Les restaurants sont fermés depuis si longtemps, trop longtemps. Le manque qui
creuse. Des plus petits caboulots aux plus grands étoilés, le plaisir ordinaire
du « partage et de la convivialité », comme disent les banals, fait
gravement défaut. À un point tel qu’on ne sait plus vraiment si cette mesure
d’exception devenue la norme a encore un sens. Je ne m’engagerais pas sur la
remise en question périlleuse des décisions sanitaires du gouvernement et de ses multiples antennes. Comme
d’autres, je ne suis sûr ni de la réalité de mon diplôme d’immunologiste ni de
mes compétences de Président de la République. Je passe mon tour avec un gros
soupir de lassitude, on entend tout et le contraire de tout, c'est épuisant. Je pense tous les jours à ceux que j’aime, à leur avenir,
à la suite de leur aventure. Comment sortir de là ? Dans quel état
allons-nous les retrouver ? Vont-ils seulement réussir à surmonter
l’épreuve ? Nous, déjà, nous avons du mal à nous passer d’eux, peuvent-ils
se passer de nous ? Certains, en pure perte, se sont levés avec vigueur
contre le traitement qui leur est réservé, nous les soutenons du fond du cœur
avec l’impatience des retrouvailles sans cesse reportées. Et nous saluons leur
courage et leur implication. D’autres ont ouverts, « pour les amis »
et puis, ils se sont faits plus prudents devant les menaces proférées à leur
encontre par le ministre des punitions. Et je ne parle pas de l’histrion grotesque qui a bien failli faire vaciller le régime.
J’ai testé un étoilé clandestin. Nous
étions trois, une seule table dans le restaurant désert. Il y avait le chef et
quatre de ses collaborateurs, deux en cuisine, deux en salle, pour un déjeuner
épatant, beaux produits et préparations talentueuses, et pour une addition
microscopique, moins de 300 euros à trois. Où l’on voit bien que ce n’est pas
le chiffre d’affaires qui guide les pas de ces audacieux, mais l’envie de
cuisiner, de recevoir des clients, de faire comme si. Une sorte de 3615
J’EXISTE, pour faire référence à cette fine blague de Valérie Lemercier, il y a
trente ans. Dans un registre voisin, il y a le plateau-repas en carton (oui, le repas en carton aussi) dans une
chambre d’hôtel rejointe avant 18 heures. La plus luxueuse des suites ne s’en
relève pas.
Et il y a le reste. Les vignerons, les éleveurs, les maraîchers, les agriculteurs de toute nature pour qui les restaurants sont à la fois une source de revenus importante et l’occasion d’une notoriété parfois indispensable. Pour le vin, le restaurant est souvent l’occasion de découvertes qu’on n’aurait pas faites sans eux. Bien sûr, le public trouve son compte dans cette catastrophe multi-latérale. Je pense aux truffes, la merveilleuse melanosporum, dont les prix ne décollent pas, aubaine pour le particulier même dans une année généreuse en la matière. Je pense aussi à certains vins proposés par leurs auteurs à des prix barrés sur les e-boutiques des domaines, juste pour redresser une trésorerie défaillante. Tout ceci est très bien, tout ceci n’est pas sain. Plus que jamais, la restauration à tous les étages du luxe, les cafés, les bars (et aussi les cinoches, les théâtres, les spectacles en tous genres) ont pris une dimension qu’à force d’habitude, nous avions oublié. Ils sont une culture, un art de vivre à la française qui nous collent à l’identité (l'identité française, elle) et qui, aujourd’hui, nous font défaut. Et je n’entre pas dans le spectre épouvantable du chômage collatéral, des vies qui se délitent peu à peu, cette économie écroulée, toute cette nuisance en marche qui n’a pas fini de laisser des traces. Même si je veux croire qu’aux premiers indices de réouverture, les réservations vont pleuvoir et qu’on peut espérer qu’après cette période douloureuse, une autre, euphorique, va se dessiner en forme de bouée de sauvetage.
Alors, oui, donnez-nous l’addition, s’il vous plaît. Celle qu’autrefois on nommait « la douloureuse », justement, on la veut, on l’appelle, rendez-la nous. Au lieu de douloureuse, la voilà désirée. Ça change tout. Ouvrez les restaurants, je veux des frites de bistrot, la pasta de Gabriele*, le risotto de Franck*, la tatin de cèpes de Guy*, le talent de la sommellerie du Laurent*. L’affreux anglicisme click & collect ne suffit plus.
Fermé |
*Gabriele Muti (Uncino, rue La Bruyère, Paris 9), Franck Potier Sodaro (Sormani, rue du Général Lanrezac, Paris 17), Guy Savoy (La Monnaie de Paris, quai Conti, Paris 6), le Laurent (avenue Gabriel, Paris 8).
Photo Hicham Abou Raad
Cet éditorial a été publié dans le numéro 22 de EnMagnum sous une forme différente.
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