Le blog de Nicolas de Rouyn

Bonjour.
Ceci est un blog dédié au vin et au monde du vin, qu'on appelle aussi le mondovino. Et à tout ce qui entoure le vin, les belles tables,
les beaux voyages, les tapes dans le dos et les oreilles tirées.
Cela posé, ce qu'on y lit est toujours de-bon-goût-jamais-vulgaire,
ce qui peut plaire à votre mère. Dites-le lui.
(Only dead fish swims in ze stream).
Les photos sont signées Mathieu Garçon, sauf mention. Pour qu'elles soient belles en grand, il suffit de cliquer dessus.
Au fait, il paraît que "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération".
Nicolas de Rouyn



dimanche 28 décembre 2014

Galerie de portraits (suite)

Entre Noël et le Jour de l'An, on essaie toujours de faire un peu plus léger, on est entre deux pics, on fait gaffe. Voilà une sélection de vins bus entre ces deux tours.

Un très bon dans une appellation qui déçoit rarement.
Un blanc aussi décevant qu'il est prometteur.
L'appellation, le clos, on en connaît d'autres bien meilleurs.
C'est bon, pas mieux, pas moins. Il n'a pas entretenu la conversation.
2013 est le millésime, pas 1834. Ample, on l'aurait voulu aussi plus tonique.
Un magnifique rouge truffé, précis, long, la table debout. J'en ai encore, chouette.
Un effervescent de Loire non dosé. Zéro faute et l'adhésion de tous.
Très joli blanc de noirs, production confidentielle, biodynamie, prix élevé…
Finir la soirée avec un vin de conversation. Même pas fatigué et très, très, très beau. Immense, même.

lundi 22 décembre 2014

Galerie de portraits

Bus ces derniers jours, devant la crèche.

Un bon tremplin pour les étoiles avec une pensée pour sweet Jay-Z.
Neuf ans déjà. Grand, étonnant, fin, bravo.
Les toscans sans  faute du Gersois de la Sonoma.
Un tokaji plus loin, l'ami des truffes blanches. Finesse vs. finesse.
Quelques jours avant ma visite au château, un petit millésime pour me souvenir que chez ces gens-là, monsieur, il n'y a pas de petit millésime.
Un 2012 qui promet très fort et déjà délicieux.
Mauvais pendant des années. Délicieux hier. J'ai bien fait d'attendre ce 2002.
Millésime après millésime, le plus grand des blancs de blancs ?
Dans ma cave depuis des années, veillée avec amour, grosse déception.
À ma gauche, l'aboutie, délicatement truffée. À droite, des promesses.
En discret hommage à l'amie lointaine, ce rosé de griottes.
Splendide, mais attention le 2002 est là.
Elle est trop jeune, celle-là. Allez, encore deux ou trois ans.
Une seule mise pour cette cuvée très spéciale dédiée au seul importateur hong-kongais
de la marque. Cinq ans plus tard, le chef de caves à Reims reçoit un coup de fil. Une palette de ce champagne vient d'être découverte au fond d'un conteneur sur le quai à HK. Retour de la palette à Reims au début des années 90. "Il a trente ans de plus" décrète le chef de caves. Nous l'avons bue vingt ans après, donc elle avait dans les 60 ans. Et toujours bien là. Dans les livres de stock, elle est répertoriée : Royale-Hong Kong. Et Royale pour faire écho au mariage de Lady Di et de Prince Charles en 1981, millésime de ce rare Charles (Heidsieck).
La suite, ici.
La fin, .

jeudi 18 décembre 2014

Mes premières fois dans le Médoc

Première fois au château Lagrange.

Chez Lagrange, on ne craint pas la comparaison.
Une belle horizontale pour le dîner.
Ce saint-julien vient d’une belle propriété et livre, millésime après millésime, des vins de bonne tenue toujours marqués par un style médocain affirmé. C’est un grand domaine qui appartient à l’entreprise japonaise Suntory, comme une moitié de Beychevelle. L’amateur de bel immobilier de campagne appréciera le petit château qui se mire dans son grand étang, bel endroit. J’étais là avec mon ami Burtschy et le jeune dégustateur Axel Marchal, wonderboy du métier et chercheur à la Faculté de Bordeaux sous la direction de Dubourdieu, nous assistions aux dégustations d’assemblage, exercice de professionnels s’il en est. Je me demande si je ne devrais pas inviter un patron de cru classé à assister à un bouclage, pour le regarder bailler d’ennui. Là, on déguste des vins issus de différentes parcelles, c’est intéressant de les comparer, très bien et je comprends les motivations de la fine équipe qui gère Lagrange, soucieuse de faire valoir l’excellence de son travail, mais qu’en dire de plus ? Que les vins sont bons ? Vous le savez déjà puisque vous lisez le Guide Bettane+Desseauve, 17/20 pour le 2010, bravo.

Chez Lagrange, le dîner se conclut sur un coutet 96, un vin d'or profond.



Première fois au château Latour.

Bienvenue au château Latour
L’un des trois premiers pauillacs, un mythe mondial. On arrive là, un peu timide, excité comme une puce, un enfant devant les vitrines de Noël des Galeries Lafayette. Il fait du vent, la pluie guette, ce méchant temps d’ouest et d’hiver livre les bâtiments sans le moindre fard. Il a beaucoup plu ces derniers jours sur le Médoc, on court autour des flaques. Château Latour, les chais, c’est beau et c’est austère, des bâtiments de travail XIXe revisités par un propriétaire très exigeant et un architecte du minimalisme, c’est plus la Douane de mer que le Palais Grassi. L’ensemble est une ode à l’idée même de sobriété et l’intérieur est très impressionnant. François Pinault a une idée moderne de la modernité. De hauts murs, pas une fantaisie, quelques œuvres d’art contemporain d’une égale discrétion. Une visite passionnante, les yeux écarquillés. Les travaux d’aménagement ont été gigantesques, invisibles de l’extérieur, tout se passe en sous-sol, on y a gagné seize mètres de profondeur. Plus tard, nous déjeunerons avec un latour 2001, grand vin très jeune. Bientôt, nous reparlerons de Latour et de ses initiatives commerciales aussi réfléchies qu’iconoclastes. Et si c’était le seul grand Bordelais à avoir décidé de mettre enfin le pied dans le XXIe siècle ?

Un déjeuner pas comme d'autres


Rien à voir (quoique)
Il y a quelques années, mon ami David Cobbold et moi nous trouvions dans la gare Saint-Jean, effarés de voir le niveau du buffet de la gare de Bordeaux, capitale mondiale du beau vin. Là, à l’époque, on ne proposait que du vin rouge, blanc ou rosé en pichet, voir ici. C’est fini, regardez la photo, le buffet de la gare est devenu un bar à vins moderne et accueillant pour l’amateur. C’est une avancée, enfin. Même si on n’a pas encore un choix d’enfer, mais bon, c’est la gare et c’est déjà bien.

Le nouveau look du buffet de la gare à Bordeaux. Bravo, bel effort.








mardi 16 décembre 2014

Laisse tomber, c’est culturel

J’ai suivi tout le week-end les performances du Bordeaux Tasting organisé par nos amis de Terre de vins. À l’évidence, c’est un succès et ça m’enchante. Voilà, à ma connaissance, le seul salon organisé en région qui s’en sorte aussi bien. Bonne nouvelle, même si les événements municipaux (i.e. Bordeaux fête le vin) font un travail en profondeur important. À Paris, nous, on a des trucs aussi, mais pas pareil. N’insistons pas, on va s’énerver. Cette effervescence de fin d’automne autour de tous les vins de France, emmenée avec maestria par le Grand Tasting, les Vignerons indépendants et tous les petits salons (en commençant par VinsurVin) montre bien en quelle disposition les Français se trouvent par rapport au vin. On le savait déjà, c’est maintenant une confirmation éclatante qu’ils envoient en plein dans la gueule de l’ANPAA. Autre bonne nouvelle. Cet intérêt passionné coupe les prohibitionnistes de la réalité et rend les motivations de leurs pauvres démarches encore plus absurdes, s’il fallait en faire ici, une nouvelle fois, le rappel.



La multiplication des salons de dégustation est l’un des plus sûrs moyens de faire bella figura. Des salons qui marchent, chacun à son échelle. Normal, ils sont la version urbaine très XXIe siècle des paulées de Meursault, des foires aux vins d’Ampuis, des percées du vin jaune, il y a mille exemples dans tous les vignobles. La dégustation publique est un élément de notre culture et voilà. Et il va de soi que l’alcoolisme n’a rien à voir avec ça. Je préconise un test à la sortie du Macumba et le même à la sortie du Grand Tasting, on verra tout de suite où ça se passe. Les performances des alcools forts en France doivent tout aux errements maniaques des prohibitionnistes. Dans Le Point, Dupont nous apprend que la même ANPAA, décidément spécialiste du travail à moitié fait, fournit aux députés des projets de loi ou des amendements tout rédigés, prêts à l’emploi. Je ne suis pas certain que ce lobbying pourri entre vraiment dans le cadre de leurs attributions et de leurs missions.
Bien sûr, ce qui nous plairait vraiment, Jacques, c’est de savoir qui dépose des textes en provenance directe de l’ANPAA, qui l’a déjà fait, qui le fait tout le temps, etc. C’est important, les détails.

mercredi 10 décembre 2014

La Grande Maison,
nouveau carré VIP de Bordeaux

Bernard Magrez et sa fille Cécile, directrice de l’établissement, ont inauguré hier soir le premier dîner du très attendu restaurant de la Grande Maison, établissement qu’ils ont créé en dix-huit mois à peine. D’abord, l’endroit est somptueux dans sa belle rigueur d’hôtel particulier XVIIIe. Un énorme olivier, dont les spécialistes affirment qu’il a deux mille ans, bruisse doucement dans le vent d’hiver en mille éclats argentés, c’est sublime et l’arbre est en pleine forme.



Joël Robuchon est là, entouré de sa garde rapprochée un peu plus tendue que lui, il va donner l’impulsion avant de lâcher en solo le chef japonais qui a déjà décroché trois étoiles à Tokyo et à Las Vegas. On va voir ce qu’on va voir. Et on a vu. J’ai très peu de talent en matière gastronomique, je ne suis pas une pom-pom girl de la food intelligence, mais j’aime ça au moins autant que vous et je sais que Joël a livré là une interprétation nouvelle de son savoir-faire. Quel dîner. On ne va pas se demander si c’est de génie qu’il s’agit, je laisse la pluie de superlatifs aux professionnels de ça, il y en a plein et ils n’étaient pas là hier soir. En revanche, il y avait ma chère amie Colette Monsat, brillante responsable de la gastronomie du Figaroscope qui est venue faire le premier compte-rendu pour Le Figaro de samedi prochain, ne le ratez pas, son avis est beaucoup plus autorisé que le mien. Plus tard, chacun ne manquera pas de décider si, oui ou non, les trois-étoiles du guide Michelin viendront confirmer les choix conjoints de Magrez et de Robuchon. C’est important pour eux, bien sûr et pour nous, un peu moins.



Ce grand restaurant de 40 couverts de haut niveau et d’un confort absolu vient cocher une case laissée libre depuis un bon moment à Bordeaux. Il est également doté de six chambres dont on imagine qu’elles sont au même niveau. La cave est une ode aux plus grands bordeaux, il se dit en ville que c’est un rassemblement de grands crus absolument unique.
Nous avons commencé avec un très beau veuve-clicquot rosé qui valait beaucoup mieux, à mon goût, que le pourtant très aromatique bourgogne blanc qui a suivi, un saint-aubin de Colin-Morey dans le millésime 2012. Ce rosé adorable a fait le lit du grand pape-clément 2000 qui accompagnait une version incroyable du très classique tournedos Rossini. Un cognac Paradis de chez Hennessy a donné tout son sens aux desserts qui l’ont précédé. La gastronomie à la française n’est pas seulement une idée.

La Grande Maison et l'olivier deux fois millénaire




lundi 8 décembre 2014

Maximilian, le onzième des Riedel




C’est un village de bout de vallée autrichienne, pimpant et attendu, avec les géraniums aux balcons, les neiges éterrnelles et les vaches dont on sent très bien qu’elles sont là, tout autour. Nous sommes tout près de la fameuse station de sports d’hiver de Kitzbühel. L’endroit s’appelle Kufstein et c’est là qu’est installée depuis longtemps la cristallerie Riedel. Aujourd’hui, Maximilian Riedel a pris les rênes de l’entreprise des mains de son père Georg, figure emblématique du verre œnologique.
Le monde (du vin) tout entier connaît Georg Riedel. Les plus grands vignerons ont travaillé avec lui pour mettre au point des verres qui conviennent à leurs cuvées. Maximilian a vécu l’essentiel de ses études dans une université américaine et, devenu très new-yorkais, a représenté Riedel aux USA. Aujourd’hui, il habite Kitzbuhel et assure que New-York ne lui manque pas. De cette formation américaine, Maximilian a acquis une netteté de ton et de parole qui pourrait laisser penser qu’il est tranchant, mais non, il est simplement clair.
Aux USA, il a développé un verre destiné au Coca-Cola.
Morceaux choisis :
« Nous pouvons réaliser un verre pour des matières qui ont un ADN particulier comme l’eau d’Evian ou de Chateldon, le coca-cola ou château-lafite. »
« Avec le verre Coca-Cola, nous ouvrons la voie à un nouveau secteur. Les soft-drinks, les eaux minérales sont des pistes de développement pour Riedel. Nous réfléchissons aussi au thé et au café. »
(Un verre Nespresso vient de sortir).
« Nous n’avons pas un seul concurrent dont je me dise : je le veux. Pas un seul dont je me dise : ce qu’il met sur le marché, c’est nouveau. Sauf, peut-être, Baccarat, mais il est difficile d’avoir un contact suivi. »

Mais ce n’est pas l’essentiel de ses préoccupations. Il veut savoir pourquoi les verres Riedel sont si performants : « Un laboratoire teste pour nous les fonctionnalités de nos verres à vin. C’est une façon d’installer un arrière-plan scientifique à nos créations. C’est nouveau, nous ne l’avons jamais fait auparavant. L’intention est de comprendre pourquoi ça marche. Il faut la réponse à la question que tout le monde me pose. »
On le comprend, Maximilian Riedel a décidé de faire de la fameuse verrerie, un poids lourd mondial et pas seulement un prince de la création œnologique. Ainsi de partenariats évidents (avec Miele, pour faire comprendre qu’un verre Riedel se lave en machine) en idées neuves (la collection Veritas qui vient de sortir), Riedel aligne une production de près de 60 millions de verres par an. Maximilian a une double tâche désormais. Poursuivre l’épopée de la maison et se faire un prénom.


Les photos : Mathieu Garçon. Cet article a été publié sous une forme différente dans le supplément Vin de Paris-Match du 13 novembre 2014.



jeudi 4 décembre 2014

« Le champagne a surtout été inventé
par les maîtresses de Louis XIV »

Le président de l’Académie du vin, Jean-Robert Pitte et celui d’une des plus grandes maisons de Champagne, Pierre-Emmanuel Taittinger parlent du vin, de la religion et de la France. Amour, humour, humeur et grincements de dents assurés.

Pierre-Emmanuel Taittinger et Jean-Robert Pitte chez Taillevent, octobre 2014


Monsieur Taittinger, comme Lucien de Rubempré dans Les Illusions perdues, avez-vous été baptisé au champagne ? 
Pierre-Emmanuel Taittinger : Non, à la politique. Mon père était député-maire de Reims, Secrétaire d’état aux finances, Garde des sceaux de Pompidou. Mon enfance a été bercée par la vie politique de mon père et le parcours artistique de ma mère, elle était peintre. Le champagne était un personnage cantonné au réfrigérateur et, comme tout adolescent, je piquais quelques demi-bouteilles pour les rapporter au pensionnat et les boire avec mes copains. Ma vie champenoise a commencé après mon service militaire, j’ai vendu du champagne Taittinger comme représentant de commerce sous la houlette de mon oncle, Claude Taittinger. J’avais 23 ans. Je ne suis donc pas né dans un verre de champagne, plutôt dans un bureau de vote.

Monsieur Pitte, qu’est-ce qu’un géographe vient faire dans le vin ?
Jean-Robert Pitte :
Je suis né dans une famille modeste où l’on buvait peu de champagne, seulement les jours de fête. Dans les années 50, ce n’était pas la mode, c’était rare. En revanche, mes parents buvaient du vin à tous les repas qu’ils coupaient d’eau, comme souvent à cette époque. Ils achetaient du vin bouché, des petits bordeaux, des petits bourgognes, beaucoup de chinons qu’ils trouvaient chez Nicolas. Ma mère cultivait une tradition héritée de ses grands-parents, qui avaient quitté l’Alsace en 1870. Nous buvions des vins d’Alsace à la Toussaint où la choucroute était accompagnée de riesling et le muscat servi avec le kougelhopf. Enfant, je buvais à table du vin rosi d’eau. J’avais 8 ou 10 ans pour ma première expérience de vin pur, avec un boudoir trempé dans du bon vin. À 17 ans, en 1966, j’ai fait les vendanges en Bourgogne. J’étais tellement enchanté que j’ai prolongé mon séjour, ce fut une immersion extraordinaire, on pigeait nu dans la cuve. J’ai fait une maîtrise de géographie sur le vin de Bugey. Toujours, mes recherches et mon enseignement ont traité du vin. J’étais proche d’André Noblet, maître de chai à la Romanée-Conti. Sur ses conseils, ma femme et moi avons acheté une petite maison vigneronne, puis une plus grosse avec des amis japonais et nous avons été vignerons de 1996 à 2000 dans les Hautes-Côtes, sur un hectare. Enfin, j’ai une fille qui s’appelle Romanée.

Un géographe peut-il se passer d’histoire ?
J.-R. P. :
De mon point de vue, non. J’ai été élevé dans une géographie classique avec un gros programme d’histoire jusqu’à l’agrégation. Un géographe cherche à comprendre pourquoi ici et pas ailleurs, pourquoi le restaurant Taillevent est situé rue Lamennais et pas dans le 18e, pourquoi il y a des tropiques et des pôles, pourquoi des montagnes et des plaines, pourquoi il y a des climats bourguignons et de la craie en Champagne et pourquoi le vin d’ici n’a pas le goût de celui de l’au-delà (rires) ou de celui d’à côté. C’est une découverte française de montrer que les vins ressemblent à l’endroit d’où ils viennent. Tout commence au Moyen-âge avec les premiers grands crus qui sont les clos des abbayes bourguignonnes et des ducs de Bourgogne, puis vient le rôle des Anglais à Bordeaux, celui du marché parisien, de l’Algérie. Le résultat, c’est une palette de vins à l’immense variété.

Justement, y a-t-il des terroirs en champagne ? 
P.-E. T. : Bien sûr. Il y a à peu près 320 villages qui peuvent produire des raisins sous l’appellation champagne, nous n’échappons pas à ce particularisme de la géologie, avec des typicités selon les lieux de la Côte des blancs, de la vallée de la Marne, de la Montagne de Reims, de l’Aube.

Mais alors pourquoi les assembler au lieu de les isoler, comme en Bourgogne ?
P.-E. T. :
Au cours de l’histoire, les Champenois ont trouvé qu’associer des crus, c’était apporter plus de complexité à ce vin mousseux qui fermente deux fois. Comme des peintres marient des couleurs, les vignerons ajoutent des fragrances, agrandissent la palette aromatique. Plus de quarante crus entrent ainsi dans nos champagnes. Quelles que soient les démarches individuelles de certains, le champagne est un vin de grands assemblages.
J.-R. P. : C’est une invention du XVIIe siècle. À l’époque, le champagne n’était pas mousseux. On met en avant le nom de Dom Pérignon qui n’a jamais bu une goutte de mousseux de sa vie, mais qui a été un très grand assembleur. L’abbaye de Hautvillers avait un domaine exposé plein sud au-dessus d’Épernay et d’autres vignobles, ailleurs. Il assemblait donc des raisins et pas les vins faits. Le seul texte qui évoque la légende précise qu’il était aveugle à la fin de sa vie ; les frères convers lui apportaient des paniers, il en reconnaissait la provenance et décidait de l’assemblage. Au petit âge glaciaire, période très froide qui sévissait alors, les raisins ne mûrissaient pas toujours. Pour compenser l’acidité des fruits des versants nord de la Montagne de Reims, on les ajoutait à d’autres plus mûrs. En Bourgogne, où il faisait moins froid, on a développé l’idée de faire le vin de la parcelle sans le mélanger à d’autres provenances.

Qui a inventé le champagne ?
P.-E. T. :
Le champagne est né d’une erreur. Les moines livraient en Angleterre des vins à des gens qui avaient coutume de faire travailler les autres, c’était avant Mme Thatcher (rires), et qui laissaient par paresse les vins tranquilles dans le froid des quais de Londres. Au printemps, naturellement, ces vins entamaient une seconde fermentation. Les échanges épistolaires témoignent de la fureur des moines et de Dom Pérignon, qui s’insurge contre ce massacre du vin. Comme les Anglais sont excentriques et fiers, ils répondaient « C’est comme ça qu’on l’aime. » Intelligents, les moines se sont mis à travailler le process, qui a été renforcé au XIXe siècle par les brasseurs de bière allemands arrivés chez nous. Ils ont peaufiné la prise de mousse, la seconde fermentation, ce sont tout ces noms germaniques que l’on retrouve sur les étiquettes, Deutz, Krug, Bollinger, Roederer, Heidsieck et Taittinger. C’est donc parti de la glorieuse bévue d’un peuple qui a tout inventé en matière de plaisir et de jeux, le football, le rugby, le poker, le bridge, le yachting, l’alpinisme, le bordeaux, le cognac. J.-R. P. : C’est important qu’un grand Champenois rende hommage aux Anglais. En Champagne, les gens n’aiment pas que l’on rappelle cette origine. Lorsque les vins descendaient la Seine jusqu’au port de Rouen, c’était le début de l’hiver, il restait un peu de sucre résiduel à cause du fameux petit âge glaciaire qui bloquait la fin des fermentations. Ce vin est un véritable jus de citron et les Anglais, qui achètent alors à Porto, à Madère, à Jerez, aiment le sucre. Ils imaginent l’accélération du processus du nouveau départ de fermentation par trois facteurs dont ils maîtrisent la technologie, le sucre venu des Antilles, les verreries au charbon et les bouteilles noires, très épaisses, qui résistent à la pression et, enfin, ils tirent les bouchons du liège du Portugal. Si l’on enferme un vin qui contient ses ferments dans du verre bouché, cela donne ce « saute-bouchon » qui fascine la société anglaise. Cela se passe à la fin du règne de Louis XIII et au début de celui de Louis XIV.

Que représente le champagne ?
P.-E. T. :
C’est un vin et un symbole. Le champagne n’a pas été inventé par des œnologues, ni par des financiers ou des professeurs, un peu par des moines. Il a surtout été inventé par les maîtresses de Louis XIV et de Louis XV qui trouvaient que lorsqu’il en buvait le roi les baisait bien et réciproquement. C’est le lieu de la frivolité, de la légèreté. Dans le champagne, il y a de la chair, de la fesse ; le champagne, c’est Toulouse-Lautrec et les grands bordels de France. C’est la fête, le plaisir, la jouissance. Oublier ça, c’est se tromper complètement sur le champagne. Je suis contre sa banalisation, contre le service du champagne dans des verres à vin. On a créé des coupes et des flûtes pour célébrer la présence de très jolies femmes, je veux les regarder avec une coupe de champagne à la main. Le jour où le champagne deviendra totalement sérieux, il cessera d’exister. Trop de science tue les vins. Lorsque je suis « entré en champagne », il y avait une quinzaine d’œnologues dont la moitié était chez Moët. Aujourd’hui, ils sont plus de 350. C’est devenu très technique, cela a beaucoup évolué et c’est tant mieux, mais je reste attaché aux fondamentaux, ceux du plaisir, le champagne voyage dans des zones où le vin ne va pas.
J.-R. P. : C’est un propos typique de Champenois parce que la Champagne a imaginé, à partir de la fin du XVIIIe siècle, la promotion de son vin en l’associant à l’amour, à la fête, à la victoire. Quand, en 1815, les alliés déferlent sur la France, ils arrivent à Épernay, font la fête et vident les caves de Claude Moët. Il affirme alors, flegmatique : « Que les Allemands fassent la fête puisqu’ils ont gagné la guerre, ce sont nos futurs clients. » C’est le génie des Champenois de récupérer le marché à partir de la Régence. Ils propagent cette idée que l’état amoureux doit-être associé au vin mousseux : « aimez et buvez du champagne. » La publicité tourne autour de ce thème, on voit de jolies silhouettes, des diamants, etc.
P.-E. T. : Aujourd’hui nous n’avons plus le droit de le faire. C’est interdit depuis 1991 avec la loi Evin.
J.-R. P. : Mais auparavant, toute la réputation du champagne s’est faite sur la cocotte dans sa baignoire avec un verre de champagne à la main. Si vous ne pouvez plus, vous allez souffrir.
P.-E. T. : Nous souffrons. En France, au moindre geste, nous nous faisons immédiatement retoquer, l’Anpaa (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie, NDLR) est sur nous en une seconde. Mais nous avons le droit de continuer à communiquer de la sorte à l’étranger, qui représente la moitié de nos ventes.



Le champagne, vin divin ou laïque ?
J.-R. P. :
Le vin a toujours été associé à la divinité parce qu’il est vivant, tout ce qui est fermenté, bière, pain, vin, relève du divin à cause du mystère de la fermentation qui n’est élucidé qu’à partir de Pasteur. Avant, on pensait que le divin pénétrait le jus et le rendait vivant. Peu à peu, le champagne est devenu civil et dans cette période des Lumières, il se laïcise.
P.-E. T. : Je ne suis pas d’accord. Les moines faisaient du vin dans des crayères qui datent de l’époque gallo-romaine et ce, depuis mille ans. C’est eux qui ont reçu le tsar Pierre le Grand, ils étaient aux premières loges dans le business du vin et, donc, du champagne. Il tient son caractère divin parce qu’on le fait, ce vin du bonheur, sur cette terre qui a connu les plus grandes batailles de l’humanité. Il a été créé au pied d’une des plus grandes cathédrales du monde, celle de Reims, et mes caves sont sur l’abbaye de Saint-Nicaise. L’aspect divin et religieux du champagne est fondamental. Je suis pécheur et profondément croyant, catholique et baptisé et j’assume ma foi.

Sans le péché, qu’est le champagne ?
P.-E. T. :
Mais il a aussi des vertus. C’est à Reims que Monseigneur Marty et mon père ont reçu le chancelier Adenauer et le général de Gaulle qui réclame ce jour-là une messe longue pour réconcilier les deux peuples. Le champagne est le vin de la réconciliation, de la paix, de la fraternité, toutes qualités divines. Lorsque Mme Azan, maire de Reims, me consulte pour la venue de Madame Merkel et de Monsieur Hollande, je préconise donc une messe. Ils ont fait un truc de vingt minutes dont personne n’a parlé. Et Monsieur Hollande n’a demandé qu’une seule chose pour cette célébration de la réconciliation franco-allemande : ne pas boire de champagne. Boire du champagne, ça fait riche, alors on n’en boit pas. Le champagne est un des premiers produits d’exportation, mais le Président a confirmé une semaine après, à la foire de Chalons, qu’il n’en buvait pas, voilà.
J.-R. P. : La lecture des textes égyptiens, grecs, juifs, romains, illustrent la relation étroite du vin et du divin. Le pape Benoît XVI avait fait un sermon magnifique où il réaffirmait lors de l’anniversaire de son ordination sacerdotale, « je ne suis qu’un pauvre vigneron dans la vigne du seigneur. » Mais il faut bien reconnaître que le lien entre le vin et les religions est devenu beaucoup plus ténu. Depuis le moment où le vin de Champagne devient mousseux, la relation avec la religion se distend, notamment après la Révolution, pour n’être plus que laïque. Les pays comme l’Inde ou la Chine se mettent à aimer le vin et, à l’évidence, la religion est absente de leurs préoccupations. Boire du vin, c’est être à la mode dans la mondialisation, c’est une forme de dialogue très aimable avec la planète. C’est un hommage rendu à l’Europe, encore premier producteur de vin du monde.
P.-E. T. : Il y a une dimension de temps et de silence, intimement liée au vin, qui pousse à la réflexion, au recueillement. J’entends parfois les ouvriers CGT chanter dans nos caves.
J.-R. P. : Pas l’Internationale ?
P.-E. T. : Non. Des chants profonds, quelquefois religieux. Je crois que la foi, si elle est moins apparente, nourrit toujours l’existence du champagne et s’exprime différemment. Lorsque j’engage quelqu’un, je n’omets jamais d’évoquer l’imprégnation religieuse des lieux où il entre et lui demande d’avoir l’esprit des moines dans son comportement humain. Le chef de cave est appelé frère Loïc, le directeur général, c’est frère Damien. Moi, simple pécheur élevé par les Jésuites, je tiens à ce que la foi profonde règle ma façon de faire les choses. Sans projet humain, Taittinger ne m’intéresse pas. C’est ce qui lui donne un sens, le divinise, c’est la force des bâtisseurs de cathédrales. Les maisons de Champagne attirent aujourd’hui 500 000 visiteurs par an. La cathédrale de Reims en reçoit 1,5 million.

Après que votre famille a vendu le groupe Taittinger aux Américains, vous n’avez eu de cesse de racheter la maison de Champagne, pourquoi ?
P.-E. T. :
C’est un acte de foi qui se mêle au patriotisme économique et au goût de la résistance.
J.-R. P. : Il y a beaucoup d’exemples où des patrimoines familiaux voient l’arrivée de nouveaux propriétaires qui réalisent un rapprochement d’actifs pertinent. Le « nous sommes là depuis quatre siècles » ne suffit pas. Ce qui compte, c’est d’accepter cette mobilité. Dans le cas de Taittinger, c’est une histoire magnifique, mais il n’y a pas de fatalité. Lorsque le château Lagrange à Bordeaux a été racheté par les Japonais, on a annoncé une catastrophe. Les nouveaux venus ont compris le terroir, ont mis le paquet et produisent un très grand vin. Quand les Rothschild sont arrivés en Médoc, ils ont hissé leurs châteaux au plus haut niveau, pas uniquement par le faire-savoir, mais aussi par le savoir-faire, en embauchant les meilleurs. Cette association entre des professionnels détenteurs de la finance et ceux qui ont techniques et compétences est admirable quand elle réussit.

Pas de nécessité d’appartenance nationale dans ces acquisitions ?
P.-E. T. :
Dans toute affaire, il faut un supplément d’âme. Il faut une incarnation. Quand Frédéric Rouzaud, propriétaire de Rœderer, rachète Pichon-Comtesse, cru classé de Pauillac, ça n’est pas la même chose que si c’était un fond chinois. Pierre Lazareff incarnait France Soir et Claude Perdriel, le Nouvel Observateur.

Champagne et politique font bon ménage ?
J.-R. P. :
L’entente cordiale a été scellée au champagne et au mouton-rothschild.
P.-E. T. : Visiblement, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
J.-R. P. : Quand le président de la République rend visite à la reine d’Angleterre ou à l’empereur du Japon, on sert du champagne français pendant les banquets.
P.-E. T. : Je l’espère, je n’ai pas eu vent qu’il en fut fier, ni Sarkozy, ni Chirac. Ils ont été désastreux en matière de vin. Chirac a fait de la publicité pour une bière étrangère, Sarkozy ne buvait pas de vin et Hollande en boit et n’ose pas le dire.

Que pensez-vous de l’attitude de Monsieur Fabius qui promeut l’œnotourisme ?
J.-R. P. :
Monsieur Fabius a compris. En exigeant le tourisme dans son portefeuille, il a bien fait. Il a nommé une commission chargée d’auditionner des spécialistes pour évoquer la diffusion de la gastronomie et du vin en lien avec le tourisme et Madame Fabius se passionne pour ces sujets là.
P.-E. T. : Tant mieux.
J.-R. P. : Pendant la conférence des ambassadeurs, il y a trois mois, s’est déroulé un cocktail au château de la Celle Saint-Cloud avec tous les grands chefs, au cours duquel on a servi les grands vins et d’excellents plats. J'ai pu à cette occasion m’exprimer pour la défense du repas gastronomique français classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. C’est Laurent Fabius qui a souhaité que l’on insiste sur ce thème - pour vendre la France à l’étranger, c’est pour le moins nécessaire et beaucoup d’ambassadeurs se sont déclarés très intéressés.

L’organisation économique et sociale champenoise est un modèle qui a réussi à pacifier la lutte des classes ou pas ?
P.-E. T. :
Ce serait très prétentieux de l’affirmer ainsi, mais la Champagne est un exemple de partage des richesses entre les vignerons, les coopératives et les maisons avec une organisation de fer. Ces hommes ont décidé de se parler et de s’aimer et ça continue. C’est cette unité-là, ce goût du partage de la valeur, qui fait le succès des Champenois.
J.-R. P. : À la suite de cet accord, les vignerons qui ne sont que récoltants et pas manipulants vivent très bien grâce aux grandes maisons qui arrivent à vendre entre 20 et 50 euros la bouteille, ce qui permet d’acheter six euros le kilo de raisin. Pas un vigneron ailleurs en France ne voit son raisin payé ce prix-là par le négoce.
P.-E. T. : Chez Taittinger, nous distribuons la plus belle prime d’intéressement de France à notre personnel et il n’y a pas de bonus versé aux patrons. Il y a une cagnotte constituée à partir du résultat annuel, son montant est distribué à parts égales entre tous les membres du personnel, le directeur touche la même prime que l’ouvrier, c’est très champenois.

Que penser des prix que ce système généreux induit pour le consommateur ?
J.-R. P. :
Pour le fonctionnaire que je suis, l’achat d’un champagne acceptable représente un investissement de 20 à 30 euros minimum parce que l’on paie le kilo de raisin, le travail en cave, l’habillage, la promotion. Pour ces prix, on accède à des vins tranquilles qui donnent largement autant de plaisir et ça n’est pas une critique du champagne, mais il y a des crémants magnifiques qui n’atteignent jamais ces prix. Avec le champagne, on investit dans le rêve, le supplément d’âme, l’idée supérieure qui suppose que c’est meilleur.
P.-E. T. : Si le champagne continue à avoir du succès, c’est parce que un franc n’est pas devenu un euro. Depuis la monnaie unique, nous avons augmenté de 2 % par an. Les journaux, les chambres d’hôtel, les restaurants sont allés bien plus loin. Lorsque plus jeune, j’étais invité à dîner, une bouteille de champagne coûtait beaucoup plus cher qu’une boîte de chocolats ou un bouquet de fleurs et aujourd’hui, c’est l’inverse. On trouve des champagnes de 15 à 30 euros. Pour payer les quarante gestes accomplis pour réaliser une bouteille et les quatre à cinq années de vieillissement, c’est très raisonnable. Le champagne s’est énormément démocratisé.



C’est un vin de luxe, chic et populaire ?
J.-R. P. : Le peuple a le droit d’être chic.
P.-E. T. : Bien sûr, on a le droit d’être populaire et chic. Savez-vous quel est le premier produit de luxe français ? Ce ne sont pas LVMH ou Taittinger, c’est la Sécurité sociale.
J.-R. P. : Et l’Éducation nationale qui m’a nourri, c’est vrai.
P.-E. T. : Le troisième, c’est le TGV. Quand on naît dans ce pays, on vous donne deux à trois millions d’euros de Sécurité sociale et d’université.

C’est mal ?
P.-E. T. :
Je vous dis que c’est le premier produit de luxe français, pas que c’est mal.
J.-R. P. : Moi je le dis, c’est une manière de déresponsabiliser les Français. Le client qui achète une bouteille de champagne entre 20 et 1 000 euros, le fait volontairement parce que c’est son plaisir, tandis que celui qui utilise l’Éducation nationale, Air France, le TGV, considère que c’est un dû et comme c’est gratuit ou presque, c’est normal que ça n’ait pas de valeur. Le champagne reste un produit de luxe au sens « luxe, calme, volupté » que l’on acquiert ou pas, nous sommes dans la liberté du choix.

La Champagne est-elle universelle au point d’être classée au Patrimoine mondial de l’Unesco ?
P.-E. T. :
Avec la campagne « Coteaux, Maisons et caves de Champagne », il s’agit de classer les très grands sous-sols, les crayères, quelques sites qui viennent en complément de ceux déjà classés comme la cathédrale de Reims, le palais du Tau, l’abbaye de Lépine. Il y a bien en Champagne des sites à caractère universel. Le président de cette candidature est Pierre Cheval, j’en suis le vice-président. Nous espérons sérieusement bénéficier d’un classement.

La Pompadour a dit : « le champagne est le seul vin qui laisse une femme plus belle après boire. » Qu’en pensez-vous ?
J.-R. P. :
Un grand vin embellit toujours les femmes, le champagne les rend plus rapidement heureuses, c’est la magie de la bulle, c’est le gaz qui permet à l’alcool de se répandre plus vite dans le corps, mais donnez leur un verre d’un grand montrachet et le bonheur est là tout autant.
P.-E. T. : L’un de vos confrères a dit que la cuvée Comtes de Champagne de notre maison est le montrachet de la Champagne.


Photos : Mathieu Garçon. Propos recueillis par Jean-Luc Barde.
Cet entretien a été réalisé avec le soutien et la très aimable complicité du restaurant Taillevent à Paris. Cet article a été publié sous une forme différente dans Mes Dimanches Vin, supplément mensuel du Journal du Dimanche.



mercredi 3 décembre 2014

Jay McInerney en taille sommelier

Chroniqueur de la rubrique vins du Wall Street Journal et du magazine House & Garden, le célèbre écrivain new-yorkais s’est vu proposer par le grand restaurant Taillevent de choisir les cinq vins d’un menu d’exception qui est soumis à la clientèle sur réservation. Je l’ai rencontré et nous avons passé une heure ensemble à bavarder.


Jay McInerney dans un bar (à vins)


Quel chemin a conduit le jeune Américain que vous étiez à apprécier le vin ?
Nous avons aux États-Unis un système d’apprentissage destiné aux jeunes écrivains qui m’a permis de travailler auprès de mon auteur de prédilection, Raymond Carver. J’étudiais avec lui à l’université de Syracuse et je travaillais à temps partiel chez un caviste. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’intéresser au vin. Je rapportais des bouteilles le soir et je les goûtais. Finalement, je pense que c’est l’écriture qui m’a mené au vin. Mes parents, eux, ne buvaient pas de vin et c’est sans doute ce qui m’a poussé à aimer cette image d’homme sophistiqué que j’avais en tant qu’amateur de vin. D’ailleurs, la plupart des auteurs que j’admire ont écrit sur le vin. Hemingway avait pour habitude de présenter ses personnages un verre à la main.  

Vous aussi, vous avez écrit sur le vin.
Mon premier roman a été publié en 1984. J’ai donc commencé à gagner de l’argent au moment même où l’on nous révélait le millésime 1982 à Bordeaux. Cela m’a permis d’acheter du bon vin, notamment ce grand millésime que je continue de boire. Ensuite, j’ai publié trois ou quatre autres romans et, en 1996, une de mes amies a été embauchée par le magazine Condé Nast Traveler. Elle s’intéressait au vin et commençait à voir émerger une culture autour des belles bouteilles et des bonnes tables, notamment dans le milieu des adeptes de l’art. La gastronomie et le vin devenaient synonymes de l’art de bien vivre pour la nouvelle génération américaine. En tant qu’amatrice, elle trouvait que la plupart des écrits publiés sur ce sujet étaient trop techniques et profondément ennuyeux. Pas vraiment de quoi aider un consommateur lambda cherchant à comprendre l’univers du vin. Bien sûr, vous aviez Robert Parker qui notait et commentait des vins, mais ses écrits ne permettaient pas à un jeune amateur d’en savoir plus. Elle m’a proposé d’écrire pour son magazine. Je lui ai dit que mes connaissances étaient encore limitées, mais elle m’a répondu que mon enthousiasme et mon talent d’écrivain suffiraient. Je me suis donc mis à écrire sur le vin et j’ai apprécié de le faire, un peu comme un hobby. C’est en voyageant et en rencontrant les viticulteurs que je me suis rendu compte de la chance que j’avais.  

Quelle région du monde vous a le plus marqué ?
La France aura toujours ma préférence, elle réunit les vignobles les plus importants du monde, la Champagne, le Bordelais, la Loire, la Bourgogne, d‘autres. Elle a une longue tradition, avec une grande expérience en termes de production, compréhension du terroir, culture du vin. En Espagne et en Italie, ils ont aussi cette longue tradition, mais le vin est plus une boisson issue du monde paysan contrairement à une tradition française du vin portée par le clergé et l’aristocratie. La culture et l’histoire combinées au terroir font indéniablement de la France le pays du bon vin. Peut-être que dans deux siècles, la Napa Valley ou la Sonoma seront des régions aussi intéressantes. J’aime découvrir les terroirs d’Espagne, ou d’ailleurs, mais je finis toujours par revenir en France.  

Qu’est-ce qui vous plaît dans ce monde du vin ?
Comparé au monde de la littérature, très compétitif et mesquin, il est bien plus sympathique et accueillant. Dans ce milieu, c’est le bien-vivre qui prime, bien manger, bien boire, voyager. C’est une communauté ouverte et généreuse. En Europe, il y a cette tradition familiale, cette filiation, qui est fascinante pour nous Américains, coupés que nous sommes de ce rapport à la terre. Quand un Américain a réussi professionnellement et qu’il décide un jour de tout laisser tomber pour faire du vin, on est bien loin des traditions héritées. Aux États-Unis, la culture du vin est très différente.  

Et ce qui vous énerve ?
Cela me désole de voir que certains vins sont inaccessibles à la plupart des amateurs, qui ne pourront jamais goûter un verre de château-lafite ou de romanée-conti. Ces vins sont revendus comme des œuvres d’art et je ne crois pas que ce soit la meilleure chose à faire. Aussi vrai qu’il y a un petit groupe de très riches qui continue d’accumuler les richesses du monde, il y a un groupe de vins devenus tellement chers qu’on ne peut ni les boire ni les apprécier. Je trouve ça malheureux. De même, je n’aime pas beaucoup les viticulteurs qui font des vins destinés à satisfaire les critiques. Aux États-Unis, certains vignerons font appel à des consultants dont la mission est de les aider à produire ce type de vins. Je ne les ai jamais trouvés intéressants, même ceux qui décrochaient un 100 sur 100 dans le WineSpectator.  

Quel vin fût pour vous la plus belle expérience ? 
J’ai beaucoup de bons souvenirs. La première fois que j’ai bu du vin à un rendez-vous amoureux, c’était un rosé portugais. Je me suis vraiment senti au paradis, en compagnie de cette belle fille, buvant ce bon vin servi par un serveur qui vous ouvre la bouteille. Un très beau moment. La pire ? Un vin qui m’a été servi dans un aéroport, au lounge d’American Airlines. Un shiraz pinotage tellement mauvais que je n’ai pas pu finir mon verre.  

Comment avez-vous choisi les vins du menu* proposé au restaurant Taillevent cet automne, « Les cinq de Jay McInerney » ? 
Quand on a commencé à parler de ce projet, je savais que la politique de Taillevent autour du vin était vraiment ouverte. Il s’agissait donc de choisir des vins dans leur cave et je dois dire qu’il n’a pas été facile de n’en sélectionner que cinq. Le condrieu est un vin blanc que j’affectionne particulièrement. C’est sûrement pour son côté inhabituel, presque exotique, que je l’ai choisi, car on ne peut pas dire qu’il ait les qualités d’un grand vin blanc, en terme d’acidité par exemple. Il m’évoque la pêche blanche, je le trouve intéressant, même s’il ne se marie pas avec tout.

À propos de mariage, vous aimez le sauternes avec le poulet ?
Je ne savais pas à l’avance ce que ferait le chef, mais je crois que cela aurait été une erreur de le proposer au dessert. J’ai été agréablement surpris de voir qu’il avait conçu un accord plutôt inhabituel. Pour ce qui est du haut-brion, je l’ai toujours apprécié pour son côté très fumé et racé que j’ai pu expérimenter dans des dégustations à l’aveugle. Thomas Jefferson en était d’ailleurs le premier fan et je pense que ma fascination pour le haut-brion a beaucoup à voir avec ça.  

Votre prochain livre sera-t-il sur le vin ?
Non, mon prochain livre est un roman que j’ai terminé il y deux semaines. J’aime le vin, mais mon métier c’est écrivain.


Il s’agit donc d’un partenariat entre un auteur américain à la mode et un grand restaurant parisien. L’Américain a choisi les vins et Alain Solivérès, le chef de Taillevent, les a appariés avec des plats de haute volée. Ci-dessous, les détails de ce menu que chacun peut commander en réservant une table chez Taillevent, cet automne. 
• La Combe de Malleval, condrieu 2010, Domaine Stéphane Ogier avec des noix de coquilles saint-jacques, huîtres et cresson au vin de Condrieu. 
• Château de Fargues, sauternes 1997, avec une poule faisane en feuilleté aux saveurs automnales.
• Gevrey-chambertin 2002, Domaine Denis Mortet, avec un perdreau pattes grises et sa rôtie, polenta aux olives taggiasche.
• Château-haut-brion, pessac-léognan
1988, avec du chevreuil, noisettes et châtaigne, sauce grand-veneur.
• Champagne rosé, Domaine Jacques Selosse, sur un nougat rafraîchi, éclats de framboise. 


On lira avec profit son recueil de chroniques intitulé Bacchus et moi, un ouvrage finement traduit de l'américain par Sophie Brissaud.




Photo David Howell. 
Cette interview a été pubiée sous une forme différente dans Mes Dimanches Vin, le supplément mensuel du Journal du Dimanche.

mardi 2 décembre 2014

Le sauternes a-t-il encore une chance ?

Mais que se passe-t-il à Sauternes ? Convenons que Bernard Magrez, les associés Bernard-Neipperg-Peugeot-Planty ou Silvio Denz ne sont pas des perdreaux de l’année. Quelle drosophile culottée les pique soudain ? Voilà qu’ils investissent à Sauternes. Bernard Magrez a acquis Clos Haut-Peyraguey, le quatrième cru classé de sa collection. Stephan von Neipperg, Olivier Bernard et Robert Peugeot ont volé au secours de Xavier Planty en reprenant Guiraud avec lui et Silvio Denz est venu de Saint-Émilion pour ajouter le château Lafaurie-Peyraguey à son portefeuille pendant que le même Olivier Bernard créait trois blancs secs dans un domaine sauternais qu’il a repris et baptisé le Clos des Lunes.
Quelle activité.
Pour l’instant, ce faisceau de bonnes volontés est à l’envers de toutes les tendances. N’importe quel banquier de succursale vous le dira : « un sauternes, ça se vend pas. » C’est un problème, un gros. Il y va très simplement de la survie d’une appellation majeure. Le sauternes, c’est le rhinocéros blanc, il en reste très peu et tout le monde s’en moque. Pourtant, les grands liquoreux de Bordeaux (sauternes et barsac pour l’essentiel) sont des vins miraculeux. On ne va pas entrer dans le détail très compliqué de l’élaboration, mais il suffit de savoir deux choses. Le rendement d’un vignoble de Sauternes se situe entre 7 et 17 hectolitres à l’hectare quand ceux des châteaux du Médoc dépassent régulièrement les 45 hl/ha. Qu’on y ajoute la grande retenue tarifaire des vins de l’appellation et l’on comprend sans difficulté l’équation impossible (pas assez de vin vendu pas assez cher), l’engrenage fatal, la gestion tirée par les cheveux, la pente douce qui mène à la cession de certains domaines.

Aujourd’hui, ces vins d’or ne rencontrent pas leur public, exception faite d’une poignée de grands amateurs dans le monde entier. Eux savent tout des complexités infinies, des douceurs qui vous enveloppent les épaules, du très haut niveau de ces vins prodigieux. Et si mal compris et tant ignorés. Leur teneur en sucre est pour beaucoup dans cette désaffection qui les renvoie tout droit au rayon des produits qui font grossir. Et aussi, c’est plus grave, le manque d’enthousiasme des tenants de la gastronomie française pour marier ces nectars avec leur cuisine de haute volée quand ils ne vous glisse pas mezzo voce que ce sont des vins de vieux. Ou encore la méconnaissance du public sur ces capacités de conservation, bouteille ouverte dans le frigo, trois semaines de bonheurs quotidiens, gorgée après gorgée. Les responsables de l’appellation et quelques propriétaires ont beaucoup œuvré pour installer leurs vins dans le sillage de la cuisine asiatique. À raison, sans doute, puisque les accords sont très convaincants.

Il est temps, peut-être, de rappeler aussi qu’une belle poularde de Bresse, des huîtres chaudes, un jambon persillé, un bleu bien goûteux sont les amis des vins d’or depuis le début. Dire aussi que les vins ont changé, qu’ils sont plus légers, plus fins, plus rieurs, plus étincelants. D’une très récente conversation avec le grand œnologue Denis Dubourdieu, conseil de Silvio Denz à Lafaurie-Peyraguey, il apparaît que le sauternes, vu de leur fenêtre, a toutes ses chances. Ah. Ils en font et ils y croient. Et on peut compter sur Bernard Magrez pour ne pas être en reste, tout comme le quatuor de Guiraud.

Denis Dubourdieu, chercheur, universitaire, vigneron, consultant a mille vies et assez peu d’idées toutes faites. C’est un observateur d’une grande sensibilité et un très fin connaisseur des terroirs sauternais. On l’écoute.
« Le vin n’est pas une affaire d’artiste, c’est une histoire de gourmandise. » 
« Quand on fait un vin, on veut faire planer l’amateur. Pas lui balancer un uppercut. » 
« Pour éviter la lassitude des amateurs, il faut simplement faire quelque chose de stupéfiant à chaque millésime. » 
« On définit l’esprit français en disant “Jamais ennuyeux”. À Sauternes, c’est un sacré challenge. Traduire la liqueur en légèreté. Parce que le sauternes, doit être un vin parfait de légèreté, d’équilibre et de brillance. Ou c’est rien. »
À propos d’un lafaurie-peyraguey aux nuances d’acajou qui tourne dans son verre, il dit :
« Ce vin me fait penser à l’adage des alchimistes “Solva et Coagula”. Il est indescriptible, on ne peut pas gloser. »
Il évoquera quand même « Les arômes aboutis, de figue et de cerneaux de noix, la fraîcheur encore, l’incroyable élégance. »
Dans un château voisin, à Fargues, Alexandre de Lur-Saluces s’alarme de l’état de l’appellation. Il publie une lettre ouverte très engagée. Il dit qu’il a vu trop de vignes pas vendangées et que la production de vin blanc sec n’est pas une solution. Lui, il veut les vins nobles, comme ceux que nous citions plus haut. Après avoir réalisé tant de millésimes au château d’Yquem, il veut l’excellence, rien d’autre. Sans doute, mais pour nombre de propriétaires, le blanc sec est une issue. Ces assemblages de sauvignon et de sémillon font des vins élégants, frais et nets, le public en raffole, c’est beaucoup plus facile à vendre qu’un liquoreux et tous les grands châteaux en font, Yquem le premier. On voit bien ce qui mène les nouveaux arrivants dans l’appellation. Ils se disent avec infiniment de simplicité que si le public boude le sauternes, ils vont faire des sauternes encore plus aboutis, encore plus fins, encore meilleurs. Et quand on regarde le parcours de chacun de ces magiciens des vins de luxe, on ne doute pas que Sauternes a une nouvelle chance.

moi aussi, je bois du sauternes souvent



La photo : un doisy-daene 90 qui nous a enchanté. Cet article a été publié sous une forme différente dans Mes Dimanches Spécial Vin, le supplément mensuel du Journal du Dimanche.