Le blog de Nicolas de Rouyn

Bonjour.
Ceci est un blog dédié au vin et au monde du vin, qu'on appelle aussi le mondovino. Et à tout ce qui entoure le vin, les belles tables,
les beaux voyages, les tapes dans le dos et les oreilles tirées.
Cela posé, ce qu'on y lit est toujours de-bon-goût-jamais-vulgaire,
ce qui peut plaire à votre mère. Dites-le lui.
(Only dead fish swims in ze stream).
Les photos sont signées Mathieu Garçon, sauf mention. Pour qu'elles soient belles en grand, il suffit de cliquer dessus.
Au fait, il paraît que "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération".
Nicolas de Rouyn



lundi 25 juillet 2016

Ceux de Crozes-Hermitage et de Grignan-lès-Adhémar sont plus forts que tout



L’exposition permanente à l’actualité fait des ravages, mais nous avons une sortie. Pour recommencer, ou pour continuer, à croire à quelque chose, rien de tel qu’un petit tour dans le vignoble. Où, contre les caprices d’un ciel toujours plus changeant et les diktats d’une administration toujours plus kolkhozienne, le vigneron se porte bien et aligne les performances. Quel talent, cet air frais.

Premier exemple (qui commence mal pourtant)
C’est un de ces ratages dont la France compte trop d’exemples. Un urbanisme de misère, pas vieux, déjà mort, bien coincé entre rocades, centres commerciaux, éléphants bleus, éoliennes, centrales atomiques. Cette triste plaine déroule ses gâchis de Valence à Tain-L’Hermitage ou presque, c’est sinistre.
C’est pourtant là, du gros fleuve aux contreforts du Vercors, qu’une appellation aligne les succès, volume et valeur, plus de huit millions de cols bien vendus. Une appellation qui, avec sa sœur d’en face (saint-joseph), est celle qui a connu la plus belle progression en 2015. C’est crozes-hermitage et ça va bien. Sans ce succès, il y a de fortes chances pour que l’appellation disparaisse au bénéfice du mitage organisé, pas de valorisation des vignes et hop, c’est vendu à un promoteur et l’appellation se dissout dans le pavillonnaire, il y a une logique.
Crozes-hermitage, c’est une production importante de vins consensuels assez pour rencontrer un public de plus en plus vaste, Parisiens adeptes de la « bistronomie » en tête de cortège, comme toujours, ceux-là même qui ont fait (et défait) la gloire du bouzy, du riesling, des loires, du beaujolais, du « nature ». En plus, les syrahs du quartier vieillissent bien. Et dans crozes-hermitage, il y a hermitage qui tire toujours un soupir de ravissement aux connaisseurs. Et plus d’un millier de vignerons dont un bon tiers portent son raisin à la cave de Tain-L’Hermitage, une coopérative parmi les meilleures de France. Et quelques vignerons au top – comprendre qu’on connaît leurs noms. C’est Yann Chave, l’un d’entre eux (aucun lien de parenté avec Jean-Louis Chave, l’idole de l’Hermitage) qui les nomme : « Laurent Combier, Domaine du Colombier, Alain Graillot, Domaine des Entrefaux, Domaine des Bruyères, François Tardy, Gilles Robin. Et les grandes maisons, bien sûr. Jaboulet, Ferraton, Delas, qui font beaucoup de bien à nos affaires communes. » Il oublie juste de se citer lui-même, tout en précisant à raison : « Cette notoriété est un puissant facteur de reconnaissance pour l’appellation. » Dans la catégorie émergente, nous avons rencontré deux inconnus avec infiniment de plaisir. Le domaine Melody, il s’appelle comme ça à cause des pêchers Melody arrachés pour construire la cave. Un jeune couple qui fait très bien. Et l’étonnant Gaylord Machon et ses productions auto-psychanalytiques. Son blanc s’appelle « La fille dont j’ai rêvé » parce qu’il n’a eu que des garçons (qu’alliez-vous croire ?). Crozes-hermitage, l’appellation, a même de la place pour des vignerons créatifs, c’est dire la réussite.



Deuxième exemple (qui commence mal aussi)
C’est une drôle d’histoire comme on voudrait bien ne plus jamais en voir. Des vignerons, conscients de leur besoin et de leur singularité obtiennent une appellation contrôlée intitulée coteaux-du-tricastin. C’est alors qu’une centrale nucléaire trouve judicieux de prendre le même nom, Tricastin. Des démarches sont entreprises par le président de l’appellation. On lui fait comprendre qu’il n’est pas question que la centrale change de nom au motif que c’est mauvais pour l’image de l’appellation. « Admettre le changement de nom, c’était admettre qu’il y avait un problème d’image avec le nucléaire » lâche, pensif, un important vigneron de l’appellation, Jean-Luc Monteillet au Domaine de Montine. Cette fin de non-recevoir d’Areva s’assortit d’une enveloppe sur le montant de laquelle les vignerons sont d’une sobriété inattendue, nous n’en saurons pas plus. Cette largesse de madame Lauvergeon se présente comme une aide à la communication pour la nouvelle appellation sortie des entrailles de l’INAO en deux ans à peine, un record. Avec rétroactivité sur un millésime, en plus.
Ce sera Grignan-les-Adhémar, contraction des noms des villages qui bornent l’aire d’appellation, Grignan et La Garde-Adhémar. Bien sûr, tous les habitués du malheur prédisent le pire avec un nom aussi difficile à prononcer-retenir, un nom à coucher dehors autant dire. 

Et tout finit bien (ouf)
Et puis, peu d’années ont passé et le silence se fait, on ne les entend plus. Ça marche très fort, l’appellation toute neuve, voilà pourquoi. Les marchés approuvent cette appellation au nom poétique, provençal, historique. Et, là comme ailleurs, un doux mélange de production tenue et de recherches tout azimut se mettent en place. Si les domaines de Montine et de Grangeneuve (celui de Henri Bour, président héroïque de l’appellation pendant 18 ans) représentent une grosse part de l’appellation avec une production diversifiée et une qualité irréprochable, il y en a de plus petits, mais largement aussi passionnants. Nous en avons visité deux. Du premier, Bonetto-Fabrol, nous avons failli ne jamais repartir, nous étions au paradis. Une sorte de zéro faute sidérant. Un domaine créé il y a quatre générations par un aïeul venu du Piémont si voisin, un vignoble qui n’a jamais été traité par quiconque, une sorte de viticulture bio originelle, comme dans un rêve d'écolo. Pas de voisin, une grande biodiversité, pas une habitation à la ronde, à vue. La maison orientée plein sud derrière son gros platane. Une Provence de campagne follement belle sous un pâle soleil d’hiver. Très convaincant, Philippe Fabrol et ses vins ne contredisent pas cet environnement rare. Le second, c’est le domaine Rozel codirigé par le fils de la famille, Matthieu. Il revendique le titre de plus ancienne famille vigneronne de la région. 1464, presque six siècles. Président des Jeunes Vignerons Indépendants, il nourrit de l’ambition pour son appellation, son développement. Tout passera par une prise de conscience exigeante de l’environnement, il en est persuadé et comment lui donner tort ? Il vient de remplacer Henri Bour qui, pour la quatrième fois, ne se représente pas, mais cette fois, il ne veut plus.

La génération montante serait donc appelée aux commandes pour confirmer le succès et accompagner la deuxième vie des vignerons de l’appellation, le deuxième étage de la fusée, celle dans laquelle des gens ont compris que le coût élevé du travail en France doit s’assortir d’une qualité inégalée. Tiens, c’est une piste pour tout le reste, ça.




Cet article a été publié sous une forme et sous un titre différents
dans le numéro 3 de
ENMAGNUM.
Le numéro 4 est en vente chez votre marchand de journaux
depuis quelques jours, ne le ratez pas, le voilà :





jeudi 21 juillet 2016

Olivier Dauga et son cabinet de compétences


Il fallait le voir grimper à travers les garrigues jusqu’au sommet de l’imposante colline ; ce gars, c’était du Pagnol. Revisité chemise à fleurs, certes, mais quand même, on s’attendait à croiser un sanglier ronchon à tout moment, un vol de bartavelles agacées. En haut, le regard tombe vers le sud, voilà une théorie de collines plus petites qui roulent jusqu’à la mer qu’on aperçoit par temps clair. Là, au cœur de cette Provence littorale et débordée, une nature intacte et déserte déroule ses verts sans qu’un toit ou une ligne à haute tension n’indiquent la civilisation pourtant bien là. Incroyable. Olivier Dauga, c’est lui, ne se lasse pas de cette sauvagerie douce et rassurante. Nous étions alors au château de Grand Boise, qu’Olivier conseillait. « J’étais amoureux de l’endroit. » N’en parlons plus, c’est fini. La photo ci-dessous est un bon souvenir.



Olivier Dauga est donc consultant. Il fait partie du top 10 de ces winemakers dont on entend beaucoup parler. Il vient de Libourne, d’une famille de viticulteurs, on peut parler de destin. Comme la plupart de ses contemporains, sa haute stature l’envoie jouer au rugby, c’est comme ça, c’est le Sud-Ouest. Bientôt, il complète cette activité dans la vigne et au chai en développant une étrange passion sans suite pour la distillation. « J’arrive à Sociando-Mallet comme stagiaire à 23 ans. Enfant de Libourne, je découvrais le Médoc, qui représentait pour moi un monde à part, très fermé. Ce ne fût que du bonheur. Je découvre les chais de barriques neuves, tout ce que je n’avais jamais vu du vin. Et là je décide de mettre dans le vin toute l’énergie que j’avais mise dans le rugby. Je prends des cours du soir à la faculté d’œnologie, je m’intéresse à la communication, à la commercialisation, mais surtout à la technique et au bois. » Il conclut par cet aveu qui touche le ciel : « Je deviens ambitieux et presque orgueilleux. » Ce qui, naturellement, l’entraîne vers les crus classés en 1855, la grande aristocratie médocaine.

C’est à La Tour-Carnet qu’il se pose en 1993. Il y restera cinq ans, jusqu’à la mise en vente. C’est devenu un cru classé signé Bernard Magrez, bon et pas trop cher. En 1998, Jean Guyon, propriétaire de Rollan-de-By, lui propose de le rejoindre et là, il découvre la réussite. La spirale du succès de Guyon, l’extension rapide du domaine qui passe de 9 à 50 hectares en un an, cette prise de conscience générale du marché du vin, lui donne envie de s’intéresser à son propre intérêt, de voler pour lui-même. Acheter une propriété ? Impossible, le foncier est déjà trop lourd. C’est Michel Rolland qui l’oriente vers un métier où « il n’y a personne ». Il devient dès 2000 « Le Faiseur de vins », c’est le nom de sa structure, winemaker et consultant, pas œnologue, sur le modèle de Stéphane Derenoncourt. Bravement, il commence avec trois châteaux, Cantenac, Bourniac et Beaulieu-Comtes de Tastes. Mais très vite, une sorte de bougeotte l’atteint. « En m’intéressant à ce qui se passe en dehors de nos frontières, je me rends compte que l’Australie est un pays de consultants. Je pars donc à Perth. » Et le voilà rendu dans un pays qui n’a rien de commun avec celui des Bisounours. Première vinif’, première surprise. « La première fois que j’ai fait un assemblage en Australie, le propriétaire m’a demandé si j’étais assuré en m’expliquant que les raisins étaient bons et que le vin devra l’être après assemblage. Dans le cas contraire, il en allait de ma responsabilité quant à la vente, notamment. » Aïe. On est loin des pratiques françaises, l’artiste responsable du commerce, c’est du jamais vu, jamais conçu sous nos latitudes timides et respectueuses. Se colleter avec la réalité n’a d’intérêt que si on en tire d’intelligentes conclusions, ce qu’Olivier fera. Sa société prendra un tour différent, l’offre intègre une dimension commerciale, il se souvient de ce que Jean Guyon lui avait dit sans détour : « Faire du vin, c’est bien ; le vendre, c’est mieux. »
Ainsi, Le Faiseur de vin est aussi le Marchand de vin.
Pas mal et pas si fréquent. Ayant intégré toute la pyramide des métiers qui permettent de belles performances, il marque sa différence en étant le seul (ou l’un des rares) à intégrer le consommateur dans son approche de la vigne, du chai, du vin et de son prix. Du coup, il réduit le nombre de ses clients, une quinzaine aujourd’hui pour 25 étiquettes, pratique une prospection passionnelle à Long Island (« je suis sûr du terroir de cette île new-yorkaise ») et arpente les vignobles de sa pratique en Ukraine, en Espagne, en Australie et, bien sûr, en France. Quand on évoque son avenir, ça le fait rire, il est – ou se sent, c’est pareil – beaucoup trop jeune pour avoir ce genre de préoccupation. Il lâche quand même une manière de définition de son métier si mobile : « Le Faiseur de vin va devenir une sorte de cabinet de compétences avec en point central la production viticole, ses ramifications, ses métiers, répondre à des problématiques contemporaines. » Un cabinet de compétences ? Mais, c’est très moderne, ça. Il n’est pas douteux que les meilleurs de ses concurrents en fassent autant, mais là, le concept est préempté. Bien vu.

La photo : Mathieu Garçon

Cet article a été publié sous une forme et sous un titre différents
dans le numéro 3 de
ENMAGNUM.
Le numéro 4 est en vente chez votre marchand de journaux
depuis quelques jours, ne le ratez pas.


mardi 19 juillet 2016

Cet hermitage est le vin le plus cher du monde



Voilà ce que nous dit la maison iDealwine qui s’y connaît
en ventes aux enchères :
« Le classement mi-annuel 2016 marque un changement de taille dans le marché des enchères de vin : une bouteille d’hermitage La Chapelle 1961 de la maison Jaboulet a ravi la première place du classement au Domaine de la Romanée-Conti. Plusieurs acheteurs se sont disputé ce flacon d’exception qui a finalement été adjugé 13 320 euros pour le compte d’un amateur autrichien, soit 67 % de plus que sa cote iDealwine®. Cet hermitage offrait un pédigrée irréprochable : reconditionné récemment au domaine, il était accompagné d’un certificat d’authenticité. »
Ce qui place cette chapelle 61 au premier rang des vins les plus chers du monde.
C’est bien pour le marché (qui a besoin de relancer l’intérêt sur les locomotives), c’est sympa pour le producteur (Caroline Frey n’a pas fait le 1961, bien sûr, mais elle en est propriétaire et vient de signer une belle suite de millésimes de la-chapelle), ça fait briller les yeux des amateurs (ils en rêvent), tout est en ordre.

En lisant l’ensemble des performances des vins vendus via iDealwine, je me suis amusé à faire ça.
Pour le prix d’une seule bouteille de la-chapelle 61, j’aurai quoi ?
- 12 bouteilles de mouton-rothschild 2000 et 3 000 euros de monnaie,
- 4 hermitages 1995, cuvée Cathelin, Jean-Louis Chave,
- 5 chambertins 1955 du domaine Leroy.
Mais ce sont les pétrus (7 places) et romanée-conti (12 places) qui trustent 19 des 25 premières places du palmarès.
Les lignes bougent, mais à peine.

vendredi 15 juillet 2016

Mes magnums (14)
un hermitage

Gambert de Loche, hermitage 2013, Cave de Tain-l’Hermitage 
 


Ce qu’il fait là 
L’historique cave coopérative de Tain-L’Hermitage, au bord du Rhône, n’a jamais aussi bien travaillé que ces années-ci. Ce vin est issu de vignes qui appartiennent à la coopérative.

Pourquoi on l’aime
Parce que c’est une bonne approche des qualités produites sur la colline de l’Hermitage. Il y en a de bien supérieures à des prix assez explosifs. Commençons par le commencement.

Combien et combien
300 magnums. 136 euros le magnum, c’est retenu.

Avec qui, avec quoi 
Avec un ou deux amis chers pour un dîner solide et bien construit où ce vin tiendra toutes vos promesses. Pas vos promesses d’immensités, mais de plaisirs.

Il ressemble à quoi 
À un bon début, un tremplin vers les secrets de la colline. En même temps, il a beaucoup de temps devant lui.

La bonne heure du bonheur 
Un vin du soir, je trouve.

Le bug 
Un petit prix, ça fait encore peur à quelqu'un ?

Ce qu’en dit le Bettane+Desseauve 
Belle robe, ensemble très équilibré entre le corps, bien marqué, et une véritable finesse de texture, fin de bouche, plus complexe que tous les autres rouges de la cave, recommandé. 16,5/20




Ce texte a été publié sous une forme différente dans ENMAGNUM numéro 3 (le numéro 4 est en vente chez votre marchand de journaux). Il fait partie d'une série de dix "interviews de magnums".

Voici ENMAGNUM #04, en kiosque depuis quelques jours : 

 

mercredi 13 juillet 2016

Fricote #19 vient de paraître.

Vous le savez, Bon Vivant aime Fricote, le meilleur blog food de la presse papier.

Pour y aller de sa provoc' light, voilà leur numéro 19 :

FRICOTE #19 ON DRUGS

Voilà ce qu'ils disent :
"Fricote ne prohibe rien et est accroc à tout ce qui peut vous faire du bien : chacha, saucisse au poivre, biltong, soju, poulet tikka massala, cheese naan, fruits fermentés, pepperoni, quesadillas, choux-fleurs braisés, bacon, bloody mary, munster, chocolat cru, cuisson au feu de bois, péla, pastéis de nata, nootrope, yuzu, gomasio…"
On comprend pas forcément tout, mais ça a l'air sympa.


Avec une couv' pour enfoncer le vieux clou :


Après BonVivant (clic), Fricote aussi joue le déviant


Après, j'ai toujours dit que c'était une des plus belles maquettes de Paris :








Posons-nous la question, voilà la réponse :

Oui, c'est amusant


Passons aux choses sérieuses :

196 pages, ah quand même



Mes magnums (13)
un sauternes

Château Clos Haut-Peyraguey, premier grand cru classé de Sauternes 2013



Ce qu’il fait là 
Ce premier cru classé en 1855, récemment acquis par Bernard Magrez, produit 35 000 bouteilles vendues sans grande difficulté. C’est un modèle pour l’appellation ou un message ?

Pourquoi on l’aime 
Comme c’est beau, un magnum de sauternes dans une lumière douce. Et, oui, c’est un sauternes jeune. On peut l’attendre vingt ans, aussi. Mais là, si jeune, c’est éclatant.

Combien et combien 
300 magnums, 76 euros le magnum.

Avec qui, avec quoi 
De l’être aimé au plus cher ami, le casting est assez serré. Privilégiez aussi les gens curieux, le nez au vent, découvreurs.

Il ressemble à quoi 
Un long parcours. Ouvrez un magnum de clos-haut-peyraguey, buvez un verre ou deux, retour vers la porte du frigo sans bouchon. Et recommencez tous les soirs pendant trois semaines. Vous allez parcourir les sentiers les plus secrets du monde des arômes.

La bonne heure du bonheur 
Le vin d’après-dîner par excellence. Celui qui arrange tout, dénoue tout, laisse tout filer. Un vin de grande détente.

Le bug 
Vous n’en buvez pas assez.

Ce qu’en dit le Bettane+Desseauve 
Riche et crémeux, tout est en place pour un beau vieillissement. 17/20




Ce texte a été publié sous une forme différente dans ENMAGNUM numéro 3 (le numéro 4 est en vente chez votre marchand de journaux). Il fait partie d'une série de dix "interviews de magnums".

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mardi 12 juillet 2016

Mes magnums (12)
un condrieu

Les Chaillées de l’Enfer, condrieu 2014, Domaine George Vernay 



Ce qu’il fait là 
C’est Georges Vernay, président du syndicat de défense du condrieu pendant trente ans, qui a sauvé cette appellation. Sa fille Christine, aux commandes depuis bientôt vingt ans, a repris un flambeau d’une très grande qualité.

Pourquoi on l’aime 
Son nom vient des conditions de travail des journaliers dans cette parcelle, l’enfer. D’où l’on déduit que toute cette peine n’était pas donnée pour rien. Le vin est à la hauteur de la souffrance.

Combien et combien 
200 magnums. 145 euros le magnum.

Avec qui, avec quoi 
Des amateurs de bonne tenue. Ici aussi, le casting est difficile. C’est le cas typique du vin transversal qui ne lâche personne de l’apéritif à l’après-dîner. Ce n’est pas le moment de réclamer un coup de rouge.

Il ressemble à quoi 
Il faudrait sommer un poète de le dire, un musicien. Ce vin est une portée réservée à quelques virtuoses du palais. Pour un vin rare, ça tombe bien.

La bonne heure du bonheur 
Tout le temps, mais pas tout de suite. Laissez lui quelques années pour donner le meilleur.

Le bug 
Production microscopique.

Ce qu’en dit le Bettane+Desseauve 
Se dégustait plus ouvert et plus fruité que le coteau-de-vernon (autre production de la maison), même matière superbe et ensemble très cristallin, sur la violette. 16/20


Ce texte a été publié sous une forme différente dans ENMAGNUM numéro 3 (le numéro 4 est en vente chez votre marchand de journaux). Il fait partie d'une série de dix "interviews de magnums".

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lundi 11 juillet 2016

Peter Gago, l’homme qui fait Grange
au sud du sud

Ce Gallois arrivé tout petit en Australie dans les valises de ses parents y a construit une vie et une réussite. Il est le patron de l’œnologie du grand groupe Penfolds et l’auteur du brillant Grange, le grand vin australien.



Au moment où les vignobles de France, d’Italie, d’Espagne, s’apprêtent à vendanger le fruit du labeur de l’année, Peter Gago monte dans un gros avion aux soutes pleines de ses échantillons et vient porter sa bonne parole sur le Vieux continent.
Il vient raconter ce que nous ne connaissons pas, ce dont nous n’avons qu’une idée floue, les vins australiens, la douceur des collines de Koonunga, la qualité de la lumière du sud de l’île-continent. Il insiste toujours beaucoup sur la lumière australe, comme un facteur de maturité des raisins que nous n’imaginons pas du tout. Il a les yeux qui brillent et on comprend tout l’amour qu’il porte à ce pays si lointain pour nous.
Mais nous, nous avons des chiffres à lui opposer, les milliers d’hectares de vignes qui sont sous sa responsabilité, les millions de caisses qui sortent chaque année de ses chais, dans toute la gamme des qualités, en rouge, en blanc et, surprise, en vins fortifiés à la manière des portos et des vins doux naturels du Midi. Pas de rosé pour l’instant. Nous, les adeptes ordinaires du small is beautiful, avons toujours un peu de mal à admettre les qualités des très grands vignobles vite suspects de toutes les vilenies et, donc, du mal à comprendre le discours de ce type charmant.
Charmeur ? Oui, aussi, sans doute. Ça fait partie du job. Brand ambassador des grands vignobles Penfold’s ? Non, un patron de l’œnologie d’une importante entreprise viticole de très ancienne implantation. Il passe la première moitié de l’année à s’assurer qu’il met de beaux vins en élevage et, une fois le millésime garanti, il passe les six mois suivants à voyager à travers le petit monde des amateurs de Grange. Un type avec des convictions et l’envie de les partager.

Nous sommes en 1844. Un docteur Christopher Penfold émigrait d’Angleterre vers l’Australie avec quelques cépages acquis auprès de viticulteurs français et installait son entreprise dans son cottage baptisé The Grange en souvenir de la maison familiale du Northumberland. C’est le début d’une histoire qui n’a jamais ralenti.
Évidemment, si Peter Gago attache une importance certaine à l’ensemble des vins qu’il produit, le navire-amiral, le porte-drapeau, c’est Grange. Un grand cru australien. Parmi d’autres ? « Oui, bien sûr. L’Australie compte plusieurs très grands vins. » Peter Gago est net, son Grange compte des concurrents et pas seulement dans l’hémisphère nord. Mais la position de ce cru n’est discutée par personne, c’est l’icône australienne au point que le South Australian National Trust l’a classé parmi ses monuments historiques, un heritage, en anglais dans le texte. Sa renommée a largement franchi l’équateur et le Wall Street Journal a commenté cette réussite en disant : « Les amoureux du vin se souviennent de leur premier Grange comme ils se souviennent de leur premier baiser. » Peter Gago n’est pas l’inventeur de Grange, il en a hérité. La cuvée fut créée avec le millésime 1951 et connut quelques déboires avec les patrons de la maison qui ne trouvaient pas le vin très bon. Très vite, tout s’arrangea et le millésime 1955 a permis à Grange de devenir ce qu’il est. Pour pousser l’excellence un peu plus loin et, singulièrement, un peu plus loin que d’autres belles marques de vin, Penfolds crée un service de rebouchage gratuit destiné à tous les propriétaires de bouteilles de Grange de 15 ans et plus, le Penfolds Re-Corking Clinic. Excellente façon de convaincre les amateurs du potentiel de longévité d’un Grange. Peter Gago, entré chez Penfolds à la fin des années 80 est devenu Chief Winemaker en 2002. Quatrième gardien du temple Grange, il s’y consacre à sa manière. Si l’idée de conserver à Grange un style qui lui soit propre est bien ancré dans l’esprit de chacun chez Penfolds, Peter Gago a, dès son arrivée, monté le niveau d’exigence un peu plus loin en même temps qu’il entreprenait un grand programme d’explication de ses vins. Ces qualités d’orateur, son énergie, son charisme ont fait le reste et il n’y a pas un marché aujourd’hui qui peut se passer de lui.

Dernière chose. Nous avons pu lire dans un grand quotidien du matin sous la plume d’un garçon pourtant sérieux et documenté que Peter Gago ressemblait à Lou Reed. Mais non, voyons, Peter Gago, c’est Hugh Grant.

Les meilleurs millésimes de Grange 
Si vous tombez sur l’un ou l’autre des ces millésimes de Grange, n’hésitez pas :
1952, 53, 55,
1962, 63,
1971, 76, 78,
1983, 86,
1990, 91, 96, 98,
2004, 08,
2010. Et 2012 arrive.

La photo : Mathieu Garçon

Ce texte a été publié dans ENMAGNUM n°2 sous une forme différente.

mercredi 6 juillet 2016

Mes magnums (11)
un châteauneuf-du-pape

Les Arpents des Contrebandiers, chateauneuf-du-pape 2013, Mas Saint-Louis 



Ce qu’il fait là 
Un beau châteauneuf-du-pape en magnum, c’est toujours un grand moment. Dans dix ans, certes, mais la patience est la mère de toutes les vertus.

Pourquoi on l’aime 
Parce qu’il aura fallu attendre que le Bettane+Desseauve le distingue (révélation de l’année en 2015) pour qu’il sorte d’un long anonymat. Ce n’est que justice et nous souhaitons saluer la qualité des vins de la famille Geniest, aux commandes depuis 1890.

Combien et combien 
150 magnums. 45 euros le magnum, raisonnable.

Avec qui, avec quoi 
Avec des curieux de tout ce qui est bon, de ceux qui expérimentent sans fin, histoire qu’ils se posent un instant. Au bureau, on en a tous acheté.

Il ressemble à quoi 
Assemblez ces trois mots : naturel, souplesse, fraîcheur. Un vin à boire, en somme.

La bonne heure du bonheur 
En toutes circonstances, un partenaire jovial des gastronomies les plus diverses.

Le bug
Des contrebandiers dans mon verre ?

Ce qu’en dit le Bettane+Desseauve 
Floral et subtil au nez, trompeusement facile car il y a de la sève, tannin fin, vin de connaisseur. 15,5/20


Ce texte a été publié sous une forme différente dans ENMAGNUM numéro 3 (le numéro 4 est en vente chez votre marchand de journaux). Il fait partie d'une série de dix "interviews de magnums".

Voici ENMAGNUM #04, en kiosque depuis la semaine dernière : 




 

mardi 5 juillet 2016

« Je mets le champagne infiniment au-dessus de toutes les drogues »


Voilà ce que dit Amélie Nothomb à Charles Philipponnat. L’auteur de Hygiène de l’assassin et l’auteur du clos-des-goisses 2006 enfin réunis chez Taillevent pour une conversation finement croisée. Deux visions inspirées du champagne par deux beaux esprits qui élèvent les bulles au rang du rêve, de la poésie, de l’objet d’art enfant du génie éclairé de la civilisation des Lumières. C’est notre ami Jean-Luc Barde qui a préparé cette rencontre au sommet.



Vos deux vies sont accompagnées, traversées par le champagne, pourquoi, comment ?
Amélie Nothomb : Je suis une enfant d’ambassade. Je suis née quand mon père était consul de Belgique au Japon. Dans toutes les ambassades de la terre, l’eau c’est le champagne et le fournisseur de la Belgique était à l’époque Laurent-Perrier, il y a pire. Mes parents recevaient mille personnes par mois. Je n’étais pas invitée à ces réceptions, mais je n’en étais pas exclue. Petite, je passais à quatre pattes au milieu des gens, personne ne me chassait, ne me parlait, je faisais partie des meubles et j’avais remarqué que les adultes buvaient quelque chose de très intéressant. à l’âge de deux ans et demi, j’ai saisi une flûte et j’ai bu ce qu’il en restait. Je ne savais pas ce que c’était, mais ça m’a enchantée. C’est là qu’a commencé une longue carrière de finisseuse de flûtes qui a bercé mon enfance. Je ne le faisais pas en cachette, ça n’était pas mal vu. Très vite le contrat avec mes parents fut ainsi : « Ma fille, du moment que tu es la première de la classe, tu fais ce que tu veux. » Je pense que j’y ai souscrit pour pouvoir continuer à boire au cours des réceptions, de manière aussi discutable et si peu discutée.
Charles Philipponnat : Mais à deux ans et demi, au bout de trois coupes, vous deviez sombrer dans l’inconscience.
A. N. : En l’occurrence j’étais déjà à quatre pattes. Très vite, j’ai eu une pratique certaine de l’ivresse. Comme Obélix, je suis tombée dedans quand j’étais petite !
C. P. : Mon père faisait du champagne, mon grand-père faisait du champagne, on peut ainsi remonter sur seize générations, jusqu’à un ancêtre suisse venu de la Gruyère. C’était un garde suisse sous François 1er, au moment où les compagnies suisses furent débandées pendant les guerres d’Italie. Certains vinrent s’installer en Champagne. Mon père était le chef de cave de Moët et Chandon et Dom Pérignon.
A. N. : Magnifique.
C. P. : Par la suite, j’ai été rattrapé par la généalogie et suis venu m’occuper de la maison Philipponnat. Il y a un parallèle amusant avec votre histoire. J’étais un peu plus âgé qu’à vos « débuts », lors des mariages, après quelques flûtes chapardées, je pouvais être hors de contrôle. Mes parents n’appréciaient guère cette pratique. Un jour, j’entraînais une jeune fille dans mon « vice » dans l’espoir de la séduire. La manœuvre eut quelque succès, au rebours de ce que j’espérais : elle fut très malade et dut aller se coucher. Je l’ai rencontrée il y a peu chez un ami et j’ai découvert à cette occasion que j’avais commis le plus grand crime de ma vie. M’ayant reconnu, elle m’a fait prendre la mesure de l’étendue de mon forfait en me confiant que depuis, elle n’avait plus jamais bu de vin. C’est mon plus grand déshonneur.
A. N. : C’est une erreur de casting, avec moi c’eût été un triomphe.

à qui appartient la maison Philipponnat ?
C. P. : Cette maison avait été créée par mon grand-père et son frère en 1910. Elle a ensuite fusionné avec Gosset dans les années 70, Albert Gosset souhaitait faire un grand pôle du pinot noir entre Aÿ et Mareuil. à la mort de son fils, il a tout bazardé, les deux marques sont passées dans les mains d’un fond d’investissement, puis de Marie-Brizard. Après leur propre débâcle, Philipponnat fut repris par le groupe Boizel Chanoine Champagne créé par Bruno Paillard. Il m’a demandé de m’en occuper, puisque j’étais Champenois et portait le nom de la marque, mais au-delà d’une mission d’ambassadeur. J’ai la responsabilité des décisions qui concernent Philipponnat, j’ai les mains libres.



Quel place le champagne tient-il dans votre œuvre ? 
A. N. : Une place colossale. Il est à la fois la condition, le but, le ton, le Graal, la récompense, le réconfort. L’essentiel de mes droits d’auteur est dépensé pour l’achat de belles bouteilles. Cependant je n’écris pas sous l’effet du champagne, j’ai essayé, ça ne donne rien. Pour écrire ces petits livres de rien du tout il faut un contrôle absolu. J’ai une grande règle, jamais de champagne avant midi. Tout ce qui tient lieu d’écriture se déroule avant. Un jour sur deux je m’autorise le champagne, aujourd’hui est un jour sublime, alléluia !
C. P. : Merci.

Vous avez fait du champagne un personnage de vos livres.
A. N. : Il est très souvent l’assassin, l’arme du crime. Laissez-moi être prétentieuse et croire que le champagne est le style de mon écriture. J’aimerais qu’elle soit aussi légère, gracieuse et élégante que lui.

La littérature joue-t-elle un rôle dans la vie de l’homme qui signe le champagne Philipponnat ?
C. P. : Le champagne fait voyager. Au cours de mes déplacements, il m’arrive de coucher mes impressions sur des petits carnets, mais je ne suis pas écrivain. J’ai gardé de mes études un goût prononcé pour la littérature et pour les classiques, les auteurs antiques. En langue française, outre vos livres dont j’avais lu certains avant de savoir que nous nous rencontrerions, les auteurs du XIXe siècle m’attirent. La littérature anglaise aussi, Thomas Hardy.
A. N. : J’en suis folle.
C. P. : Pour écrire, il faut de l’assiduité. Dans cette matière, je n’en ai pas, je n’ai pas cette force, cette obligation intime.
A. N. : Je vous adore mais il faut que je me concentre sur ce que je bois. Qu’est-ce que le Clos des Goisses ?
C. P. : C’est une montagne mythique.
A. N. : C’est le mont Fuji du champagne ?
C. P. : C’est le mont Analogue (roman de René Daumal, ndlr).
A. N. : Encore mieux.
C. P. : C’est un coteau plein sud à 45 % de pente qui fait des vins très intenses, extrêmement minéraux car ils naissent sur la craie pure.
A. N. : Excellent. Quel beau métier vous faites !
C. P. : Pour revenir aux éventuels rapports de « l’écriture » d’un champagne avec la littérature, j’ai toujours imaginé l’assemblage, la composition, comme une structure, une construction, une architecture. Les voûtes tiennent parce que les forces s’opposent, il y a le goût, la qualité aromatique, l’acidité, tous éléments qui viennent se rejoindre et s’équilibrent. Plus le champagne est beau, plus la voûte s’élève. On pourrait faire une analogie littéraire, c’est alors une phrase qui se déroule, un roman qui se déploie de chapitre en chapitre.

Considérez-vous que le champagne est une œuvre d’art ?
A. N. : Bien évidemment. En écoutant Charles, je songeais à cette phrase de Goethe qui disait : « La musique c’est de l’architecture figée ». Au fond, le champagne c’est de l’architecture pétillante. Quand on bu un grand champagne dans les meilleures conditions, le souvenir est aussi grand que d’avoir lu Proust. Bien sûr que c’est une œuvre, elle vous change, vous n’êtes plus la même personne après, vous en devenez plus raffiné.

Quelles sont ces conditions optimales pour goûter un champagne ?
A. N. : La meilleur façon c’est d’avoir jeûné toute la journée jusqu’à 18 h, être pantelant de faim et de soif et si possible de désir, c’est encore mieux, bref, abstinent de tout sauf de travail. Alors, brusquement tout bascule, on rompt le jeûne absolu avec un très, très bon champagne, de préférence dans la compagnie la plus espérée, l’amour fou, je prends le scénario idéal. Comment s’élever mieux ?

Vous affirmez aussi qu’il doit être bu vite.
A. N. : Je suis une barbare, je suis Belge et je l’assume. L’un des bonheurs du champagne, c’est la bulle et ce qui la rend si touchante, c’est cette éphémère durée de vie, je la cueille donc à sa naissance et je bois vite, avec un très grand plaisir tout en savourant. La bouteille est là, pourquoi attendre ? Il se pourrait qu’il y en ait une seconde. J’aime cette phrase merveilleuse de Churchill qui dit du magnum qu’il est la parfaite ration de champagne pour deux gentlemen, surtout si l’un des deux ne boit pas.
C. P. : Savez-vous quelle était, au premier siècle de notre ère, la capitale de la Gaule-Belgique ?
A. N. : Non.
C. P. : C’était Reims.
A. N. : Oh, quelle belle époque.
C. P. : Il y avait chez les Romains deux Belgique : la Belgique première et la Belgique seconde. La capitale de la première était donc Reims. Au sens romain, nous sommes Belges.
A. N. : Tout s’explique, c’est pour ça que vous êtes si bien.
C. P. : La manière que vous préconisez, cette abstinence n’est que la préparation du péché.
A. N. : Je suis une grande pécheresse, ce jeûne conduit très vite à l’ivresse, celle du champagne fait partie du plaisir, bien sûr.
C. P. : C’est la grande supériorité de la religion catholique, cette conscience du péché. (rires)
A. N. : Je suis allée très loin dans l’ivresse, avec des vins beaucoup moins nobles que ceux que nous buvons aujourd’hui, jusqu’à faire des duels d’alcool que d’ailleurs j’ai tous perdus, notamment il y deux ans avec Yann Queffelec. C’était une idiotie profonde, j’ai eu mon premier black-out de mémoire. Nous étions au bord du lac d’Annecy, je me suis réveillée pour écrire - car le mécanisme est acquis, j’étais nue avec mes chaussures pleines d’eau, ce qui suppose que je suis allée me baigner nue en gardant mes chaussures. Assez causé, qu’est-ce qu’on boit ?
C. P. : Cuvée Le Léon, issue d’un lieu dit entre Ay et Dizy qui s’appelle “Le Léon”. La tradition veut que le pape Léon X en fut le propriétaire. C’est un terroir très crayeux, encore plus ferme que celui du Clos des Goisses, avec souvent le caractère des épices, ici poivre gris, poivre blanc, et un fruit très frais.
A. N. : Je suis désolée de n’être pas technique, ce vin est merveilleux, c’est la joie de vivre, quel bonheur.
C. P. : Il y a du tranchant.
A. N. : Ca fait partie du palpitant de la vie. Je ne suis pas tout à fait normale, quand c’est trop gentil, trop souriant ça ne me fait pas plaisir.
C. P. : En toute fin, ça sent la lame de couteau, l’acier blanc, le sang. Si vous vous mordez la langue vous sentirez ce goût salé.
A. N. : C’est pas possible, on s’est rencontrés dans une vie antérieure. Il y a ici la magie d’un de mes tours préférés, celui d’un magicien qui avalait une quarantaine de lames de rasoir, une prise de risque majeure, comme le dit Michel Leiris dans De la littérature considérée comme une tauromachie où le sens du risque dans l’écriture est rétabli. Malheureusement, c’est une métaphore, le seul risque que j’encours c’est que l’on me dise que mon livre est nul.
C. P. : Tous les gens qui essayent de faire quelque chose de leur vie se mettent au risque du ratage.
A. N. : Oui, mais risquer son corps tout de même, c’est le point extrême, c’est notre rêve.

Quand on fait œuvre, on doute ?
A. N. : C’est épouvantable.
C. P. : à l’instant où l’on goûte les premiers jus, on est pas sûr, mais je n’appliquerais pas le mot de doute à cette incertitude. Le doute est matière philosophique, plus élevée que la question de savoir si son vin sera bon. Je ne fais fermenter que du jus de raisin. Là, il n’y a pas de place pour l’angoisse, le doute. Je le pense sincèrement, tout le travail est de veiller au moindre détail, déployer tous les efforts pour tendre vers un progrès continu pour aller au plus près de la perfection, l’impossible Graal en ce monde. Peut-être faut-il mourir pour l’atteindre.
A. N. : Un champagne d’outre-tombe ce doit être grandiose, il faudrait revenir pour le dire.

La question du style et de l’être n’est-elle pas au cœur de la création, d’un champagne, d’un texte ?
A. N. : C’est certain. Mais je ne vis pas le processus de la même manière que Charles, c’est là que nous voyons que nous ne faisons pas la même chose. Je n’ai pas de terre, je n’ai que moi, vous voyez le pauvre terroir que je suis ! Ce que j’adore chez vous, chose rare chez les Champenois qui portent une marque, c’est la parfaite connaissance de vos sols, de vos raisins, la pratique de chacune des étapes qui font naître vos champagnes.
C. P. : Je suis un peu hybride. Historiquement, le champagne a été créé par des gens qui ne sont pas des viticulteurs. Ils achètent les raisins, les vinifient et écrivent leur phrase, élèvent leurs voûtes. La notoriété, l’image des grandes maisons de Champagne ne sont pas liées à un terroir particulier. De l’autre côté, il y a les viticulteurs attachés à une terre qui vendent leur raisins aux premiers. Et puis, il y a des petites maisons comme nous. à l’origine, ce sont des viticulteurs un peu plus développés, plus riches que les autres, qui se sont transformés en maisons. Mes ancêtres étaient vignerons, puis sont devenus commerçants. Nous sommes restés entre les deux, des assembleurs très ancrés dans le terroir. Je connais mes parcelles, avec mes pieds d’abord, et je connais celles des gens qui nous vendent leur raisin, je sais qui ils sont.
A. N. : Quel équilibre idéal que le vôtre. Je vous assure que ma terre est source d’angoisse considérable, si ça n’est pas le doute, ne sous-estimez pas mon angoisse. Ces petites choses que sont mes livres, qui semblent faciles à faire, à mon degré elles sont d’une extrême difficulté. Je sais très bien quelle émotion je cherche à atteindre, quel son je veux produire. Ma matière première ce sont des émotions ténues, l’amitié, l’amour, tel souvenir, je ne suis pas un grand écrivain qui s’attaque aux grands sujets, j’écris sur l’intime, l’infiniment ténu de l’émotion.

« Le champagne est un moyen d’effusion, le seul dont je dispose pour que s’accomplisse la magnifique phrase de la Bible… 
A. N. : …C’est par l’abondance du cœur que la bouche parle. » Oui, je suis très contente d’avoir dit ça un jour. Je veux croire que je suis un tout petit peu sympathique, sans doute suis-je dopée par votre champagne, une merveille absolue. Sans cela, je suis à peine fréquentable. Seul le champagne me sort de mon quasi autisme et me permet d’être avec vous et mes contemporains. Mais quel est ce rêve de rosé ?
C. P. : Clos-des-goisses Juste rosé 2005. C’est un champagne qui n’a pas subi un complet assassinat, il n’est pas assemblé à du vin rouge, c’est un rosé de saignée.
A. N. : Encore le sang.
C. P. : Oui, on l’a saigné. Pendant que l’on faisait du vin rouge, on a vidé une partie de la cuve et cela donne du rosé que l’on a assemblé à du vin blanc du Clos. Avec le reste de la cuve on a achevé le vin rouge, on est allé jusqu’au sang. Celui-là s’est arrêté au premier sang, un peu comme dans un duel.
A. N. : Que c’est beau !
C. P. : Cette manière permet d’avoir du goût sans la puissance des tannins durs que l’on a parfois en champagne avec les vins rouges. C’est notre style qui allie subtilité des arômes, droiture et fraîcheur. On peut en boire plusieurs bouteilles sans faillir ni défaillir.
A. N. : Voilà, le style. Le Graal pour moi c’est écrire comme du champagne.

L’amour est au cœur du champagne ?
A. N. : Jamais je ne boirai sans être amoureuse.
C. P. : Jamais pour oublier ?
A. N. : Non, c’est trop horrible. Oui, je suis toujours amoureuse d’un être humain. On en est encore là. (rires)
C. P. : On peut aussi aimer la bonne chère, je peux boire pour un autre amour, celui de la vie. Thomas Mann évoque dans un texte « sonore » la vitalité sourde qui existe dans une bouteille de champagne déposée dans l’ombre d’une cave et soudain sort au grand jour et explose dans la joie.

Le champagne est un vin récent, « moderne ». à quelques exceptions près, il est déconnecté de la religion et de son rituel, serait-ce un vin païen ?
C. P. : Les rois étaient sacrés à Reims, mais au vin tranquille. Charles X a-t-il été sacré au champagne, je l’ignore. Le champagne naît, en temps que produit social de consommation, dans la haute aristocratie, sous la Régence qui est une période de licence. Il était présent en très petite quantité, fort coûteux et réservé à une élite libertine. C’est pour cela que le champagne est pécheur dans toute son acception. Jusqu’au XIXe siècle, le champagne était bu dans les « petites maisons » et dans celles qui leur succédèrent, les maisons closes. Les gens bien élevés n’en buvaient pas, il était associé à la débauche et aux filles de joie. Pour autant le champagne n’est pas païen, il est une transgression catholique, il est fait par l’homme pour l’homme. S’il est laïc, c’est au sens neutre du terme, pas au sens militant bien sûr. La période de naissance du champagne signe son caractère, il est un vin des Lumières.
A. N. : Je pense que c’est un vin qui dépasse les questions de religion. J’ai été éduquée dans une famille catholique, on pourrait donc penser que mon vin préféré procède de ce parcours. Il se trouve que j’ai expérimenté, avec l’aide d’Indiens chamans dans la forêt amazonienne en 2012, l’ayahuasca qui est une liane comme la vigne, mais la comparaison s’arrête là. Si je vous dis que le LSD est l’équivalent de la Comtesse de Ségur comparé à Houellebecq, vous avez une idée de ce qu’est ce breuvage de macération effroyablement dégueulasse, une horreur, mais dont l’effet dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Au cours des sept cérémonies, j’ai eu le privilège de recevoir un grand broc bien plein d’un liquide visqueux quand d’autres se voyaient administrer un dé à coudre. Vous rencontrez alors la divinité, elle vous parle, dresse votre portrait, vous fait vivre la puissance d’une forte expérience. En suite de quoi, vous vous souvenez de tout. On est dans un état supérieur de conscience, le temps est aboli, chaque nuit dure dix mille ans de transes, vous voyez l’invisible, vous voyez les esprits réellement. Eh bien, malgré cela, je mets le champagne infiniment au-dessus de toutes les drogues.

Le champagne est une drogue ?
A. N. : Bien sûr, pour moi ç’en est une. Bien plus belle et plus agréable que les autres. Quand au sortir de ces nuits j’atterrissais dans l‘aube amazonienne, c’est le champagne que je désirais profondément, intensément. J’aurais alors donné ma vie pour du champagne.
C. P. : En Occident, au cours des fêtes, l’alcool est la seule drogue licite. Si elle est liée au plaisir du goût, elle devient une chose merveilleuse qui réunit la civilisation et l’ivresse douce, élégante qui laisse le sujet intègre.

Il y a eu une « querelle du luxe » au XVIIIe siècle. Il fut considéré alors par les économistes comme producteur de richesse partagée. Alors le champagne, c’est du luxe ou c’est pas du luxe ?
A. N. : C’est le luxe des âmes bien nées, celles qui en ont le plus besoin. On les rencontre partout, ça n’est pas une marque d’appartenance sociale, ça traverse les classes.
C. P. : Aujourd’hui, le luxe évoque ce qui est cher, beau à regarder, du marketing de produits à prix élevés. Je n’aime guère cette définition. Ce que j’appellerais le vrai luxe, c’est tout simplement la qualité, les belles choses, le sur-mesure, l’artisanal pur, le vin fait à chaque millésime de façon précise, impossible à répéter, unique.

Jean-Louis Dumas, de la maison Hermès, dit que le luxe c’est ce qui se répare.
A. N. : Magnifique ! C’est en-effet ce qui laisse la place au rapport de personne à personne, pas un truc fait à la chaîne. Avoir en face de soi quelqu’un à qui l’on peut faire un reproche ou adresser un compliment pour le travail accompli et que ça ait un sens. Féliciter Apple pour son dernier téléphone, ça n’en a aucun.
C. P. : Je me fais l’avocat du diable, mais la diffusion d’un livre à des milliers d’exemplaires, cela enlève-t-il de l’unicité au texte ?
A. N. : Non, il reste l’œuvre d’un être humain et d’un seul. Je pense que plus un texte est reproduit et lu, plus il est préservé. Regardez la Bible ! Le luxe c’est aussi le clos- des-goisses 2005. (rires)
C. P. : Après le rosé, dont il n’y a que 2 500 bouteilles, que j’ai voulu sur l’agneau, voici le blanc dans le même millésime qui, paradoxalement, est plus riche pour affronter la puissance du langres. Nous en avons fait 20 000 bouteilles. Nous avons peu de collectionneurs, les gens qui nous boivent sont des amateurs, nous avons des amants. On pourrait aussi se poser la question de l’unicité d’un vin quand il est bu par mille amants.
A. N. : En mystique pure, Dieu peut accorder les plus belles jouissances à toutes ses créatures, sans être moins Dieu et sans que le plaisir qu’il donne en soit affadi.

Le génie du champagne, c’est le commerce ?
C. P. : Le champagne a été développé par les marchands. Aujourd’hui, on assiste a une sorte de transformation un peu bourguignonne. On s’est longtemps concentré sur les attributs émotionnels, imaginaires, oniriques du champagne. Depuis une dizaine d’années, on revient vers la qualité intrinsèque, celle qui fonde réellement l’émotion. Quand en 1930 on buvait les marques Moët et Chandon ou Veuve Clicquot, on buvait quelque chose qui, aujourd’hui, ne passerait pas nos gosiers. Parce que c’était parfois juste du vin qu’on avait fait mousser. Quand il était bon, tant mieux, quand il ne l’était pas, tant pis, les gens le buvaient sans y penser. Depuis, on a augmenté notre conscience du plaisir. Pour ma part, je ne suis pas dans le glamour, la promotion du luxe apparent, je suis beaucoup plus soucieux de faire savoir que le vin est bon, cause première du plaisir. Je ne veux pas que l’on dise que Philipponnat est une marque prestigieuse, inaccessible. Je la veux partagée.
A. N. :: Vous voulez être l’Amélie Nothomb des champagnes, c’est ça ? (rires)
CP : Oui, voilà. Vous voulez que vos lecteurs vous aiment, eh bien je veux que mes buveurs m’aiment.
A. N. : Avec mes lecteurs, c’est un amour totalement partagé. J’éprouve la même curiosité pour eux qu’ils manifestent d’intérêt pour moi. Je reçois quarante lettres par jour et je réponds à tout ceux qui le méritent soit 95 % du courrier. J’écris à la main à chacun.

Existe-t-il une communauté comparable d’amateurs de Philipponnat ?
C. P. : Nous recevons des lettres d’admirateurs et les réseaux sociaux ont multiplié la correspondance. Nous avons une page Facebook où les gens nous disent des choses. J’ai une page personnelle où les gens témoignent leur affection. Comme on dit dans les réacteurs nucléaires, c’est le cœur !

Le champagne est mondialement partagé, pourquoi avoir voulu le rendre universel avec ce classement au patrimoine mondial de l’Unesco ?
A. N. : Encore une fois, avec le champagne, le rapport personnel demeure à l’opposé des objets manufacturés mondialisés. Avec l’universel on peut tomber dans l’oubli pendant 10 000 ans, ça c’est vu par exemple avec les peintures des grottes ou des textes gravés et redécouverts. La beauté et l’émotion en sont intactes. Le critère de l’universel, c’est l’éternité.
C. P. : Le vin est présent dans la Bible et même dans le Coran. Le mondialisé c’est de l’économie, c’est juste de la diffusion. Cette notion n’est pas incompatible avec l’universel, mais s’ajoute ici quelque chose de l’œuvre de l’esprit des hommes, de l’authentique et de la beauté qui s’y attachent. Le champagne en fait-il partie ? Oui, à fortiori quand une grande femme de lettres en parle.

Propos recueillis par Jean-Luc Barde

Entretien réalisé au restaurant Le Taillevent à Paris, avec la complicité inspirée de son équipe.

Photos Mathieu Garçon
Les vins
Ce jour-là, les vins de la maison Philipponnat ont accompagné le déjeuner
Mareuil-sur-Aÿ, extra brut 2006
Le Léon, Aÿ grand cru, extra brut 2006
Clos des Goisses, Juste rosé brut 2005
Clos des Goisses, brut 2005
Marc de champagne blanc du Clos des Goisses

Deux biographies
Amélie Nothomb 
Née le 9 juillet 1966 à Etterbeek, Bruxelles. 
Premier roman, Hygiène de l’assassin, en 1992, Prix René Fallet, Prix Alain Fournier.
Stupeur et Tremblements en 1999, Grand prix du roman de l’Académie française.
Dernier roman paru, Le crime du comte de Neuville, en 2015
Toute son œuvre est publiée chez Albin Michel
Charles Philipponnat
Né le 9 novembre 1962 à Epernay d’un père chef de caves et d’une mère bouchonnière. Sciences-Po Paris, droit et Insead. Début de carrière chez Moët & Chandon, chargé des relations avec le vignoble à la direction œnologique puis à la direction générale. Après quatre ans en Argentine, rejoint et dirige Philipponnat depuis février 2000.


Ce texte a été publié sous une autre forme et sous un autre titre dans le supplément Vin du Journal du Dimanche du 19 juin 2016