jeudi 14 mars 2013

Éric Rousseau, l’homme qui dit non

Avant d’aller déjeuner, nous nous sommes assis au bord de l’eau, sur la berge aristocratique du lac de Côme, celle qui est au soleil toute la journée. Nous sommes à la Villa d’Este, à l’occasion du World Wine Symposium, aka le Davos du vin. Autour de la table blanche en dentelle de tôle, dans ce décor raffiné et sous un pâle soleil de novembre, Éric Rousseau raconte sa vie de viticulteur consciencieux.
L’homme est un paysan, un vrai. Dernier rejeton d’une dynastie établie avec le succès qu’on sait à Gevrey-Chambertin, le Bourguignon n’est pas du genre à se répandre en confidences. Sans être vraiment taiseux, il a cette pudeur de terrien qui cache très bien les joies et les peines. Il répond aux questions sans en rajouter. Il faudra un moment pour qu’il comprenne qu’on ne lui veut pas de mal, qu’il se livre un peu. La presse a mauvaise presse, décidément.

Éric Rousseau et Madame


Allons-y.
- C’est qui, Armand Rousseau ?
- Mon grand-père. C’est lui qui a fondé le domaine en 1910. Il était épicier, il avait le goût du vin, il en vendait. Ma grand-mère avait apporté quelques vignes en dot. Il s’y est mis. Puis il a acheté des raisins de Chambertin qui lui plaisaient. Du coup, à partir de 1921, il a acheté des parcelles, peu à peu. Il a commencé avec le Clos de la Roche, puis des ouvrées du Chambertin. Il a commencé à vendre son vin en Amérique juste après la Prohibition. Mon père a développé cette activité d’export vers d’autres pays.

Pour parler de lui, Éric pose d’abord deux fondamentaux qui lui semblent très importants :
« Je ne fais pas du tout de négoce » 
et
« tous les actionnaires du domaine sont de la famille ». 
Bien. Cela dit, ça va mieux, on peut commencer.
« Je travaille au domaine depuis 1982. Avec mon père, ce n’était pas toujours simple, la transmission s’est passé tout doucement. Le problème, dans ces cas-là, c’est la décision. » Là, on comprend qu’il en a bavé. Il est pudique, il ne s’étendra pas sur ce qui, vu de l’extérieur, peut avoir l’air très décourageant. Pour dire les choses a minima, comme il le fait. « Les vendanges en vert, par exemple, c’était impensable. Le raisin par terre lui était insupportable, comme à nombre de ses confrères de cette génération. J’ai insisté, j’ai fait quand même et, peu à peu, il a compris. »
Éric Rousseau a deux filles, 26 et 24 ans. L’aînée fait ses études de médecine et la cadette travaille avec lui. Il affirme : « J’essaierai de donner plus d’air à ma fille que je n’en ai eu. » Quittons ces sujets douloureux et revenons à l’histoire du domaine Armand Rousseau. Le père d’Éric aussi a acquis des parcelles. En 1959, ils avaient six hectares. Aujourd’hui, quinze, « par tout petits bouts », dit-il en précisant très vite quelque chose qui lui tient à cœur : « On n’a jamais acheté de vignes avec l’argent d’une banque. » Et là, on sent qu’on touche une part de vérité du bonhomme, cette idée d’une famille qui s’est faite toute seule, cette fierté de ne rien devoir à personne. Ce qu’on a, on l’a. Et si on ne peut pas, on travaille pour pouvoir. Chez ces gens-là, la crise des subprimes, c’est du chinois. Et, à propos, voilà Éric Rousseau fermier du Chinois de Gevrey-Chambertin, celui qui a défrayé la chronique en achetant un jardin de vignes et un château en ruines l’an dernier. Des commentateurs avaient entonné la vieille antienne du protectionnisme le plus malsain en répétant à l’envi et sur l’air des lampions que les Chinois débarquaient, les hordes d’Attila n’auraient pas connu pire traitement. Pour une fois qu’on parlait du vin sur les chaînes de télévision, c’était pour rameuter les mécontents, les soupçonneux.

Éric Rousseau : « D’abord, ce Chinois est un Portugais. » Ah, on respire, c’est beaucoup plus convenable, un Portugais. Même de Macao. Il continue : « Il s’agit d’un accord qui porte sur 1,3 ha classé en gevrey-chambertin village, 30 ares de lavaux-saint-jacques premier-cru et 10 ares de charmes-chambertin. C’est un fermage, ma première expérience dans cette activité. Au début, ça me faisait un peu peur et j’ai commencé par refuser. Et puis j’ai réfléchi et je me suis lancé. Il y aura une étiquette spéciale pour les gevreys village et les deux autres climats entreront dans ma production. Les vignes sont en très mauvais état, il n’y aura pas de bouteilles avant cinq à sept ans. Le propriétaire portugais ne veut pas d’argent, il veut du vin. Donc il devient automatiquement le plus gros allocataire du domaine. C’est un homme qui adore le vin, il a une très belle cave personnelle, il me l’a montrée quand je suis allé à deux reprises à Macao pour le rencontrer et finaliser notre entente. Je n’ai affaire qu’à lui et il m’a donné carte blanche. Et puis il va restaurer le château avec d’excellents professionnels. C’est bien pour Gevrey. »
Le reste, les velléités des vignerons qui auraient bien voulu reprendre les vignes, la triste histoire de la vieille dame propriétaire de l’endroit et qui a vécu dans le château déglingué jusqu’à sa mort, il n’en dira rien, la pudeur toujours. Et puis ici, dans la douceur de cette fin d’automne on a plus envie d’être charitable que d’épiloguer.
Revenons au domaine. Il produit 65 000 bouteilles sous une dizaine d’étiquettes différentes.
Gevrey-chambertin village.
Trois premiers crus, lavaux-saint-jacques, les-cazetiers, clos-saint-jacques.
Six grands crus, charmes-chambertin, mazis-chambertin, ruchottes-chambertin, chambertin, chambertin-clos-de-bèze, clos-de-la-roche.
Un inventaire qui fait rêver, mettez-moi tout ça à fond de cave, en caisses de douze.

Toute la clientèle du domaine, particuliers et professionnels, est soumise aux régimes des allocations. « Les enfants reprennent l’allocation de leurs parents quand ceux-ci n’en veulent plus. Notre liste d’attente n’a pas lieu d’être, mais elle existe, on ne sait jamais. » Éric Rousseau est prudent, très prudent, pas du tout le genre à mettre ses œufs dans le même panier. Et ce qui le désespère, c’est l’obligation de refuser des vins à des gens qui appellent au domaine « Tous les jours, je suis l’homme qui dit non et ça m’embête beaucoup. Mais enfin, je préfère cette situation. » Pour lui, la fixation des prix est un véritable casse-tête. « Une bouteille que je vends 150 euros, ce qui me semble déjà beaucoup, je la retrouve à des 900 ou 1 000 euros chez le marchand de vin. Alors, chaque année, j’augmente les prix de 15 à 20 % selon la récolte. Sauf les gevreys village. Il faut quand même que les gens puissent trouver des Rousseau à des prix abordables. Les professionnels qui me disent que je ne suis pas cher sont ceux qui voudraient que les prix montent pour décourager mes clients particuliers et reprendre leurs allocations. Mais je prends soin de ne dépendre de personne. On vend dans 34 pays et on a 600 clients en tout. Le plus gros client, c’est notre importateur aux Etats-Unis, c’est historique. Mais attention, il n’a que 8 % de la récolte. »
Dans un ordre d’idée qui découle de ce qui précède, Éric Rousseau explique qu’il néglige son rôle d’ambassadeur du domaine parce qu’il fait tout lui-même, à la vigne comme au chai. À un point tel que, après avoir signé avec son Chinois-Portugais, il a donné en location un hectare de ses propres vignes pour pouvoir continuer à travailler comme il le fait, « ça faisait trop. Même comme ça, je passe de quinze à presque seize et ça se sent. »

Il est temps d’aborder les sujets rendus sensibles par l’ambiance du moment, les pratiques culturales. La réponse est quasi-pédagogique : « Ce qui est le plus important, ce qui détermine le vin, c’est la qualité du raisin. Si je peux faire avec des produits bio, je fais, mais je ne veux pas m’enlever la possibilité d’un traitement chimique si c’est nécessaire. Il y a des années, on arrive à s’en passer, mais cette année, j’en ai fait deux. Chez nous, c’est très compliqué. Les insecticides, les acaricides, les herbicides, on ne s’en sert plus depuis longtemps. On a toujours labouré nos sols et ils vont bien. »

Un petit hydravion passe dans le ciel du lac, son bourdonnement sourd couvre une seconde la conversation. Nous nous séparerons en faisant quelques pas le long de l’eau, évoquant l’avenir des domaines familiaux en butte au douloureux problème des droits de succession. Conversation qu’Éric Rousseau conclut d’un sobre « Chaque génération a ses problèmes ». Pudique, vous dis-je.

Éric Rousseau et Hubert de Boüard, deux icônes de l'excellence
et
deux grands ambassadeurs du vin français,



Les photos : prises à la Villa d'Este en novembre 2009, elles sont signées Armand Borlant. Ce sujet est paru sous une forme différente et illustré par d'autres photos dans le numéro en cours du magazine Vigneron, en vente chez votre marchand de journaux.

Pour lire le portrait d'Hubert de Boüard, c'est ici

25 commentaires:

  1. Je suis de ceux qui aimeraient tant se régaler de ces vins d'une incomparable finesse.
    joli papier à la mesure de la pudeur de cet homme, réconfortante par ces temps de bruit et de fureur ...

    RépondreSupprimer
  2. Il est bon de se rappeler que ce sont les hommes qui font le vin, même si la nature les y encourage!
    De plus, le préambule est d'une grande majesté.
    Quand un vigneron renvoie les financiers dans leurs rangs.

    RépondreSupprimer
  3. On aimerait tant lire de si belles descriptions sur quelques producteurs bordelais !

    Mais c'est un peu chercher l'aiguille dans la botte de foin !

    On était chez lui lundi : je confirme : c'est un immense Monsieur !

    RépondreSupprimer
  4. Merci les gars de ces commentaires élogieux, c'est un bonheur de vous avoir comme lecteurs !

    RépondreSupprimer
  5. Merci Nicolas pour ce joli papier. C'est comme ça qu'on les aime !

    RépondreSupprimer
  6. Marilyn Johnson14 mars 2013 à 19:41

    Je ne peux que plussoyer, même les propos de Bétourné, c'est dire.

    RépondreSupprimer
  7. Alors, puisque c'est pas trop, zyva !
    Très bel article, et la personnalité d'Eric ressort bien de ton interview. Ne pas utiliser les banques est une philosophie et une prudence, mais ce n'est pas une gloire, et il ne faut pas verser dans le dénigrement de la finance (comme le suggère un commentaire ci-dessus), car beaucoup de belles choses se sont faites en empruntant, et tous les vignerons qui démarrent avec la foi dans leur métier et peu d'argent le font avec des emprunts. Ce qui ne rend pas leur histoire moins belle.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bien évidemment. J'ai mis ce mot de Rousseau en avant pour faire valoir le caractère très "rural" de sa philosophie.

      Supprimer
  8. Oui pour le chinois, il a pas ramasse' ses raisins sous la pluie? J'ai vu une video sur Youtube?????

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si vous lisez ce texte, vous verrez qu'il n'y aura pas de vins, donc pas de vendanges avant des années.

      Supprimer
    2. Ok. merci de preciser.

      J'avais vu ca:
      http://www.youtube.com/watch?v=-9zvRXRFp_k
      Je ne sais pas ou c'est...

      C'est vrai que les vignes a` cote' du chateau ne sont pas dans un bon etat et qu'il y a du boulot. Bon courage a` eux en tout cas.

      Supprimer
  9. Monsieur Audouze,

    Vous savez parfaitement qu'il y a finance et finance : celle qui développe l'économie et celle qui enrichit le spéculateur et... détruit l'économie. Il faudrait comme sur les tables de tri du vigneron, séparer le bon grain de l'ivraie... Très bel hommage à Eric Rousseau sinon, merci Monsieur de Rouyn.
    Henri

    RépondreSupprimer
  10. Raphael M (totolouga)16 mars 2013 à 12:24

    L'homme reste donc aussi confidentiel que ses vins.... et Brigitte Rousseau aussi a la "dure" tache de répondre par la négative aux demandes d'achats... je n'en voulais que 2 ou 3 flacons mais rien a faire.... Dommage car si les vins sont aussi francs que le vigneron ça ne peut qu’être beau!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oublions Rousseau, il est dans les étoiles au rayon "vins rares" et on ne voit pas bien ce qui le fera revenir. Mais bon, à Gevrey, il y a d'autres excellents. Il faudra nous en contenter.

      Supprimer
  11. Raphael M (totolouga)16 mars 2013 à 14:16

    Il faudra nous en contenter en effet mais ce que je crains c'est que bientôt peu de bons crus bourguignons soient encore accessibles a l'amateur "normal". Rares sont les "accessibles connus et bons" qui ne prennent pas 5 ou 10% par an, ça va bien plus vite que mon pouvoir d'achat malheureusement.

    RépondreSupprimer
  12. La génération bas-de-laine au passage de l'€ ; à chaque temps ses peines. Sinon, ils goûtent comment les vins du domaine ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'en ai pas bu des litres. Tout ce que j'ai bu était sublime. Pour les commentaires détaillés, voyez vos lectures habituelles.

      Supprimer
    2. Me contenterai donc de ce peu critique. Plus d'expérience sur Angelus ?

      Supprimer
    3. La réponse est la même. J'aime beaucoup angélus, si différent des gevreys de Rousseau. C'est ça qui est bien, cette incroyable diversité. On peut aimer mille styles.

      Supprimer
  13. Merci Monsieur Alfred SEGUIN , vous qui m'avez fait decouvrir, Domaines ROUSSEAU, HUMBERT,,, JAILLER,,, et autres
    J'ai gravé à vie dans m

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Sans être exagérément moqueur, vous êtes un peu comme Joe Biden, vous ne finissez pas vos phrases ;-)

      Supprimer