Le blog de Nicolas de Rouyn

Bonjour.
Ceci est un blog dédié au vin et au monde du vin, qu'on appelle aussi le mondovino. Et à tout ce qui entoure le vin, les belles tables,
les beaux voyages, les tapes dans le dos et les oreilles tirées.
Cela posé, ce qu'on y lit est toujours de-bon-goût-jamais-vulgaire,
ce qui peut plaire à votre mère. Dites-le lui.
(Only dead fish swims in ze stream).
Les photos sont signées Mathieu Garçon, sauf mention. Pour qu'elles soient belles en grand, il suffit de cliquer dessus.
Au fait, il paraît que "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération".
Nicolas de Rouyn



samedi 10 décembre 2011

Écoute ton vin


Suite de notre épisode Grands textes & belles lectures. Aujourd'hui, comment une sensibilité musicale et l’étude du solfège et de l’harmonie ont ouvert un esprit et formé un discours sur le vin. C'est Michel Bettane qui parle. Un texte qu'on lit en plusieurs fois, que l'on médite, vers lequel on revient.

« Souvent, mes amis m’ont fait remarquer l’abondance d’analogies ou de références musicales dans la façon que j’ai de décrire les vins. Ils ont raison. La dégustation est une discipline qui dépasse le cadre de l’œnologie. Un œnologue peut déterminer avec précision à l’analyse les éléments constitutifs d’un vin, son alcool, son acidité, la force de son tannin. Mais s’il cherche à définir les arômes ou les saveurs, s’il veut rendre compte de ses sensations et les définir par des mots, il ne peut avoir recours qu’à des analogies, et celles-ci dépendent de son sens olfactif, lui-même intimement lié, nous le savons désormais, à son propre patrimoine génétique, tout en faisant référence à sa propre culture. La mienne est d’abord et avant tout musicale, l’œnologie n’étant venue que bien plus tard.
Si ma vie s’est divisée en plusieurs périodes, déterminées par des émotions successives, je n’ai pas tout de suite compris la façon dont elles m’ont en quelque sorte construit ou, pour user de plus de modestie, façonné. J’ai d’abord été sensible à la musique. J’ai encore très nettement le souvenir de ma première émotion esthétique, le son bien imparfait mais hypnotique d’un vieux 33 tours lu par le pick up d’avant-garde de mes parents, où Rudolf Serkin, vigoureusement accompagné par Eugène Ormandy et son orchestre de Philadelphie transfigurait le concerto l’Empereur de Beethoven. Je n’ai pas eu droit à la médiation d’un instrument réel qui m’aurait peut-être donné la force et la folie de devenir moi-même instrumentiste et actif, mais à celle d’une galette noire et de sa pochette multicolore qui m’ont rendu à vie auditeur, passif, mais passionnément impliqué par et dans l’acte d’audition. Quand j’ai étudié la musique, j’ai aimé, malgré leur aridité, l’étude du solfège, de l’harmonie, de l’analyse, parce qu’elles structuraient cette même audition et j’ai méprisé le rapport physique et digital au piano où, d’ailleurs, mes faiblesses naturelles (maladresse pathétique de coordination des deux mains, née d’un mauvais sens de l’équilibre, absence totale de mémoire des doigts) limitaient complètement mon confort et mon plaisir. Mais j’ai pu à l’écoute de l’art des plus grands chefs éduquer mon oreille. Je serai éternellement reconnaissant à Sergiu Célibidache d’avoir couronné mon éducation par le suivi passionné de ses concerts et de ses répétitions, au début des années 70 à Paris, même si ce que j’ai appris de lui me rend insupportable la médiocrité artistique de nombreux artistes encensés par la critique. Ce que j’ignorais alors c’est à quel point cette même éducation me rendrait l’univers du vin noble si passionnant.
Je passerai rapidement sur une seconde vie qui m’a fait étudier le grec ancien et sa littérature, ma sensibilité n’a en rien été modifiée, si ce n’est qu’elle a renforcé sa tendance naturelle à rechercher l’équilibre dans la forme, l’harmonie des proportions et la clarté du discours. L’extraordinaire aptitude de cette langue à inclure dans sa syntaxe et dans son vocabulaire la subjectivité de celui qui parle, sans altérer la précision de ce qu’il a à dire, me fait regretter la terrifiante inaptitude de la nôtre à en faire autant. Je peste contre elle chaque jour, depuis que je suis devenu critique de vin et que je me suis fixé comme but, non de décrire ce que je bois, à la façon des sommeliers, voyage mortellement ennuyeux et stérile dans l’univers du même au même, mais de transmettre au public ce qu’il y a d’inimitable et de non reproductible dans chaque vin, à savoir l’infinie combinaison des dons de la nature et du savoir-faire des hommes. J’aurais d’ailleurs depuis longtemps abandonné une tâche aussi follement présomptueuse si je n’avais spontanément, grâce à mon éducation musicale, un rapport d’écoute au vin.
J’entends par "écoute" la perception de ce que le vin me raconte sur le raisin qui l’a fait naître, son cycle végétatif, son élaboration et, donc, son rapport à l’histoire et à la géographie. La forme sous laquelle je perçois cette histoire est celle d’un timbre ou d’une "voix". Comme pour un instrument de musique, ce timbre se construit sur le rapport d’une assise, d’un fondement, et de leurs "harmoniques", c’est-à-dire d’un nombre infini de résonances qui sont autant de variations liées à l’année, à la volonté du vinificateur et aux hasards de la conservation et du vieillissement en bouteille. Ces harmoniques sont d’ailleurs plus portées par les sensations tactiles délivrées par le vin que par sa définition aromatique. Je dirais même que, pour celui qui y est sensible, ces sensations tactiles donnent formes aux sensations olfactives et permettent de les percevoir avec plus de discernement. Un arôme de framboise ou de cannelle ne délivre pas d’émotions par ce qui le définit comme arôme de framboise ou de cannelle, et qui relève de la chimie moléculaire, mais par son lien avec le corps, la texture du vin, et donc avec les informations contenues dans un raisin qui a poussé sur un terroir donné, dans un millésime donné, elles mêmes métamorphosées, structurées, et fixées pour la longue durée par l’activité du ferment. Il est donc nécessaire pour juger équitablement un vin de bonne origine, élaboré selon les traditions historiques européennes, de le concevoir comme une unité et non pas de l’éclater comme le font trop souvent les dégustateurs modernes en sous-sections (la robe, le nez, la bouche, l’arrière-bouche, etc.) qu’on additionne dans un ordre immuable où le bavardage descriptif tient lieu de science. Un grand nez est certes capable de diviser l’arôme complexe d’un beau vin en des dizaines de nuances aromatiques différentes, mais il ne sera compris que de ses pairs et pas du public qui se contentera d’admirer de loin l’exploit.
L’expert sait que la perception de ces arômes dépend largement des conditions de service, de la température du vin et de la salle, de la forme et du remplissage du verre et que des modifications, même légères, de ces conditions changent la pertinence de descriptions souvent complaisantes ou maniérées. Quant au spécialiste de l’olfaction, il ne sait que trop à quel point la perception des arômes et des saveurs dépend du patrimoine génétique de chaque individu, et les jugements de valeur émis à leur sujet, de la culture et de l’histoire des sociétés et des nations. Juger sur des critères universels la valeur "esthétique" d’une saveur est une chimère, et celui qui se fie à la compétence du juge, sans chercher à comprendre la relation personnelle de son goût à celui de ce même juge n’est qu’un gogo.
Voilà pourquoi l’approche d’un vin qui lie sa saveur à son origine m’a toujours semblé plus positive, plus pédagogique que celle qui la décrit, et constitue une information du consommateur plus utile, plus efficace et plus honnête. Mais comment relier une saveur et une origine ? J’avoue ne pas avoir trop réfléchi et avoir suivi la pente musicale de mon éducation et de ma sensibilité. J’ai donc instinctivement considéré une origine comme une partition de musique, un ensemble de données géologiques, climatiques, agronomiques et œnologiques constituées en un langage qu’il faut lire, comprendre puis interpréter. La saveur est le résultat de cette interprétation et l’interprète, une collectivité complexe de micro-organismes vivants (le ferment) sous la surveillance d’individus plus ou moins intelligents et sensibles, les vinificateurs. Ce rapport instinctif au vin a immédiatement plu à la fois au public et aux producteurs parce qu’ils ont sans doute trouvé dans les jugements fondés sur lui une clarté, une cohérence et une universalité que l’approche traditionnelle et descriptive aurait éludées.
Je me considérais un amateur comme les autres, ravi de discuter avec mes amis de la valeur des vins de nos caves respectives. J’ai été en quelques années, un peu malgré moi, bombardé "grand dégustateur" et "grand expert", puis, parce que je parlais un peu anglais et que je voyageais plus que mes collègues, représentant quasi officiel de la critique de vin française à l’étranger. Par la force des choses ce statut m’a conduit à être de plus en plus rigoureux avec mes sensations pour essayer d’être à la hauteur de cette position. Plus j’étais sévère avec mes sensations, plus il fallait leur donner un fondement solide, à partir d’une connaissance sans cesse approfondie des terroirs et des techniques agronomiques et œnologiques. Je n’aurais pas pu le faire sans l’aide généreuse et inconditionnelle d’innombrables viticulteurs un peu partout dans le monde et du dialogue permanent que j’entretiens avec eux. Bien sûr les esprits superficiels ou jaloux n’ont pas voulu comprendre cette relation et ne se privent pas d’ironiser sur un journaliste qui a la prétention ou l’arrogance de se mêler de technique et d’apprendre aux vignerons comment faire leur vin. D’autres, encore plus méchants, laissent entendre que cette démarche est une trahison de l’éthique du métier de critique, devenu un consultant mercenaire dont l’opinion ne peut-être que biaisée par des conflits d’intérêts. Le fonctionnement habituel de la presse française et sa soumission aux pressions de toutes sortes rendent plutôt comiques ce genre d’assertions et font sourire les viticulteurs, mais j’avoue qu’elles m’ont souvent blessé. Mais encore une fois, mon rapport musical au vin m’a beaucoup consolé en me plongeant dans l’étude du mystère qui fait les grandes bouteilles, conjonction fragile entre le génie d’un terroir et le talent de l’homme, avec la médiation de hasards jamais renouvelables.
»
Michel Bettane
On avance. Je ne sais pas vous, mais moi, ce texte me donne l'impression d'être un peu moins creux devant mon verre de grand vin. Quand j'en ai un.

La photo : Concert à Moscou. "Château Fombrauge", le stradivarius de Bernard Magrez dans les mains, dans les bras de Matthieu Arama (à gauche). Photo D.R. Ce texte a été publié sous une forme différente dans M, le magazine du Monde, fin novembre 2011.

18 commentaires:

  1. M.Bettane,vous dites "Voilà pourquoi l’approche d’un vin qui lie sa saveur à son origine m’a toujours semblé plus positive, plus pédagogique que celle qui la décrit, et constitue une information du consommateur plus utile, plus efficace et plus honnête... La saveur est le résultat de cette interprétation et l’interprète, une collectivité complexe de micro-organismes vivants (le ferment) sous la surveillance d’individus plus ou moins intelligents et sensibles, les vinificateurs." Ce paragraphe me réjouit, me rassure grandement. Entièrement d'accord avec vous.D'ailleurs, j'ai toujours en tête cette phrase du contesté Nicols Joly pourtant si juste, lorsqu'on a gouté à l'expérience de la vinification de raisins issu d'un lieu qu'on chérie:"...vinifier pour jouer la musique d'un lieu". J'aime beaucoup beaucoup cette phrase, je la médite souvent dans les vignes. Et votre analyse et votre approche me touche, parce qu'au delà des considérations techniques qui peuvent alimenter le quotidien de notre travail, le fil rouge de la taille à la bouteille reste celui ci...: jouer la musique d'un lieu. C'est très important, et ce d'autant plus lorsque l'on sait qu'un dégustateur va tenter de lire la partition, si tenté qu'il y en ait une. Mais voilà, cette analyse bouleverse un peu (et tant mieux) ma deception suite à la lecture de votre texte en opposition aux "terroiristes"; c'est pour moi la preuve d'une posture d'opposition systématique que vous vous croyez être obligé de choisir pour vous démarquer d'un flot de scribes qui aujourd'hui met vos écrits en balance. En effet comment comprendre que vous pouvez écrire il y a 10 jours que rien ne vous choque à ce qu'un grand Cabernet Sauvignon de la Margaret River puisse vous égarer dans le Médoc.La "nature de son origine" dites vous, conjugué au savoir faire du vinificateur. Non franchement, comment admettre, et surtout défendre que le "nombre infini de résonances qui sont autant de variations liées à l’année, à la volonté du vinificateur..." puissent amener à jouer une partition semblable d'un point à un autre de la planète si l'on attache une si grande importance à l'origine?

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  2. Cher Mathias, rien n'est simple hélas : être anti terroiriste ce n'est pas être anti terroir, comme dénoncer les bio cons n'est pas être anti bio! Mais les simplifications et les gogos qui les avalent et ne se doutent pas qu'ils sont manipulés par une idéologie à arrière pensée commerciale toujours présente ont le don de m'énerver. Il y a bien des terroirs plus ou moins performants, mais ils ne sont rien sans les hommes qui savent les travailler. Ces hommes sont souvent de grands modestes et se mettent volontiers au second plan. Cette modestie les honore mais elle ne fait pas de leur politesse une vérité! Et ceux qui prennent le relai ne sont pas aussi désintéressés......Bettane

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  3. En effet, rien n'est simple mais tout est clair.
    Les points de suspension, c'est là qu'il faut commencer à penser et à interpréter, à l'écoute ?

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  4. Cher Michel, rien est simple, heureusement: être un vigneron engagé n'est pas être anti Bettane, comme dénoncer la tendance au lissage mondial des saveurs n'est pas être un hippie fabricant de volatile pour bobos. Personne n'est désinteressé, la limite de la passion reste malheureusement la facture qu'il faut régler à la fin du mois. Par contre, j'aurais bien aimé avoir votre avis sur la question que je vous ai posé, puisque ce blog permet de faire rencontrer un bleu de la vigne avec un vieux grigou des millésimes, que cette chance soit fertile! Alors? Comment admettre, et surtout défendre que le "nombre infini de résonances qui sont autant de variations liées à l’année, à la volonté du vinificateur..." puissent amener à jouer une partition semblable d'un point à un autre de la planète si l'on attache une si grande importance à l'origine? vous m'avez parlé idéologie alors que je vous parlais origine! ça n'est pas une critique, c'est vraiment une question que je me pose, ça m’intéresse.Vraiment!

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  5. Mais la réponse était dans le texte d'origine :l'air, la pluie, le soleil, les sols sont infiniment changeants mais partout semblables : il n'y a pas eu de différence métaphysique entre les hémisphères, les continents, et les familles de vitis vinifera....Et vous même vous confondrez à l'aveugle un beau riesling de l'Eden Valley en Australie et de la Wachau en Autriche si les ressemblances, liées à l'unité physique de notre planète et à l'habileté des hommes sont supérieuresà leurs différences....Le vieux grigou salue bien le bleu autoproclamé.Bettane.

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  6. Michel, Mathias est un très jeune vigneron. Bleu il est, bleu il se dit. C'est raccord. J'ajoute que Mathias est un authentique passionné.

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  7. Moi, j'aime beaucoup cet échange entre "Le vieux grigou" et "Le bleu autoproclamé".

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  8. Disons que j'aimerais que le Monde du vin soit plus souvent comme ça…

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  9. ‎(et c'est après les points de suspension que l'on commence à penser à ce qu'il pourrait être)

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  10. Tu le connais, le Mathias ? Il est bien, ça vaudrait un débat filmé.

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  11. C'est Mathias Marquet, du château Lestignac à Bergerac (l'appellation)

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  12. De nom uniquement. Quant à l'idée de vrais débats, filmés ou pas, j'adhère, Nicolas.

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  13. Perplexe
    Oui ce texte me laisse perplexe. Autant j'adhère totalement à la 1ère partie sur le rapport étroit entre le vin et la musique, autant la 2ème partie part un peu dans tous les sens.
    Vous dites : "à la façon des sommeliers, voyage mortellement ennuyeux et stérile dans l’univers du même au même; il ne faut pas éclater le vin en sous section...". Déjà je vous remercie pour le mortellement ennuyeux mais surtout, en relisant votre guide, je ne vois pas une autre méthode. Vous comprtimentez vous même vos dégustations (robe, nez, bouche, impression finale..).
    La fin du texte est également "très particulière". Vous parlez d'une presse française soumise aux pressions. mais de quelle presse parlez-vous?? quelles sont ces pressions??.
    Amicalement T. Drapeau

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  14. Pour un débat, je suis prêt à me faire cruncher, je me livre, ça m'interesserait bien, ça pourrait même être génial!

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  15. TOuché cher Monsieur Drapeau, vous avez parfaitement raison, mais on ne fait pas d'abord tout ce qu'on veut, et les contingences de place, de lisibilité dictent des formes il faut l'avouer un peu simplistes pour des accumulations de notes de dégustation. Lors de dégustations publiques et commentées le dégustateur est plus libre, plus libre aussi lorsqu'il ne participe pas à un ouvrage collectif. Mais il faudra aller de l'avant dans les prochaines livraisons......Michel Bettane

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  16. Et pour le second point il suffit de lire notre presse pour voir ce qui est vraiment libre de ce qui n'est que publi reportage déguisé, ressucé de dossier de presse, ou succédané de tribune politique ou syndicale (y compris dans des renvois d'ascenseur pas moins éthiques que ceux liés aux pressions publicitaires).., sans parler de poses infantiles de rebellion, de cassage de code ou de narcissisme......Michel Bettane

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  17. Quel est l'intérêt de republier des textes parus dans la presse 10 jours avant???

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  18. Ce texte est paru dans un magazine qui était disponible en kiosque pendant deux jours seulement. L'intérêt est de permettre à ceux qui l'ont raté de n'en être pas privé.

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