Le blog de Nicolas de Rouyn

Bonjour.
Ceci est un blog dédié au vin et au monde du vin, qu'on appelle aussi le mondovino. Et à tout ce qui entoure le vin, les belles tables,
les beaux voyages, les tapes dans le dos et les oreilles tirées.
Cela posé, ce qu'on y lit est toujours de-bon-goût-jamais-vulgaire,
ce qui peut plaire à votre mère. Dites-le lui.
(Only dead fish swims in ze stream).
Les photos sont signées Mathieu Garçon, sauf mention. Pour qu'elles soient belles en grand, il suffit de cliquer dessus.
Au fait, il paraît que "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération".
Nicolas de Rouyn



vendredi 31 juillet 2015

« On n’a pas besoin d’être grand connaisseur pour être amateur »

Une conversation entre deux monstres sacrés, l’un issu du vignoble et l’autre de la société civile. C’est mon cher Jean-Luc Barde qui anime ces échanges, au prix d’autant de travail que de culture. Et c’est devenu un élément incontournable des suppléments Vins du Journal du Dimanche.

Cette fois, c’était Olivier Bernard, propriétaire de vignobles dont le Domaine de Chevalier à Pessac-Léognan et président de l’Union des Grands crus de Bordeaux et, face à lui, Philippe Meyer, journaliste, écrivain et observateur attentif des travers de ce monde. L’auteur du célèbre Le communisme est-il soluble dans l’alcool ? ne peut pas être un méchant homme.

Voilà la version intégrale de leur conversation.


Philippe Meyer et Olivier Bernard




Êtes-vous venu au vin par hasard ?

Philippe Meyer : C’est plutôt par erreur. Un cousin de mes aînés qui se piquait de tout connaître et prétendait faire mon éducation m’avait invité dans un restaurant parisien. Nous allions partager une côte de bœuf. À la présentation de la carte, il choisit une bouteille de monbazillac, au grand étonnement de la maison. Pour un premier contact, l’association fut marquante. Étudiants, on se retrouvait à cinq ou six copains dans l’Aveyron, chez ma grand-mère, pour préparer les épreuves que nous avions loupées en juin. Une année, plutôt satisfaits des examens blancs que nous nous infligions, nous sommes allés dîner à Rodez à l’hôtel Broussy. C’était en 1964 et le tenancier nous proposa un mâcon 1947. Nous n’avions pas la moindre idée de ce que cela pouvait représenter dans la hiérarchie des millésimes, mais le souvenir demeure d’un véritable éblouissement. Mon attachement à la Bourgogne remonte à ce 47.



Olivier Bernard, pour vous la pente fut naturelle.

Olivier Bernard : Je suis tombé dedans quand j’étais petit. La famille Bernard est dans la distribution du vin à Bordeaux avec Millésima et dans la production avec le domaine de Chevalier, à Pessac-Léognan. Nous avons fait des alcools pendant près de quatre siècles, nous sommes le plus gros négociant d’eau-de-vie du monde. Lorsque mon père achète Chevalier, j’ai 23 ans et j’en deviens le directeur. On a pu penser que le fiston bénéficiait classiquement de l’ascenseur familial, mais le fiston était passionné. De dix-huit hectares et cinq emplois, nous sommes passés à soixante-dix collaborateurs pour cent-soixante-dix hectares avec les différentes propriétés qui s'y sont ajoutées.   Dans la période de crise que nous traversons en France, nous sommes au service de nos clients et nos grands crus sont faits pour être bus, vendus à des prix corrects, accompagnés d’un sourire. Nous mettons une dizaine d’années pour planter un vignoble, il faut une vingtaine d’années pour qu’il produise des vins de qualité, qui seront plus grands encore vingt ans plus tard. Il faut que cinquante ans se passent pour que s’avère ce que j’affirme aujourd’hui. J’aime cette inscription dans la durée, loin du discours de rentabilité tenus par les banquiers.



Quel est le rôle de l’Union des grands crus que vous présidez ?

O.B. : C’est une machine incroyable qui a cinquante ans et porte la bonne parole de Bordeaux partout dans le monde, au travers des cent trente-cinq châteaux qui en font partie et des quatre-vingts manifestations que nous organisons chaque année. Il y a une majorité de crus classés, mais certains ne le sont pas, je pense à Pétrus et à d’autres dont la qualité de production justifie pleinement leur présence parmi nous. Je suis heureux de pouvoir dire qu’il y a, au sein de cette Union, des vins qui coûtent deux cents euros et d’autres, dix.



Philippe Meyer, vous êtes président de l’association « Rencontres des cépages modestes », il y aurait donc des cépages orgueilleux ?

P.M. : Il y a des cépages réputés et il y a des cépages inconnus, oubliés ou qui ont parfois mal tourné comme l’aramon à l’époque de la surproduction. Il intéresse aujourd’hui des vignerons et donne un vin agréable, qui ne prétend pas rivaliser avec cheval-blanc, mais qui est tout à fait respectable. Cette association est née au Clos de Vougeot. Il y avait là des amis, Nicole Lattès, Jean Rosen, Bernard Pivot, Jean-Robert Pitte. Nous célébrions l’excellence des lieux qui nous accueillaient, mais nous évoquions aussi les progrès spectaculaires des vins produits dans des régions telles que le Languedoc-Roussillon. Il nous est apparu que ces expériences reposaient sur des hommes qu’il serait intéressant de faire se rencontrer. Nous avons voulu également mêler à l’aventure des œnologues, des ampélographes, des gens de l’INAO. Deux ans plus tard, ce projet a suscité l’intérêt de deux étudiants de l’Ecole normale supérieure de Lyon, Antoine Pavageau et Alexis Dupont, qui ont transformé l’idée en réalité. Nous en sommes à la cinquième édition de ces rencontres qui ont lieu en novembre au couvent de Malet à Saint-Côme-d’Olt, en Aveyron.



Ces deux associations illustrent-elles deux manières d’être à la vigne et au vin ?

P.M. : Je ne suis pas soudain devenu œnologue en m’intéressant aux cépages modestes. Je suis un amateur, avide de rencontres et de sociabilité. Le vin en est l’un des lieux. Il n’y a rien que je trouve plus beau que quelqu’un qui maîtrise son métier. C’est cet aspect qui m’a fait m’engager auprès de ces vignerons. Prenons l’exemple de Robert Plageoles, l’homme est formidable et sa femme Josie, tout autant - vigneron c’est comme bistrotier, si sa femme n’est pas dans le coup, c’est pas la peine d’y penser. Plageoles, par sa réflexion, une certaine fierté et le sens de l’honneur a refusé de passer à côté d’un possible. Sa curiosité lui fait redécouvrir les cépages autochtones du Gaillacois, il se lance dans des innovations qui lui coûtent “mort et passion”, il est persécuté par l’administration, par ses collègues même, qui mettent du gas-oil dans ses barriques. Il est aujourd’hui l’homme auquel Le Monde a consacré un portrait et il n’a pas changé, poursuivant ses recherches, s’intéressant à la démarche des autres. J’aime que la parole circule.

O.B. : Il n’y pas de vignes de grand crus et de vignes de petits crus, il y a la vigne. En matière de cépages, on a mis des générations à séparer le bon grain de l’ivraie, ne mettons pas des générations à les mélanger à nouveau. En revanche, la terre et la vigne doivent être les premiers objets de respect d’un vigneron. Respecter sa vigne, c’est respecter les hommes qui y travaillent. Comparé au châtelain, le vigneron modeste du Bordelais, de la Bourgogne, a le sentiment d’être plus au cœur de sa production. Mais Bordeaux ne fait de grands vins que dans le respect de son vignoble. Et depuis trente ans, un travail formidable a été accompli, là comme dans toute la France, en Alsace, en Champagne…

P.M. : Dans le Jura.

O.B. : Partout les vigneron sont à nouveau soucieux du cépage et du terroir. Dans les années 60, l’idée s’est un peu perdue avec la mécanisation, les désherbants.

P.M. : Le productivisme généralisé. Comme pour le lait, on était dans une logique de réponse à la demande.

O.B. : Au sortir de la guerre, des viticulteurs ont disparu parce que la rentabilité de leurs exploitations était catastrophique. On a donc cherché par tous les moyens à relancer la production, à mécaniser, car nos campagnes se vidaient. C’était un processus d’adaptation. Le millésime 82 est à la charnière. A compter de ce moment, la viticulture va économiquement mieux. On a les moyens de renvoyer des hommes à la vigne et de retrouver des façons, des gestes vignerons délaissés.



Est-on revenu aux « grands textes » du terroir ?

O.B. : Les grands terroirs ont toujours existé même s’ils n’ont pas toujours été reconnus. Il faut que les hommes se les approprient, les comprennent et sachent les révéler. L’homme est un révélateur de terroir. Est-on plus sensible au terroir qu’il y vingt ans ? La réponse est oui. Et c’est sans doute grâce à des gens comme Plageoles et d’autres.



Est-il plus facile aujourd’hui pour un néophyte d’aborder le vin ?

P.M. : Deux cavistes sont les invités réguliers de notre association, Bruno Quenioux et Yves Legrand. J’ai connu Bruno Quenioux il y a trente ans, vendeur chez Legrand Filles & Fils aux côtés de Lucien Legrand. J’ai toujours admiré la manière dont il parvient à décomplexer les gens qui s’approchent du vin avec crainte et tremblements de peur d’énoncer des sottises. La famille d’Yves Legrand n’a pas joué un petit rôle dans mon apprentissage. Je me souviens d’un samedi rue de la Banque, de ces samedis où le cachemire défile, où les BMW sont garées place des Victoires, où l’on achète Yquem par caisses de douze. Entre un couple, 40 ans à eux deux, habillés à la six-quatre-deux. « On voudrait un très bon vin pas cher », annoncent-ils à Francine Legrand qui les accueille. Moment d’effroi dans la clientèle. « Avec quoi voulez-vous le boire ? », leur demande Francine. « On va se faire un rosbeef avec des pommes sautées. » Francine acquiesce et s’enquiert alors de leur budget. « Ben, dans les 10 francs. » Nouvel étonnement de la population. Devant le vin de Cocumont à 7 francs qui lui est proposé, le garçon voulant briller demande quel est son millésime. Et Francine, imperturbable, passe vingt minutes à leur expliquer pourquoi certains vins sont millésimés et d’autres pas. En voilà deux qui n’ont sans doute jamais plus eu peur de poser des questions sur le vin.

O.B. : Dans le vin, comme dans les arts, il y a place pour la curiosité du débutant. On n’a pas besoin d’être grand connaisseur pour être amateur. J’aime les gens qui viennent au vin débarrassés du paraître. Il faut parler avec ses sens, laisser venir son émotion, avec des mots simples, ceux de la sincérité.

P.M. : Beaucoup de sommeliers se sont convertis à cette simplicité, en tout cas à l’écoute des clients peu informés. J’ai vu Sergio Calderon, chez Michel Bras, passer du temps auprès de convives qui craignaient que le vin conseillé ne soit pas assez cher.



Au siècle des Lumières, l’Europe parlait français, rappelle l’académicien Marc Fumaroli. Le support de la conversation des “grands” était le sauternes. Deux objets de civilisation qui déclinent, ne sommes-nous pas les acteurs consentants d’un renoncement ?

P.M. : Le vin fait partie de ces objets sur lesquels se sont jetés la finance et la spéculation. Il y a des modèles mathématiques établis par des gens qui ont fait Polytechnique qui vous expliquent qu’il faut absolument acheter du lafite 82 parce que dans cinq ans son prix aura triplé. Comme toutes les activités humaines, le vin est attaqué par ce phénomène. On peut même dire que l’argent est attaqué par la finance. On va, si j’ose dire, de bulle en bulle. Et le vin est le support de l’une de ces bulles. La langue, elle, ne se vend pas. Que nous ayons perdu cette suprématie linguistique est exact, c’est en partie normal et en partie dû à la complaisance des responsables de la politique internationale qui ont laissé les institutions abandonner l’emploi du français. Tout ça est fort dommage. Mais que l’on parle anglais en France au cours d’une réunion où il y a des Américains ne fait que souligner la façon dont ils se refusent à apprendre n’importe quelle langue. J’ai été président de la commission de terminologie du ministère de la Culture pendant dix ans, je me suis toujours employé dans mes chroniques à défendre le français, à ridiculiser les usages inutiles de l’anglais. L’ouverture au monde, les pratiques du voyage véhiculent une espèce de langue commune. Cela n’a rien d’étonnant. Personnellement, je suis plus inquiet pour l’anglais que pour le français, car à force d’aller vers ce “globish” dont le vocabulaire compte 1 500 mots, il risque fort de lui arriver ce qui est arrivé au latin.

O.B. : Lorsque nous organisons un repas autour des vins du domaine californien Harlan Estate, l’emploi de l’anglais au cours de la conversation relève de la simple courtoisie. Les Américains sont en effet très mal à l’aise avec la langue française. Tant mieux si nous maîtrisons leur langue, nous pouvons ainsi parler de vin avec eux. J’ai envie de défendre bien plus que notre langue, qui fait partie de la culture française au même titre que la gastronomie et les vins qui nous réunissent aujourd’hui. Je connais des Sauternais qui préconisent les sauternes tout au long du repas. C’est trop. Je connais aussi des gens jusqu’au-boutistes dans leur défense de la langue française. Ne soyons pas trop restrictifs. Quant au vin, il fait l’objet d’une attention particulière de la part de M. Fabius, qui réalise un travail remarquable. La réunion du corps diplomatique français et étranger lors du déjeuner des Ambassadeurs autour de la gastronomie du vin à la Celle-Saint-Cloud en est l’un des premiers actes. Plutôt que de nous complaire dans l’exercice de l’auto-flagellation et de la plainte, ces sports nationaux, racontons la belle histoire d’un très joli pays, très ancien, paré d’une culture extraordinaire.



Les choix en matière de réglementation de la communication sur le vin vous paraissent-ils adéquats ?

O.B. : Gastronomie et vin sont notre culture. S’il y a un pays champion du monde en la matière, c’est la France. S’il y a un pays où les règles sur la communication et l’éducation sur le vin sont les plus draconiennes, c’est aussi la France. On n’a pas le droit de montrer un verre de vin à la télévision française, voilà un renoncement. Dans le même temps l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne peuvent le faire. Il y a un danger à pratiquer l’amalgame vin et alcool. S’il y a tout lieu de s’exprimer avec une grande retenue dans ces matières, les comptes rendus d’accidents de la route au cours desquels nos jeunes perdent la vie attestent que le vin n’y est jamais pour rien. Eduquons-les et nos jeunes boiront moins et mieux.

P.M. : Le personnel politique, quelque soit sa couleur, étant incapable d’agir sur les problèmes brûlants de notre société, l’économie et le chômage, se venge de son impuissance en multipliant les précautions, les interdictions. L’une des catastrophes majeures a été l’inscription du principe de précaution dans la Constitution. A partir de là nous entrons dans un concours d’interdictions, de punitions, teinté d’une sorte de cléricalisme déplorable, d’autant plus triste qu’il est sans Dieu. Si on veut lutter contre l’alcoolisme, on a intérêt à promouvoir le vin.



Un avis sur l’émergence dans le vignoble bordelais d’œuvres architecturales signées Nouvel, Portzamparc, Botta, Wilmotte, Starck ?

O.B. : Depuis le XVIIIe siècle, il y a dans notre vignoble des réalisations d’une incontestable réussite et l’inverse. Aujourd’hui, ces nouveaux bâtiments sont au service du vin et de l’œnotourisme, mouvement récent destiné à satisfaire la curiosité de ceux qui veulent visiter nos domaines, dont nous ouvrons volontiers nos portes.

P.M. : D’un côté, il y a cette jolie phrase de Jean Mistler, « le tourisme est une industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux dans des endroits qui seraient mieux sans eux », et de l’autre des voyageurs qui souhaitent découvrir des cultures et qu’il faut encourager. Ce n’est pas dans le pouvoir du ministre des Affaires étrangères (ndlr : l’œnotourisme relève de la compétence du Quai d’Orsay). Même s’il s’en soucie, cela ne suffit pas. On sait bien qu’il y a dans le tourisme un versant dévastateur, un effet de laminage qui conduit à la recherche de la même chose partout. A contrario on peut imaginer, peut-être avec l’œnotourisme, quelque chose qui permette d’amorcer des rencontres et non seulement de faire consommer. C’est le défi posé par notre mode de vie dominé par la consommation. Ce n’est pas une fatalité, mais on a du mal à savoir à quel moment ça pourrait le devenir. Ce n’est plus « quand la Chine s’éveillera », mais quand la Chine voyagera. Lorsqu’un milliard et demi de Chinois vont se déplacer, vont-ils imposer le contenu des propositions touristiques ?



De ces deux citations, laquelle préférez-vous : « consommée avec modération, l’eau ne peut pas faire grand mal » (Marc Twain) ou « la tranquillité de l’âme provient de la modération dans le plaisir » (Démocrite) ?

O.B. : La modération m’ennuie.

P.M. : Pierre Arditi affirme qu’il ne faut pas boire avec modération, mais avec raison.

O.B. : Je préfère ça.



Propos recueillis par Jean-Luc Barde. 
La photo : est signée Mathieu Garçon.

Cet entretien a été réalisé avec l’aimable complicité du restaurant Taillevent à Paris.




Mini bio :

- Olivier Bernard est né le 8 mars1960 à Talence. Il dirige Domaine de Chevalier, grand cru classé de Graves, propriété du groupe Bernard. Il est aussi président de l’Union des grands crus de Bordeaux depuis 2013, membre de l’Académie des vins de France et vice-chancelier de l’Académie des vins de Bordeaux.

- Philippe Meyer est né le 25 décembre 1947 à Germersheim (Allemagne). Journaliste, écrivain, homme de radio, il anime L’Esprit public sur France Culture et  La prochaine fois, je vous le chanterai sur France Inter. Président de l’association Rencontres des cépages modestes, il est l’auteur de nombreux livres dont Le ciel vous tienne en joie, chroniques du toutologue (Editions de Fallois) et, dernier paru, Les gens de mon pays (Robert Laffont).


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