Le blog de Nicolas de Rouyn

Bonjour.
Ceci est un blog dédié au vin et au monde du vin, qu'on appelle aussi le mondovino. Et à tout ce qui entoure le vin, les belles tables,
les beaux voyages, les tapes dans le dos et les oreilles tirées.
Cela posé, ce qu'on y lit est toujours de-bon-goût-jamais-vulgaire,
ce qui peut plaire à votre mère. Dites-le lui.
(Only dead fish swims in ze stream).
Les photos sont signées Mathieu Garçon, sauf mention. Pour qu'elles soient belles en grand, il suffit de cliquer dessus.
Au fait, il paraît que "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération".
Nicolas de Rouyn



vendredi 2 juin 2017

« En Champagne, il y a un réel partage
de la valeur ajoutée »

Philippe Baijot (Lanson, BCC) rencontre Alain-Dominique Perrin (Cartier, Richemont).
Cette conversation s’est tenue en septembre 2016 au restaurant Taillevent, animée par Jean-Luc Barde et photographiée par Mathieu Garçon.
Pour mémoire, Philippe Baijot est le président de Lanson, Besserat de Bellefon et quelques autres marques au sein du groupe BCC co-piloté avec Bruno Paillard. Alain-Dominique Perrin, après avoir fait de Cartier la marque d’horlogerie et de joaillerie qu’on connaît, est devenu le président du groupe de luxe Richemont, il en est encore le patron du comité stratégique. Il est, à titre personnel, le propriétaire du beau château Lagrézette à Cahors.

Deux patrons du vin, du champagne, du luxe font le portrait d’un pays surdoué, la France, championne de l’art de vivre, ralentie dans son dynamisme et sa créativité par la complexité administrative, la lourdeur des charges et l’absence de dialogue social constructif.
Voici un plaidoyer ardent pour la liberté d’entreprendre.

Comment le vin vous est-il venu ? 
Philippe Baijot : Le fruit du hasard, mon père était ardennais, dirigeait une fonderie avec son frère, rien à voir avec le champagne. J’ai terminé mes études à l’ESC Reims où j’avais des camarades dont les parents travaillaient dans le champagne. J’y ai rencontré Catherine, qui allait devenir ma femme. En 1973, le choc pétrolier affecte l’activité économique des maisons et je ne trouve pas de travail. Deux ans plus tard, je tente à nouveau ma chance. Trois réponses me parviennent, celles d’Abel Lepitre, Duval Leroy et Marne-et-Champagne, qui fait l’objet de mon choix premier. Je rencontre Gaston Burtin qui, au bout de quelques minutes, me dit gentiment que je n’y connais rien et m’enjoint d’aller apprendre le métier ailleurs. Nous convenons de nous revoir deux ans plus tard. Le lendemain, Jacques Lepitre m’engage comme inspecteur des ventes. Je suis ensuite entré chez Monsieur Burtin pour développer la marque Alfred Rothschild et je suis resté douze ans à ses côtés.
Alain-Dominique Perrin : C’est aussi un hasard total. Je cherchais une jolie propriété qui soit en dehors des axes Deauville, Saint-Tropez, Biarritz et j’ai trouvé en 1979 ce très beau château Renaissance en cours de classement, Lagrézette. À la signature chez le notaire, l’officier m’annonce gravement :
« Monsieur, il y a un bonus à votre achat, 3,5 hectares et demi de droits de plantation. » Je m’étonne : « Je n’ai jamais entendu parler de ça, serait-ce pour planter du haschich ? » « Non Monsieur, c’est très sérieux. Il s’agit de droits vous autorisant à planter de la vigne dans la limite AOC de Cahors. » AOC ? Appellation d’origine contrôlée, me dit-il. Voilà où j’en étais. Il me fait un cours, m’explique l’essentiel et je découvre que dans le panel étendu des tracasseries administratives de ce pays, il y en a une que je ne connaissais pas. Il faut demander l’autorisation de planter de la vigne. Est-ce bien ça ? « Oui Monsieur, en effet. » Et bien, ça n’est guère encourageant, mais puisque vous me les donnez, je vais planter.

Mais tout de même, vous buviez du vin ?
A.-D. P. : Perrin, c’est la Bourgogne, j’ai été élevé dans cette pratique du kidnapping de gorgées de vin dans le verre de l’un de mes frères ou de ma mère. Mon père, je n’essayais pas. J’ai été entouré de bons vins. Toute mon enfance, ils furent une présence familière, c’est tout. Là, 3,5 hectares de droits de plantation que le notaire m’encourage bougrement à planter, ça me semblait insuffisant. Il restait une vigne en friche et deux bœufs qui paissaient là paisiblement. La parcelle est devenue Le Pigeonnier du château Lagrézette. Aujourd’hui, j’ai 93 hectares. En 1979, je suis allé voir le maire de Caillac qui a accepté de m’aider à planter les vignes supplémentaires. Bien, et le vin comment on fait ? Avec son accent du sud-ouest, il m’a dit : « Vous arrivez ici, ne faites pas trop de vagues, il faut aller à la coopérative. » Bon, j’y suis allé. J’étais plutôt fier, d’autant que mon premier vin en 1985 a reçu la médaille d’or du concours de Vinexpo. Comme j’avais quelques copains dans le milieu, dont Patrick Léon (directeur technique de Mouton-Rothschild, ndlr), j’ai poussé le raisonnement un peu plus loin. Patrick m’a présenté un jeune type du nom de Michel Rolland qui commençait à faire parler de lui. Il y avait ce jour-là Jean Pinchon, président de l’INAO (de 1983 à 1993, ndlr) et ancien directeur de cabinet d’Edgar Faure, ministre de l’Agriculture au milieu des années 60. Michel vinifiait un peu à Bordeaux, mais surtout il avait démarré avant tout le monde les vinifications au Chili et en Argentine et notamment du malbec, notre cépage à Cahors. Au passage, il faut savoir que ce cépage est celui qui a été le plus planté dans l’histoire du vignoble français. À Bordeaux, si vous regardez la plantation du vignoble aux XVIe-XVIIe siècles, il occupait une place importante. Évidemment, cela ne concerne par votre Champagne.

À propos de champagne, comment est né Lanson-BCC ?
P. B. : L’origine, c’est la grande amitié qui nous lie, Bruno Paillard et moi-même. Je le connaissais dans les commencements de son activité de négoce et de courtage, nous travaillions ensemble sur l’Angleterre ainsi qu’avec son père Rémi, lui aussi courtier. En 1990, le père de Bruno a du subir une opération lourde et cesser son activité, il m’a proposé de la reprendre. Une nuit sans sommeil et le lendemain, je décidais de racheter. C’est de là que tout est parti. J’ai quitté Monsieur Burtin. Peu après, Bruno m’a confié qu’à son avis l’idéal serait d’avoir une maison ensemble. Il avait trouvé une affaire à vendre du nom de Victor-Canard qui avait créé Canard-Duchêne, passée entre-temps dans le giron de Veuve-Clicquot. Jean-Pierre Canard avait repris la maison de négoce de son père et rencontrait des difficultés. Bruno me propose alors de fonder une petite SARL. J’apportais l’affaire de son père, lui celle de Victor Canard, chacune des deux valant à l’époque un million de francs. En 1991, on démarre donc avec un négoce nommé Chanoine Frères, une marque cédée pour un franc symbolique par Joseph Henriot, à l’époque patron de Veuve-Clicquot, en échange de la radiation chez Victor-Canard de l’étiquette Eugène-Clicquot. Nous évitions ainsi de probables ennuis avec Canard-Duchêne et Veuve Clicquot.
 
Aujourd’hui, que représente le groupe ?
P. B. : Nous sommes le second groupe de négoce champenois, avec 450 emplois et 7 maisons. Chanoine Frères, évidemment. Boizel, en association avec Evelyne Boizel depuis 1994. Philipponnat, acquis en 1997 avec un beau vignoble, dont le Clos des Goisses. Ensuite, ce fut De Venoge. Nous savions vendre, mais étions à la recherche d’approvisionnements. En Champagne, il faut les deux. Puis vint Alexandre Bonnet aux Riceys, une quarantaine d’hectares. Cela aurait pu s’arrêter là, mais en 2005, nous nous sommes portés acquéreurs de la maison Burtin-Marne et Champagne, qui avait racheté Lanson et contenait Besserat de Bellefon. Ces sept maisons élaborent leurs vins et ont leur propre ADN, leurs dirigeants, leurs hommes. En 1996, nous sommes entrés en bourse sur le second marché, ce qui nous a permis de réaliser les acquisitions et investissements que je viens d’évoquer.

Et Richemont alors ?
A.-D. P. : Avec un chiffre d’affaires situé entre 11 et 12 milliards d’euros, Richemont est considéré par le métier comme le deuxième groupe de luxe au monde. LVMH en fait à peu près le double. Nous ne faisons pas du tout la même chose. Bernard Arnault a construit son empire sur les sacs Vuitton et Moët-Hennessy, une fusion menée tambour battant. Il réunit ensuite les parfums Dior et la couture. C’est l’affaire de mode la plus importante au monde. J’ai ramassé Cartier à peu près dans le même état où était Lagrézette, c’est-à-dire en ruine. C’est Robert Hocq, qui était mon second père, qui m’a embauché. La famille Hocq était propriétaire des briquets Silver-Match et Robert a créé un briquet ovale, à gaz, une jolie chose. Il a d’abord essayé de le vendre à Van Cleef, qui a refusé, avant d’essayer auprès de Cartier. J’ai été engagé en 1969 comme responsable du briquet Cartier. En quelques mois, je l’ai vendu dans toute l’Europe et je suis parti autour du monde, ça été un succès vertigineux. On est passé d’une poignée de briquets à 300 000. Aux prix de l’époque, c’était un empire. Après j’ai été en charge des Must de la maison. Un jour, un de nos collaborateurs avait répondu à une question de Hocq à propos d’une nouvelle montre qu’on lui montrait : « Monsieur, mais c’est un must. » Je me suis tourné vers Robert, qui ne parlait pas un mot d’anglais, et je lui ai dit que c’était un joli mot. J’ai suggéré qu’on le francise en créant « les Must de Cartier » et c’est devenu le succès que l’on sait. Aujourd’hui, Richemont est un groupe de vingt marques dont dix-sept concernent des produits “durables”, par opposition à ce qui, dans la mode, ne l’est pas. Cartier, Van Cleef, Mont-Blanc, Piaget, Jaeger-LeCoultre, etc. Nous sommes numéro 1 de l’horlogerie et numéro 1 de la joaillerie mondiale. Ajoutez Chloé, Azzedine Alaïa et Dunhill. Les bureaux signés Jean Nouvel sont à Genève et la société est cotée en Suisse. À ce jour, je reste chairman du comité stratégique.

De votre point de vue de patron d’entreprise, qu’est-ce qui ne va pas aujourd’hui en France ?
A.-D. P. : Rien ne va. On est un pays de création depuis toujours, un pays de mixité complète, on a inventé depuis trois ou quatre siècles l’essentiel de l’art de vivre dans le monde. À l’exception des Chinois, tout le reste vit sous l’influence de la France, celle des Lumières, de Louis XIV, de Louis XV, de l’Empire et on continue à être extrêmement créatifs. Nous sommes un pays d’invention et de connaissance. Vous croyez qu’ils savent faire ce qu’on fait Paillard et Baijot, les Anglais ? En moins de quarante ans ? Donc, on sait faire. La gauche a fichu un bordel noir, mais ceux d’avant aussi. Entreprendre en France ? Tout est compliqué, cher, dissuasif, unique au monde, même les pays communistes ne font pas ça. Les énarques ont tué ce pays. Mauvaise répartition des taux de TVA. Inventée pour renflouer intelligemment les caisses de l’État, elle est aujourd’hui inadaptée aux différents branches d’activités, à l’exception des restaurateurs qui se sont battus comme des lions. Charges absolument intolérables sur les salaires. Vous savez combien touche quelqu’un qui est payé 2 000 euros bruts ? Si on songe au prix du travail, qui est l’essentiel du savoir-faire français, l’alourdir ainsi empêche d’être concurrentiel. Après ça le monde politique vous chante le "made in France", c’est juste se foutre de notre gueule. Je continue. Alourdissement de la fiscalité sur les entreprises. On est passé de 24 % à 33,5 % d’impôt sur les bénéfices et en même temps on a totalement bloqué la gestion du personnel. Je passe ma vie à parcourir le monde, il n’y a pas un pays où l’on est à ce point empêché de licencier ou d’embaucher quand il faut. On ouvre le dimanche si on en a besoin. On ne licencie pas par plaisir. Le licenciement est une nécessité et un outil de gestion, pas une punition. Lorsqu’on le fait, c’est qu’on a perdu des clients ou qu’on traverse une période de morosité. Avec la politique actuelle, nous allons vers la destruction de milliers d’emplois. Les affaires sont arrêtées, le tourisme se porte mal, les hôtels sont vides.
P. B. :
Je partage totalement ce qui vient d’être dit. En préambule, je tiens à préciser que je ne suis pas contre les syndicats. Un pouvoir d’opposition est nécessaire, il faut simplement qu’elle soit constructive. Nous sommes dans un des derniers pays communistes au monde. On est encore dans la lutte des classes et pour certains des syndicalistes que je fréquente au sein de mon groupe, je suis le patron, donc un salaud. Ces personnages minoritaires sont protégés par la loi. Je vous garantis que sans eux, on embaucherait beaucoup plus. En fait, ces gens n’ont à cœur que leur propre protection, pas celle de l’emploi. Je passe un temps inouï sur ces affaires sociales au détriment de l’énergie que je pourrais consacrer au développement. Ceci posé, la Champagne est exemplaire sur le plan de la gouvernance des approvisionnements, il y a là un réel partage de la valeur ajoutée et l’interprofession est une organisation absolument remarquable.
A.-D. P. : C’est le plus beau modèle économique du monde.
P. B. : Le problème en Champagne, c’est la CGT dans les caves, qui a un pouvoir de nuisance considérable.
A.-D. P. : Le prochain patron de ce pays doit faire ce que Chaban-Delmas avait fait, s’attaquer aux syndicats en premier, c’est le nœud gordien. Il faut des syndicats de notre temps. Les organisations syndicales allemandes, américaines, anglaises s’occupent de gérer l’argent des adhérents, améliorent leur retraite et leurs conditions de vie. Ce sont des gestionnaires qui négocient avec les pouvoirs publics. Je souhaite pour la France une liberté d’entreprendre à l’anglo-saxonne. Je considère qu’un employé est fait pour travailler et enrichir l’outil de production, pas pour être exploité, jamais. J’ai une bonne relation avec mes employés, ils savent que si je promets, je tiens.

Le luxe est un espace à part dans la bonne marche économique ?
P. B. : C’est essentiel, c’est lui qui fait rêver et entraîne le reste de l’activité. Ce clos-lanson 2006 que l’on vient de nous servir en est un exemple. À mon arrivée il y a dix ans, cette vigne d’un hectare en plein Reims, dont le sol est formidable, est entretenue par un vigneron prestataire. Immédiatement, nous la prenons en main pour la cultiver comme un jardin et je la fais classer en clos puisqu’elle est entourée de murs. Ce 2006 sort cette année avec 7 000 bouteilles, vendues 195 euros l’exemplaire. Depuis juin, nous en avons vendu 2 000 flacons.

Vous voulez dire que dans l’esprit des acheteurs,
c’est cher donc c’est bon ?

P. B. : Attention, il faut que ce soit bon. Mais le prix induit en effet l’idée de la qualité. Je n’invente rien. L’aventure Dom Pérignon, initiée par Mercier et poursuivie par Moët, s’est transformée en une épopée fabuleuse avec ses cinq ou six millions de bouteilles. C’est une locomotive formidable.
A.-D. P. : C’est là tout le secret. Il faut trouver des rêves à la mesure des gens qui les achètent. Quand vous produisez un nouveau champagne sur un jardin, il est évident qu’il faut le proposer à un prix pratiquement inatteignable. Et qui va acheter ? Les gens riches, qui sont des ambassadeurs extraordinaires. C’est l’exceptionnel qui tire une marque. Les Champenois sont les plus forts, ils ne vont pas vous taquiner avec des bouteilles à 6 ou 8 000 euros. Non, ils vont proposent des produits à 80 ou 100 euros, mais ils en servent des millions. Il y a là un effet volume et marge imbattable. Les Bordelais, notamment grâce à Albert Frère qui a fait grimper les prix de Cheval Blanc au début du nouveau millénaire, se sont régalés pendant quinze ans. Mais songez qu’il y a 13 000 châteaux à Bordeaux, cinquante succès planétaires et deux cents familles qui vivent du vin.

Un jour, au volant d’un bulldozer, vous avez écrasé des fausses montres Cartier. Si on ne peut pas tricher avec un vers de Racine ou de Corneille, on peut contrefaire un vin.
A.-D. P. : Oui, il y a un business énorme qui s’est développé depuis cinq ans en Chine, celui de la bouteille vide. Allez dans un restaurant, commandez un vin cher, mouton ou lafite ou un grand premier et observez bien le sommelier. Il va bichonner la bouteille bien au-delà de la coutume parce qu’il va la revendre vide pour 300 dollars. Dedans, on met de la bibine, on rebouche et ça part dans les provinces de l’est. Je m’élève contre ces pratiques et je dois dire que les Chinois collaborent activement pour enrayer ce phénomène qui relève de l’abus de confiance et de l’escroquerie. J’ai passé ma vie à lutter contre ça. Le bulldozer, je l’ai fait dans dix-huit pays. L’économie et l’emploi ont pâti cruellement de ces manières de faire.
P. B. : Nous menons encore et toujours notre combat pour la défense du mot champagne et Bruno Paillard est à la tête de la défense de l’appellation champagne. L’acception « méthode champenoise » est interdite hors de l’appellation qui a donné en échange le mot « crémant », qui peut être de Loire, de Bourgogne, d’Alsace, etc. Il y a encore des dossiers importants, notamment aux États-Unis où sont produits 100 millions de bouteilles sous le nom de champagne, c’est catastrophique. Le combat n’est pas terminé contre ces tricheries.

Vous dénoncez la lourdeur administrative de l’AOC et affirmez qu’il est préférable d’arracher les cépages mauvais ou inutiles.
A.-D. P. : Je confirme.

Que faites-vous alors des cépages modestes et de l’association de vignerons et d’amoureux de la diversité qui les défendent ?

A.-D. P. : Ce ne sont pas les mêmes. Ça, c’est génial. L’expression “cépages modestes” est belle et recouvre la réalité de cépages historiques, paysans, rustiques, oubliés, peu connus, mais qui sont de bons cépages. Rien à voir avec les cépages plantés au mauvais endroit, sur les terrasses en bordure de fleuve. Il faut que l’État ait du courage et les interdise. Ils font du mal au vin français. On les retrouve en grande distribution, arborant le nom de leur AOC. Ils sont imbuvables et parfois chers, c’est la honte de la France.
 
Que penser de la qualité de la formation en France ?
A.-D. P. :
J’ai créé une école, Sup de Luxe, parce que les X, les Sup de Co, les Sciences-Po ne sont pas formés au monde que je connais, celui du luxe. Ceci posé, je m’insurge et me battrai jusqu’au bout contre les écoles qui prétendent dispenser une formation aux métiers du luxe, rackettent les parents et laissent leurs enfants sur le carreau au sortir de cette scolarité, avec un certificat sans valeur. D’un côté, l’État exige, et pourquoi pas, que les formations telles que les nôtres soient auditées à grands frais pour s’assurer du sérieux et de la qualité de l’enseignement et de l’autre, on laisse s’établir des margoulins qui n’ont même pas les profs pour assurer le passage des connaissances. C’est pareil dans le sport ou l’œnologie.
PB : J’essaie de donner leur chance aux jeunes, le stagiaire que je fus se souvient. C’est un devoir élémentaire, tendre la main fait partie de ma culture d’entreprise. Nous prévoyons l’après, nous avons autour de nous une pépinière de cadres en devenir. Ils sont essentiellement venus de la région Champagne, bassin naturel de nos emplois. Notre filiale en Angleterre fait de même pour les jeunes Anglais et pour les États-Unis, où les Américains sont éduqués à nos produits et à la vente. Ils viennent séjourner à Reims pour s’imprégner de notre sensibilité, de l’histoire de nos marques et de l’invention de notre processus agro-industriel.

La langue des affaires, c’est l’anglais. La culture dominante est-elle celle de l’économie dominante ?
A.-D. P. : Dans le groupe, nous ne parlons qu’anglais et sur les 33 000 employés, il doit y en avoir 20 000 qui ne parlent pas un mot de français. Dans les grands groupes, c’est inévitable. LVMH, c’est pareil. Au siècle des Lumières, tout le monde parlait français. Chaque fois que ce pays possède un atout dans son jeu, il le perd. C’est un peu caricatural, mais pas loin d’être vrai.

Ainsi, nous étions universels au XVIIe et XVIIIe siècles. Quelles sont les perspectives de la viticulture française dans ce contexte mondialisé ?
PB : On ne peut sortir que par le haut, par l’excellence.
A.-D. P. : Nous n’avons jamais dit que la viticulture française était à la rue. Nous sommes toujours les premiers producteurs mondiaux et, surtout, les premiers consommateurs. Nous avons une image de suprématie qualitative avec une offre haut de gamme étalée qui donne un reflet de la France assez époustouflant, mais sur de petits volumes, parce que nous sommes moins bons pour vendre. Les Italiens, qui produisent grosso modo autant que nous et consomment un peu moins que nous, vendent deux fois plus cher. Ils sont forts aux États-Unis du fait de leur omniprésence dans la restauration.

Le négociant américain Gallo consacre à sa communication l’équivalent du budget de toutes les AOC françaises,
que peut-on faire ?

A.-D. P. : C’est affaire de proportion. Gallo est face à un marché de 340 millions de consommateurs, c’est le Pierre Castel américain. Le marché de Pierre Castel en compte cinq fois moins, le ratio est à peu près le même. Gallo a profité de l’émergence de la consommation du vin dans un pays où l’on boit du scotch, de la bière et du coca-cola. Qui va concurrencer ces gens-là demain ? Ce sont les Chinois. Mon agent chinois représente 700 000 euros des 4,5 millions de chiffre d’affaires de Lagrézette. Il a des distributeurs dans toutes les provinces et m’a montré sur la carte les points rouges où Lagrézette est vendu. Je ne m’en suis pas remis, il y en avait 2 000. On est dans une autre dimension et demain Gallo ne sera plus le plus gros. Dans cinq ans, il y aura l’équivalent de deux Gallo en Chine, car en plus ils produisent.

Vos vins font-ils partie des “anciens”, représentants de la culture française, ou des “modernes” qui répondent à la demande ?
A.-D. P. : Je suis contre ce distinguo, il y a les bons et les mauvais. À Lagrézette j’ai mis quinze ans à faire bouger le malbec. Aujourd’hui, je n’ai pas honte, c’est très bon. Parker a écrit que le meilleur malbec du monde était français et c’est Le Pigeonnier de Lagrézette.
P. B. : Il est clair que chaque jour, nous essayons de faire de mieux en mieux, sans ignorer les habitudes de consommation. Lorsque j’étais enfant, le champagne était bu sur le gâteau. Nos prédécesseurs ont extrêmement bien joué, le champagne est passé du statut de vin de dessert à celui de vin d’apéritif. Dans une époque où les gens sont tenus de faire attention, s’il boivent un seul verre, c’est souvent du champagne.
A.-D. P. : Il est trop fort.
P. B. : Il est vrai que nous sommes attentifs aux tendances. Nous avons pris la mesure du phénomène du rosé, par exemple.
A.-D. P. : J’ai sorti un rosé à 55 euros, faut du courage, mais je le vends. C’est le Pigeonnier rosé. Mais enfin les Champenois sont les champions. Ils se sont débrouillés pour qu’on boive leur vin avant le repas et après. Vous savez que le champagne est une appellation d’origine contrôlée ? Et bien, c’est marqué où AOC sur la bouteille ? Nulle part. Ils se sont pas fait virer de l’INAO pour autant. Ils sont imbattables.

En 1981, vous avez pressenti la nécessité de rendre acceptable le luxe auprès des nouveaux dirigeants socialistes en leur signifiant votre intérêt pour l’art, n’était-ce que calcul ?

A.-D. P. : Ce fut ma chance. Enfant, j’ai été élevé entouré d’art et de bon vins et j’adore ça. Mais en effet, il fallait que Cartier sorte de cette image pré-bling-bling des années 80 et que l’on comprenne que la maison était un acteur de la société civile. J’ai créé la Fondation Cartier, poussé par César qui était un ami et défendait l’art contemporain. L’art est, sans aucun doute, le meilleur langage que l’entreprise peut utiliser pour parler au pouvoir.



De gauche à droite, Alain-Dominique Perrin et Philippe Baijot
pendant notre déjeuner (photo Mathieu Garçon)



Propos recueillis par Jean-Luc Barde au restaurant Le Taillevent à Paris, avec la complicité inspirée de son équipe. Ont été dégustés au cours de l’entretien : Champagne Lanson, Black Label Brut. Château Lagrézette, Le Pigeonnier viognier 2015, côtes-du-lot. Champagne Lanson, brut Blanc de Blancs. Château Lagrézette, Le Pigeonnier malbec rosé 2015, côtes-du-lot. Champagne Lanson, Clos Lanson 2006. Château Lagrézette 2012, cahors Paragon 2011 et Le Pigeonnier, cahors 2001. Champagne Lanson, brut Extra Age. Champagne Lanson, brut Extra Age rosé.

Biographies
Philippe Baijot. Né le 14 décembre 1949 à Guignicourt (Aisne). ESC Reims, inspecteur des ventes chez Abel Lepitre. Rencontre Gaston Burtin, patron de Marne-et-Champagne, en 1973. Travaille à ses côtés de 1975 à 1990. Création en 1991 de la maison de négoce Chanoine Frères en association avec Bruno Paillard. Introduction en bourse en 1996. Président de Lanson International diffusion. Alain-Dominique Perrin. Né le 10 octobre 1942 à Nantes (Loire-Atlantique). Diplômé en 1968 de l’École des cadres du commerce et des affaires économiques. Président de la société Cartier de 1975 à 1998. Achète le Château Lagrézette en 1979. Crée en 1984 la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Fonde en 1990 l’Institut supérieur du marketing de luxe. Vice-président du groupe Richemont en 1999.

1 commentaire:

  1. Philippe Baijot : on dirait un double de Frédéric Dard !

    Merci pour cet échange où on apprend pas mal de choses.

    RépondreSupprimer