produit de civilisation, bien élevé.

Vous dénoncez souvent ce que vous appelez les “interdiseurs”.
J.-C. C. : Je suis frappé par le fait que notre pays est peuplé de groupes de petits juges qui prétendent interdire aux autres ce qui ne leur convient pas. Les associations fleurissent, elles prétendent influer sur les lois sans passer par les relais de la démocratie que sont les élus. C'est dangereux. On vient d'interdire les batailles de boules de neige en Belgique. Interdire de boire un verre de vin à la télévision est une absurdité. Pour le fils de vigneron que je suis, c'est extravagant, et pour l'homme de cinéma supprimer la pipe de Jacques Tati sur les affiches, c'est ridicule.
F. M. : Est-ce qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait des ivrognes ? On a le sentiment qu'ils n'ont plus le droit d'exister. Une société définit sa liberté par le fait qu'elle autorise les mendiants, les marginaux.
J.-C. C. : Dans mon village, il y avait un clochard accepté de tous qui vivait dans une cabane dont la porte branlante affichait une de ces images des années 30 représentant, marchant dans la lumière, un couple jeune et frais qui se détachait sur une grappe de raisin entourée du slogan : « Un repas sans vin est une journée sans soleil ». Aujourd'hui, on boit moins, mais mieux. Le vin est un sujet d'espoir, c'est une des rares choses dans le monde qui va mieux qu'avant. Il s'est amélioré partout. C'est une raison d'espérer, ce qu'on fait pour le vin, on doit pouvoir le faire pour le reste.

(On ouvre tertre-roteboeuf 2004)  

Qu'avez-vous voulu faire avec ce vin ?
F. M. : La première erreur du vigneron, c'est de se dire : « je vais faire le vin que je veux. » Et la première qualité, c'est de comprendre sa terre. Si je devais imposer ma volonté à mes vins, j'écraserais la sapidité de ses fruits. À moins d'être un trafiquant qui ajoute des aromates, je ne peux pas créer. La notion hérétique en matière de vin est celle du winemaker. Le vigneron n'est pas responsable des goûts de son vin. Je n'ai pas plus créé roc-de-cambes 2009 que tertre-roteboeuf 2004 et je dois signer mes bouteilles en tout petit en bas de l'étiquette.

Pour employer le langage cinématographique, jamais au-dessus du titre ?
J.-C. C. : Je comprends ça très bien. Le vigneron se met au service d'une terre, d'un cépage, mais ce n'est pas lui qui décide. C'est un peu la même chose dans mon métier. Comme un vigneron choisit le bon terrain, le bon cépage, nous devons choisir la bonne histoire et la bonne manière de la raconter. Les deux peuvent ne pas s'accorder. Quand on est un peu humble, l'expérience apprend que ce que l'on va écrire réservera toujours une surprise, toujours un imprévu, qui nous échappe heureusement.
F. M. : Il y a plus de vous dans vos scénarios que de moi dans mes vins. On dit « un scénario de Jean-Claude Carrière » et on dit « un tertre-rotebœuf 2004 ». J'aime ce vin car il vient de ce que l'on appelle une année difficile. Les tanins ont été attendris par la pluie et le fruit est d'une grande fraîcheur. Je soutiens que la culture occidentale aime la vie jusqu'à inventer la résurrection de la chair. Elle met en scène de manière perpétuelle le vin, sang du christ, transcendance pure et le vin paillard, des bacchanales, du plaisir de vivre.
J.-C. C. : Et presque infernal, qui conduit à l'ivresse. De toutes façons, je crois qu'il n'y a de vin ni au Paradis ni en Enfer. C'est un objet terrestre. Ah oui c'est bon, très bon ! C'est remarquablement fruité, très proche du raisin. Une fois, avec Buñuel, dans un musée du vin à Madrid, on a goûté un vin d’une jarre romaine trouvée dans une galère naufragée. Ça n'était plus du vin, c'était une sorte de pâte de résiné, avec un goût de vin et de miel à la fois. C'était très émouvant, un vin du premier siècle, le plus vieux que j'ai jamais goûté. L'un des premiers gestes des Espagnols quand ils ont débarqué au Mexique au XVIe siècle a été de planter de la vigne pour pouvoir célébrer la messe.

Quand vous ouvrez une bouteille de vin, qu'attendez-vous?
J.-C. C. : Il n'y a qu'un mot, le plaisir. Je me méfie beaucoup de la “littérature” à propos du vin. Quand c'est bon, c'est bon.
F. M. : Mon œnologue a dit un jour quelque chose d'assez joli : « on ne peut pas dire que l'on sorte grandi d'avoir goûté ce vin. » Quand c'est bon, on s'élève.

(On ouvre roc-de-cambes 2009) 

F. M. : Là j'ai choisi l'opposé. C'est la grâce d'un fruit de l'automne 2009. Les pluies d'été, puis le soleil, lui ont donné densité et saveurs de lumière.

Face à un vin réussi, est-on en présence d’un personnage?
J.-C. C. : À la Romanée-Conti, c'est particulièrement juste. Avec ses différents terroirs, Echézeaux, Saint-Vivant, Richebourg, La-Tâche, on a le sentiment d'une progression dans la noblesse des princes et l'on se demande jusqu'où cela peut aller. Avec la romanée-conti, on est auprès du souverain, elle arrive avec une aisance royale. Je pourrais les écrire, en faire des personnages d'une histoire, c'est tout-à-fait possible.
F. M. : C'est une vision qui m'est étrangère.
J.-C. C. : Ça n'est qu'un jeu.
F. M. : Oui. Un personnage, c'est un être de culture, d'histoire, Iphigénie, Andromaque, avec toute la complexité d'un être en société. Un vin, ce sont des sensations profondes à la fois animales et civilisées que l'on éprouve face à un fruit fermenté par les mains de l'homme. Le trouble de Phèdre face à Hippolyte, c'est un autre registre.
J.-C. C. : Pour continuer le jeu des personnages, Phèdre serait plutôt dans la peau d'un montrachet et Esther dans celle d'un chablis. Je n'aime pas quand on essaye d'attribuer à un vin des goûts de noisette, de fruits secs et caetera, c'est réducteur. Quand on cherche ça, on oublie le vin.
F. M. : Je suis un fanatique de Rembrandt, j'aurais aimé être son copain. La richesse de ce qu'il montre dans ses portraits est amoindrie par les descriptifs qui prétendent démonter, expliquer son génie. Ça réduit la création à un procédé.
J.-C. C. : Si on veut que des personnages soient vivants, il faut qu'ils aient un inconscient. Et cette part là, nous n'avons pas le droit de la connaître. Il arrive ainsi que des personnages fassent ou disent des choses qui nous choquent. Dans ce cas-là, je m'aperçois que c'est le personnage qui a raison. Si on veut lui forcer la main, ça ne marche pas. C'est un phénomènes des plus étranges que beaucoup d'écrivains ont remarqué. Flaubert dit dans ses lettres qu'il y a des réactions de Madame Bovary qu'il désapprouve. Le personnage s'appartient. Pirandello, lors d'une répétition, écouta longuement les remarques d'une actrice pointant les contradictions du personnage qu'elle incarnait et répondit cette phrase que je cite souvent : « mais pourquoi me parlez-vous de cela, moi je suis l'auteur. » C'est profondément juste. C'était à elle de trouver. Victor Hugo parlait de la “bouche d'ombre”, cette part mystérieuse qui nous échappe. Je me sens auteur de mes scénarios, mais avec la participation de mes personnages et du metteur en scène.

Récusez-vous le fait d'être l'auteur de vos vins ?
F. M. : C'est du côté de l'homme de l'art au sens du savoir faire praticien. Si le vigneron veut montrer qu'il est plus fort que les copains, les vins seront grossiers et puissants. S'il est contre la civilisation et considère que tout savoir-faire moderne est une manipulation, les vins seront rustiques, portant le flambeau d'une nature que l'homme n'aurait pas dévoyée. J'essaie de faire des vins extrêmement civilisés. Le vin est une substance violente et le paysan, au cours de l'histoire, a cherché le charnu. Pendant le séjour en barriques s'engage un processus évolutif somptueux de dégradation des saveurs prolongé par le vieillissement. Le vin raconte le temps qui passe et tout ça m'échappe, comme pour vos personnages. Et puis chaque année est troublante. Les primeurs sont l'occasion de mettre le vigneron dans la posture de l'énoncé d'un savoir supposé. Je ne sais pas vraiment ce qui s'est passé, que dire. On ne sait pas où ça va.

Et les vieux millésimes, ceux que l'on appelait le vin vieux ?
J.-C. C. : Les vins anciens me donnent le sentiment qu'ils sont venus des temps lointains jusqu'à moi, pour moi. Le vin de Rome ou cette romanée-conti 1922 que Aubert de Villaine m'a fait goûter participent de cette relation au temps.
F. M. : En présence d'un tableau du Moyen-Âge, j'ai l'impression d'un dialogue au présent, qu'il a attendu là tout ce temps pour me dire quelque chose du temps qui passe, quelque chose de lui, de son époque. Avec un vin ancien, ceux de la guerre, on a un peu ce sentiment.
J.-C. C. : Oui, 45 et 47. Avec ce 22, je buvais là un vin plus vieux que moi, né avant moi. En général on boit des vins plus jeunes que nous, avec un sentiment de supériorité, nous avons connu un monde et pas lui. Et puis cette surprise d'aller vers un vin qui a attendu dans l'ombre, « vais-je être choisi aujourd'hui ? », un peu comme une femme dans un harem. Votre vin, là, il n'est déjà plus le même, c'est ce vivant qui est beau. Comme disait Carmet : « en voilà un qui fait du bien aux gencives. » La question qui se pose est de savoir s’il vaut mieux boire seul, ou bien partager, un très bon vin ? Le plaisir solitaire du vin, installé devant une cheminée, c'est le vin méditatif.
F. M. (rires) : Vous savez que vous êtes profondément mécréant. Vous brisez un grand tabou, celui de la communion.
J.-C. C. : Attention, j'aime croiser le regard d'un ami qui boit le même vin que moi, c'est magnifique. Mais j'ai des souvenirs de grand vin dégusté seul.
F. M. : C'est de l'ordre du plaisir solitaire.
J.-C. C. (rires) : C'est vraiment de la masturbation oenologique, mais elle a son charme.

Propos recueillis par Jean-Luc Barde

À lire de Jean-Claude Carrière : Le Vin bourru, Plon 2000 Conversations avec Jean-Jacques Rousseau, Plon 2013
À boire de François Mitjavile : Un saint-émilion, château-tertre-rotebœuf, et un côtes-de-bourg, roc-de-cambes.

Les photos : sont signées Jean-Luc Barde
Une version raccourcie de cette conversation a été publiée dans Mes dimanches spécial Vin, le supplément mensuel du Journal du Dimanche, le dimanche 16 juin 2013.

8 commentaires:

  1. J'aime ! Du grand air, de l'esprit, de la joie de vivre...

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    1. Attention, c'est ton premier compliment sur ce blog. Te laisse pas entraîner !

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  2. Parfois ça va loin. Merci. Le vin se trouve à la croisée de tous les chemins, de toutes les cultures. C'est édifiant. Je n'ai pas encore bien vu le rapport entre Jésus et Verlaine mais qu'importe. Et pour combler un petit creux, que proposez-vous ?

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    1. C'est le rapport entre le spirituel et ce qu'il appelle "la drogue".
      Et pour combler un petit creux, copiez cette adresse dans votre barre de navigateur et regardez le film. Six minutes de plaisir intense.
      http://bonvivantetplus.blogspot.fr/2011/12/six-minutes-avec-jean-michel-deiss.html

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    2. Faites comme vous voulez chez vous, bien entendu.

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  3. P'tite faute de restranscription : c'est "plants de maïs" et non "plans de maïs"

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  4. La branloire pérenne, enfin ... Ce que c'est que la culture générale appliquée à une matière vivante: l'essence du ridicule. Et c'est tout.

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