
Comme plein de gens, j’ai découvert le vin à la table familiale où mon père, paix à son âme, nous faisait boire du bordeaux et avaler des sornettes avérées et des demi-vérités de l’époque, du genre les graves, c’est sept ans et les saint-estèphe, c’est vingt ans. Il avait ses tocades, s’enthousiasmait sur des trucs qu’on n’oserait plus ingérer, s’agaçait (déjà) des prix, avait parfois raison, n’admettait pas la contradiction. Lisez les forums Vins, vous verrez, il y en a plein des comme lui, toutes ces années après, qui ont plus de goût pour le moral que pour le bon. Lui, au moins, avait les excuses de son temps, le goût du poivron, les brettes en carte d’identité de ses jajas préférés, tout ça, mais passons, je m’égare. Le bordeaux, donc, en madeleine.
Jusqu’à ces jours derniers, j’avais fait mienne cette ligne entendue de Silvio
Denz : « Le vin est un voyage, mais on revient toujours à la maison et ma maison, c’est le bordeaux. » C’était assez exagéré pour être intéressant, assez appuyé pour être provocateur, ça m’allait bien. Et puis, c’est ce même Silvio qui a enfoncé la première porte de la perception, comme une sorte de Jim Morrison assis en tailleur sur son talus de Faugères.
Vas-y, raconteC’était un soir d’été sur la terrasse de la chartreuse, nous étions quatre ou cinq, on se marrait bien, parfaite ambiance. Du coup, ce jeune homme généreux appelle son caviste et lui murmure un truc à l’oreille. L’autre revient avec un gros tas de verres et trois bouteilles dans des chaussettes, c’était l’heure des devinettes, j’écrasais ma cigarette. Une seule indication, ce sont trois vins du millésime 1995. Le premier d’un beau rouge sombre était excentrique, follement jeune, enthousiasmant. Le second, tuilé déjà, était fatigué, barbant comme un aristocrate à côté de la plaque et de son époque. Il y a de jeunes vieux. Le troisième, foncé, était tendu comme une corde à piano, vigoureux, en pleine forme, presque facétieux. Les trois n’avaient fait qu’un voyage, du domaine à la cave de Silvio, dès leur plus jeune âge. Pure scan psychologique de notre hôte, nous n’avons pas eu trop de mal à situer le second dans son Bordelais, mais pas les deux autres. Les vins venaient, dans l’ordre, de Pingus en Espagne, de Cheval Blanc et de Harlan Estate en Californie. Et vraiment, le cheval-blanc…
La seconde brèche dans mes certitudes fût ouverte au WWS à la Villa d’Este en octobre 2010 à l’occasion de deux horizontales sur le millésime 1990. Où l’on goûtait les six crus du DRC (échezeaux, grands-échezeaux, romanée-saint-vivant, richebourg, la-tâche et romanée-conti) d’une part, et les huit premiers de bordeaux, même millésime, latour, lafite, mouton, margaux, haut-brion, ausone, cheval-blanc et petrus. Je l’ai raconté en novembre sur ce blog, voir Le Davos du vin, les détails : « Un moment rare, où les certitudes sont ébranlées. Certes, nous avions affaire aux plus grands vins du monde, mais tous n’avaient pas fait ce voyage de vingt ans en business class et, à l’arrivée, il y avait des espaces entre les uns et les autres. Si le maître de chai du Domaine de la Romanée-Conti expliquait d’un air modeste que ses vins avaient encore trente ans devant eux, il n’en était pas de même de certains des premiers crus de Bordeaux. » Oui, on voyait bien que pendant ces vingt années, certains vins avaient assez mal dormi. Et, à la réflexion, il est très douteux qu’un seul d’entre eux parvienne proprement à tourner les 50 ans.
La troisième fois date d’il y a quelques jours. Jean-Guillaume Prats et Pablo Alvares recevaient ensemble pour Cos d’Estournel et Vega Sicilia. L’affiche valait le détour. Au menu, et avant quelques merveilles de Tokaji (Oremus et Hétszölö), un cos-d’estournel 1995 et un vega-sicilia-unico 1994 s’affrontaient sans l’ombre d’une chance pour le saint-estèphe. Le scénario, légèrement répétitif, a confirmé ce que j’avais éprouvé à Faugères et au World Wine Symposium. Il y a un truc avec les bordeaux de cette période. Ils ne tiennent pas la route face aux vins décrits plus haut. Bien sûr, il arrive que passent des bouteilles merveilleuses, mais j’ai l’impression que c’est plutôt rare. Et, bien sûr aussi, on voit d’admirables choses dans les périodes qui précèdent. Ainsi, un latour 55 sifflé il y a peu a collé au plafond les trois ou quatre que nous étions, réunis dans un bonheur sans faille (Irène, Olivier, merci), mais le château-margaux 83 qui suivait était sans intérêt et, à l’aveugle, nous ne l’aurions même pas calculé. Comme quoi…
En même temps, et à propos des grands millésimes, combien de bordeaux 61 annoncés grandioses sont au niveau d’un hermitage la-chapelle de la même année ? Pas nombreux, palmer peut-être et voilà tout.
Bon, et alors ?Alors, le renouveau qualitatif des appellations de prestige du Bordelais ne datent que de la fin des années 90. Oui, les nouveaux propriétaires mettent des moyens colossaux à la disposition des nouveaux directeurs des châteaux pour gagner la bataille de la qualité. Oui, les néo-bordeaux sont faits pour les goûts nouveaux des consommateurs. Oui, aujourd’hui, les bordeaux sont infiniment mieux faits (les prodigieux 2000 de Pavie et d’Angélus dans des styles différents, les trois derniers millésimes de Cos d’Estournel, les six derniers de Pontet-Canet ou de La Lagune, le bond en avant de Marquis de Terme, de Fieuzal, Soutard, Marquis d'Alesme, Cantemerle, etc.) que dans les décennies précédentes. Oui, le plus prestigieux vignoble du monde a tout mis en œuvre pour protéger sa position. Mais quand même, sur quelles espèces de machins cette réputation a-t-elle prospéré pendant trente ans, les années Parker ? Faut-il absolument éviter de comparer les grands bordeaux de quinze ou vingt-cinq ans à d’autres productions du même âge et du même statut ? Faut-il passer à autre chose en attendant que les 2000, 2005 et 2009 soient prêts ? Dois-je installer un pont aérien entre le nord de l’Espagne, celui de l’Italie et ma cave ? Faisons ça en attendant.